dimanche 22 juillet 2018

Le roi de fer - 2ème partie - ch 12 - Le chevaucheur du crépuscule


XII
LE CHEVAUCHEUR DU CRÉPUSCULE

  Cependant que le sang des frères d’Aunay séchait sur la terre jaune de la place du Martroy où les chiens venaient renifler en grognant, Maubuisson sortait lentement du drame. Les trois fils du roi restèrent invisibles pendant tout le jour. Personne ne leur fit visite, hors les gentilshommes attachés à leur service. 
  Mahaut avait tenté vainement d’être reçue par Philippe le Bel. Nogaret vint lui déclarer que le roi travaillait et souhaitait n’être pas troublé. « C’est lui, c’est ce dogue, pensa Mahaut, qui a tout machiné et qui maintenant m’empêche d’arriver à son maître. » Tout persuadait à la comtesse de voir dans le garde des Sceaux le principal artisan de la perte de ses filles et de sa disgrâce personnelle. 
  — À la pitié de Dieu, messire de Nogaret, à la pitié de Dieu ! lui dit-elle d’un ton de menace, avant de remonter en litière pour regagner Paris. D’autres passions, d’autres intérêts s’agitaient à Maubuisson. Les familiers des princesses exilées cherchaient à renouer les fils invisibles de la puissance et de l’intrigue, fût-ce en reniant les amitiés dont la veille ils se paraient. Les navettes de la peur, de la vanité et de l’ambition s’étaient mises en marche pour retisser, sur un nouveau dessin, la toile brutalement déchirée. 
  Robert d’Artois avait l’habileté de ne pas afficher son triomphe ; il attendait d’en récolter les fruits. Mais déjà les égards qu’on avait d’ordinaire pour le clan de Bourgogne se déplaçaient vers lui. Le soir, il fut convié au souper du roi ; et l’on vit bien à cela qu’il remontait en faveur. Petit souper, presque souper de deuil, et qui réunissait seulement les frères de Philippe le Bel, sa fille, Marigny, Nogaret et Bouville. Le silence pesait dans la salle étroite et longue où le repas était servi. Charles de Valois lui-même se taisait ; et le lévrier Lombard, comme s’il ressentait la gêne des convives, avait quitté les pieds de son maître pour aller s’allonger devant la cheminée. Robert d’Artois cherchait avec insistance à rencontrer les yeux d’Isabelle ; mais celle-ci mettait la même persévérance à dérober son regard. Elle ne voulait donner aucun signe à son géant cousin, ayant avec lui pourchassé des passions coupables, d’être accessible aux mêmes tentations. Elle n’acceptait de complicité que dans la justice. « L’amour n’est pas mon lot, se disait-elle. Je m’y dois résigner. » Mais il lui fallait s’avouer qu’elle se résignait mal. 
  Au moment où les écuyers, entre deux services, changeaient les tranches de pain, lady Mortimer entra, portant le petit prince Edouard, pour qu’il donnât à sa mère le baiser de bonsoir. 
  — Madame de Joinville, dit le roi en appelant lady Mortimer par son nom de naissance, approchez-moi mon seul petit-fils. Les assistants notèrent la façon dont il avait prononcé le mot « seul ». Philippe le Bel prit l’enfant et le tint un grand moment devant ses yeux, étudiant ce petit visage innocent, rond et rosé, où les fossettes marquaient des ombres. De qui montrerait-il les traits et la nature ? De son père, changeant, influençable et débauché, ou de sa mère Isabelle ? « Pour l’honneur de mon sang, pensait le roi, j’aimerais que tu sois à la semblance de ta mère ; mais pour le bonheur de la France, fasse le Ciel que tu sois seulement le fils de ton faible père ! » 
  Car les questions successorales se posaient forcément à lui. Qu’arriverait-il si un prince d’Angleterre se trouvait un jour en position de réclamer le trône de France ? 
  — Edouard ! Souriez à Sire votre grand-père, dit Isabelle. Le petit prince ne paraissait avoir aucune peur du regard loyal. Soudain, avançant son poing minuscule, il le plongea dans les cheveux dorés du souverain, et tira sur une mèche qui bouclait. Ce fut Philippe le Bel qui sourit. Alors, il y eut chez tous les convives un soupir de soulagement ; chacun s’empressa de rire, et l’on osa enfin parler. 
  Le repas achevé, le roi congédia ses hôtes, à l’exception de Marigny et de Nogaret. Il vint s’asseoir près de la cheminée, et fut un grand moment sans rien dire. Ses conseillers respectèrent son silence. 
  — Les chiens sont créatures de Dieu. Mais ont-ils conscience de Dieu ? demanda-t-il subitement. 
  — Sire, répondit Nogaret, nous savons beaucoup des hommes parce que nous sommes hommes nous-mêmes ; mais nous connaissons bien peu du reste de la nature…
  Philippe le Bel se tut à nouveau, interrogeant les yeux fauves cernés de noir du grand lévrier allongé devant lui, le museau sur les pattes. Le chien battait par instants des paupières ; le roi pas. Comme il arrive souvent aux hommes de pouvoir, lorsqu’ils viennent d’assumer de tragiques responsabilités, le roi Philippe méditait autour de problèmes universels et vagues, quêtant dans l’invisible la certitude d’un ordre où s’inscrivissent sans erreur sa vie et ses actions.                           
  Enfin, il se redressa et dit : 
  — Enguerrand, je pense que nous avons bien jugé. Mais où va le royaume ? Mes fils n’ont point d’héritiers. 
  Marigny répondit : 
  — Ils en auront s’ils reprennent femme, Sire. 
  — Ils ont femme devant Dieu.
  — Dieu peut les en délivrer. 
  — Dieu n’obéit pas aux seigneurs de la terre. 
  — Le pape peut délier, dit Marigny. 
  Le regard du roi se tourna vers Nogaret. 
  — L’adultère n’est point motif d’annulation du mariage, dit aussitôt le garde des Sceaux. 
  — Nous n’avons pourtant pas d’autre recours, dit Philippe le Bel. Et je n’ai point à considérer la loi commune, fût-elle aux mains du pape. Un roi doit prévoir qu’il peut mourir à toute heure. Je ne puis m’en remettre à d’éventuels veuvages pour assurer la lignée royale. 
  Nogaret leva sa grande main maigre et plate. 
  — Alors, Sire, dit-il, que n’avez-vous fait exécuter vos brus, deux tout au moins ? 
  — Je l’eusse fait à coup sûr, répondit froidement Philippe le Bel, si par cela je ne me fusse, d’évidence, aliéné les deux Bourgognes. La succession au trône est certes chose importante ; mais l’unité du royaume ne l’est pas moins. 
  Marigny approuva du front, silencieusement. 
  — Messire Guillaume, poursuivit le roi, vous allez donc vous rendre auprès du pape Clément, et vous saurez lui représenter qu’une union de roi n’est pas union d’homme ordinaire. Mon fils Louis est mon successeur ; il doit être le premier délié. 
  — J’y emploierai mon zèle, Sire, répondit Nogaret. Mais ne doutez pas que la duchesse de Bourgogne ne mette tout en œuvre pour nous faire obstacle auprès du Saint-Père. 
  On entendit un bruit de galop aux abords du château, puis les grincements des barres et des ferrures de la porte principale. Marigny s’approcha de la fenêtre, tout en disant : 
  — Le Saint-Père nous doit trop, et d’abord sa tiare, pour ne pas entendre nos raisons. Le droit canon offre assez de motifs… 
  Les fers d’un cheval sonnèrent sur les pavés de la cour.  
  — Un chevaucheur, Sire, dit Marigny. Il semble avoir parcouru un long chemin. 
  — De qui vient-il ? dit le roi.
   Je ne sais pas ; je ne distingue point ses armes… Il conviendrait aussi, continua Marigny, de chapitrer un peu Monseigneur Louis, pour qu’il n’allât pas, par quelque démarche mal ordonnée, gâcher sa propre affaire.
  — J’y veillerai, Enguerrand, dit le roi. 
  À ce moment Hugues de Bouville entra. 
  — Sire, un messager de Carpentras. Il demande à être reçu par vous-même. 
  — Qu’il vienne. 
  — Le courrier du pape, dit Nogaret. 
  La coïncidence n’avait rien qui dût les surprendre. Entre le Saint-Siège et la cour, la correspondance était fréquente, sinon quotidienne. Le chevaucheur, un garçon de vingt-cinq ans environ, de grande taille et large d’épaules, était couvert de poussière et de boue. La croix et la clef, largement brodées sur sa cotte jaune et noir, désignaient un serviteur de la papauté. Il tenait à la main gauche son couvre-chef et son bâton de fonction. Il s’avança vers le roi, mit le genou en terre, et détacha de sa ceinture la boîte d’ébène et d’argent qui contenait le message. 
  — Sire, dit-il, le pape Clément est mort. 
  Les assistants eurent le même sursaut. Le roi et Nogaret, particulièrement, se regardèrent et pâlirent. Le roi ouvrit la boîte d’ébène, sortit une lettre dont il brisa le sceau qui était celui du cardinal Arnaud d’Auch. Il lut avec attention, comme pour bien s’assurer de la vérité de la nouvelle. 
  — Le pape que nous avions fait est maintenant à Dieu, murmura-t-il en tendant le parchemin à Marigny. 
  — Quand a-t-il passé ? demanda Nogaret. 
  — Voilà six jours francs, répondit Marigny. Dans la nuit du 19 au 20. 
  — Un mois après, dit le roi. 
  — Oui, Sire, un mois après… dit Nogaret. 
  Ils avaient fait, ensemble, le même calcul. Le 18 mars, au milieu des flammes, le grand-maître des Templiers leur avait crié : « Pape Clément, chevalier Guillaume, roi Philippe, avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu…» Et voici que le premier déjà était mort. 
  — Dis-moi, reprit le roi s’adressant au chevaucheur et lui faisant signe de se relever ; comment est mort notre Saint-Père ? 
  — Sire, le pape Clément était chez son neveu, messire de Got, à Carpentras, quand il fut saisi de fièvres et d’angoisses. Alors il dit qu’il voulait retourner en Guyenne, pour y mourir au lieu de sa naissance, à Villandraut. Mais il ne put aller plus loin que la première étape, et dut se fermer à Roquemaure près Châteauneuf. Ses physiciens ont tout essayé pour le garder en vie, jusques à lui faire manger des émeraudes pilées en poudre, qui sont remède le meilleur, à ce qu’il paraît, pour le mal qu’il avait. Mais rien n’a fait. L’étouffement l’a pris. Les cardinaux étaient autour de lui. Je ne sais rien d’autre. 
  Il se tut. 
  — Va, dit le roi. 
  Le chevaucheur sortit. Il n’y eut plus, dans la salle, d’autre bruit que le souffle du grand lévrier qui dormait devant le feu. Le roi et Nogaret n’osaient se regarder. « Serait-il possible vraiment, pensaient-ils, que nous soyons maudits ?… Auquel de nous deux, maintenant ? » 
  Le monarque était d’une pâleur impressionnante, et il avait, dans sa longue robe royale, la raideur glacée des gisants.

Demain 3ème partie ch. I La main de Dieu

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