dimanche 8 juillet 2018

Les rois maudits - Le roi de fer - Ch 7 - La tour des amours

VII
LA TOUR DES AMOURS


La nuit était tombée. Un vent faible charriait des odeurs de terre mouillée, de vase, de sève en travail, et chassait de gros nuages noirs dans le ciel sans étoiles. Une barque qui venait de quitter la rive, à hauteur de la tour du Louvre, avançait sur la Seine dont l’eau luisait comme un bouclier bien graissé. Deux passagers étaient assis à l’arrière de la barque, le pan de leur manteau rejeté sur l’épaule. 
— Un vrai temps de mécréant, ce jour d’hui, dit le batelier qui pesait lentement sur ses rames. Au matin on se réveille avec une brume qu’on n’y voyait pas à deux toises. Et puis sur tierce, voilà le soleil qui se montre ; alors on pense : le printemps est en route. Pas plus tôt dit, c’est les giboulées qui recommencent pour toute la vesprée. À présent, le vent vient de se lever, et qui va forcer, pour sûr… Un temps de mécréant. 
— Plus vite, bonhomme, dit l’un des passagers. 
— On fait du mieux qu’on peut. C’est que je suis vieux, vous savez ; cinquante-trois à la Saint-Michel, j’aurai. Je ne suis plus fort comme vous l’êtes, mes jeunes seigneurs, répondit le batelier. 

Il était vêtu de loques et paraissait se complaire à prendre un ton geignard. À distance, vers la gauche, on voyait des lumières sautiller sur l’îlot des Juifs, et, plus loin, les fenêtres allumées du Palais de la Cité. Il y avait grand mouvement de barques de ce côté-là. 
— Alors, mes gentilshommes, vous n’allez donc point voir griller les Templiers ? reprit le batelier. Il paraît que le roi y sera, avec ses fils. C’est-il vrai ? 
— Il paraît, fit le passager. 
— Et les princesses, y seront-elles de même ? 
— Je ne sais pas… sans doute, dit le passager en détournant la tête pour signifier qu’il ne tenait pas à poursuivre la conversation. 
Puis, à son compagnon, il dit à voix basse : 
— Ce bonhomme ne me plaît pas, il parle trop. 
Le second passager haussa les épaules avec indifférence. Puis, après un silence, il chuchota :
Comment as-tu été prévenu ? 
— Par Jeanne, comme toujours. 
— Chère comtesse Jeanne, que de grâces nous lui devons. 

À chaque coup de rame, la tour de Nesle se rapprochait, haute masse noire dressée contre le ciel noir. 
— Gautier, reprit le premier passager en posant la main sur le bras de son voisin, ce soir je suis heureux. Et toi ? — Moi aussi, Philippe, je me sens bien aise. 

Ainsi parlaient les deux frères d’Aunay, se dirigeant vers le rendez-vous que Blanche et Marguerite leur avaient donné aussitôt qu’elles avaient su que leurs époux seraient absents pour la soirée. Et c’était la comtesse de Poitiers, serviable une fois de plus aux amours des autres, qui s’était chargée du message. Philippe d’Aunay avait peine à contenir sa joie. Toutes ses alarmes du matin étaient effacées, tous ses soupçons lui paraissaient vains. Marguerite l’avait appelé ; Marguerite l’attendait ; dans quelques instants il tiendrait Marguerite entre ses bras, et il se jurait d’être l’amant le plus tendre, le plus gai, le plus ardent qui se puisse trouver. La barque aborda au talus dans lequel s’enfonçaient les assises de la Tour. La dernière crue du fleuve y avait laissé une couche de vase. Le passeur tendit le bras aux deux jeunes gens pour les aider à prendre pied. 
— Alors, bonhomme, c’est bien convenu, lui dit Gautier d’Aunay ; tu nous attends sans t’éloigner, et sans te laisser voir. 
— Toute la vie si vous voulez, mon jeune seigneur, du moment que vous me payez pour cela, répondit le passeur. — La moitié de la nuit sera assez, dit Gautier. 

Il lui donna un sou d’argent, douze fois plus que ne valait la course, et lui en promit autant pour le retour. Le passeur salua bien bas. Prenant garde à ne pas glisser ni trop se crotter, les deux frères franchirent les quelques pas qui les séparaient d’une poterne à laquelle ils frappèrent selon un signal convenu. La porte s’entrouvrit. Une chambrière qui tenait un lumignon au poing leur livra passage et, après avoir rebarricadé la porte, les précéda dans un escalier à vis. La grande pièce ronde où elle les fit pénétrer n’était éclairée que par les lueurs du feu, dans la cheminée à hotte. Et ces lueurs allaient se perdre dans la croisée d’ogive d’un plafond à voûte. Ici, comme dans la chambre de Marguerite, flottait une odeur d’essence de jasmin ; tout en était imprégné, les étoffes brochées d’or tendues sur la muraille, les tapis, les fourrures fauves répandues en abondance sur des lits bas, à la mode orientale.
Les princesses n’étaient pas là. La chambrière sortit en disant qu’elle allait les avertir. Les deux jeunes gens, ayant ôté leurs manteaux, s’approchèrent de la cheminée et tendirent machinalement les mains à la flamme. Gautier d’Aunay était d’une vingtaine de mois l’aîné de son frère Philippe, auquel il ressemblait fort, mais en plus court, plus solide et plus blond. Il avait le cou large, les joues rosées, et prenait la vie avec amusement. Il ne semblait pas, comme Philippe, tour à tour ravagé ou exalté par la passion. Il était marié, et bien marié, à une Montmorency, dont il avait déjà trois enfants. 
— Je me demande toujours, dit-il, en se chauffant, pourquoi Blanche m’a pris pour amant, et pourquoi même elle a un amant. De la part de Marguerite, cela s’explique sans peine. Il suffit de voir le Hutin, avec son regard bas, et sa poitrine creuse, et de te contempler à côté, pour comprendre aussitôt. Et puis il y a tout le reste que nous savons… 
Il faisait allusion, par là, à des secrets d’alcôve, au peu de vigueur amoureuse du jeune roi de Navarre et à la discorde sourde qui existait entre les époux. 
— Mais Blanche, je ne comprends point, reprit Gautier d’Aunay. Son mari est beau, bien plus que je ne le suis… Mais non, mon frère, ne proteste pas ; Charles est plus beau ; il a toute l’apparence du roi Philippe. Blanche est aimée de lui, et je pense bien, quoi qu’elle m’en dise, qu’elle l’aime aussi. Alors pourquoi ? Je savoure ma chance, mais n’en vois point la raison. Serait-ce simplement parce que Blanche veut agir en tout comme sa cousine ? 

Il y eut de légers bruits de pas et de chuchotements dans la galerie qui reliait la Tour à l’Hôtel, et les deux princesses apparurent. Philippe s’élança vers Marguerite, mais s’arrêta net dans son mouvement. À la ceinture de sa maîtresse, il avait aperçu l’aumônière qui l’avait tant irrité, le matin. 
— Qu’as-tu, mon beau Philippe ? demanda Marguerite, les bras tendus et la bouche offerte. N’es-tu pas heureux ? — Je le suis, Madame, répondit-il froidement. 
— Que se passe-t-il encore ? Quelle nouvelle mouche… 
— Est-ce… pour me narguer ? dit Philippe en désignant l’aumônière. Elle eut un beau rire chaud. 
— Que tu es sot, que tu es jaloux, que tu me plais ! Tu n’as donc pas compris que j’agissais par jeu ? Mais je te la donne, cette bourse, si cela doit t’apaiser. 
Elle détacha prestement l’aumônière de sa ceinture. Philippe eut un geste pour protester. 
— Voyez-moi ce fol, continua-t-elle, qui prend feu au moindre propos. 
Et grossissant la voix, elle s’amusa à contrefaire la colère de Philippe.
Un homme ! Quel est cet homme ? Je veux savoir !… C’est Robert d’Artois… c’est le sire de Fiennes… 
À nouveau son beau rire roula dans sa gorge. 
— C’est une parente qui me l’a envoyée, messire l’ombrageux, puisque vous voulez tout savoir, reprit-elle. Et Blanche a reçu la même, et Jeanne aussi. Si c’était un présent d’amour, songerais-je à te l’offrir ? C’en est un, à présent, pour toi. 
À la fois penaud et comblé, Philippe d’Aunay admirait l’aumônière que Marguerite lui avait mise presque de force dans la main. Se tournant vers sa cousine, Marguerite ajouta : 
— Blanche, montre ton aumônière à Philippe. Je lui ai donné la mienne. 
Et à l’oreille de Philippe, elle murmura : 
— Je gage fort qu’avant qu’il soit longtemps, ton frère aura reçu même présent. 

Blanche était allongée sur l’un des lits bas ; et Gautier un genou en terre, auprès d’elle, lui couvrait de baisers la gorge et les mains. Se soulevant à demi, elle demanda, la voix rendue un peu lointaine par l’attente du plaisir : 
— N’est-ce pas bien imprudent, Marguerite, ce que tu fais là ? 
— Mais non, répondit Marguerite. Personne ne sait, et nous ne les avons pas encore portées. Il suffira d’avertir Jeanne. Et puis le don d’une bourse n’est-il pas la meilleure manière de remercier de bons gentilshommes du service qu’ils nous font ? 
— Alors, s’écria Blanche, je ne veux pas que mon bel amant soit moins aimé et moins paré que le tien. 
Et elle délia son aumônière, que Gautier accepta sans peine ni gêne, puisque son frère l’avait fait. Marguerite regarda Philippe d’un air qui signifiait : 
« Ne te l’avais-je pas dit ? » 
Philippe lui sourit. Il ne pourrait jamais la deviner, ni se l’expliquer. Était-ce la même femme qui, le matin, cruelle, coquette, perfide, s’ingéniait à le faire défaillir de jalousie, et qui maintenant, lui offrant un cadeau de vingt livres, se tenait entre ses bras, soumise, tendre, presque tremblante ? 
— Si je t’aime si fort, murmura-t-il, je crois bien que c’est parce que je ne te comprends pas. 
Aucun compliment ne pouvait toucher davantage Marguerite. Elle en remercia Philippe en enfouissant les lèvres dans son cou. Puis, se dégageant, et l’oreille soudain attentive, elle s’écria : 
— Entendez-vous ? Les Templiers… On les amène-au bûcher. 
Le regard brillant, le visage animé d’une curiosité trouble, elle entraîna Philippe Vers la fenêtre, haute meurtrière taillée en biais dans l’épaisseur du mur, et elle ouvrit l’étroit vitrail. Une grande rumeur de foule pénétra dans la pièce. 
— Blanche, Gautier, venez voir ! dit Marguerite. Mais Blanche répondit, dans un gémissement heureux : 
— Ah ! Non, je ne veux bouger d’ici ; je suis trop bien. 

Entre les deux princesses et leurs amants, toute pudeur était depuis longtemps abolie, et ils avaient accoutumé de se livrer les uns devant les autres à tous les jeux de la passion. Si Blanche parfois détournait les yeux, et réfugiait sa nudité dans les coins d’ombre, Marguerite, au contraire, prenait un surcroît de plaisir à contempler l’amour des autres, comme à s’offrir à leurs regards. Mais pour l’instant, collée à la fenêtre, elle était retenue par le spectacle qui se déroulait au milieu de la Seine. 

Là-bas, sur l’île aux Juifs, cent archers disposés en cercle élevaient des torches allumées ; et la flamme de toutes ces torches, vacillant dans le vent, formait une grotte de clarté où l’on voyait nettement l’immense bûcher et les aides-bourreaux qui escaladaient les piles de rondins. En deçà des archers, l’îlot, simple prairie où l’on menait d’ordinaire paître vaches et chèvres, était couvert d’une foule pressée ; et une nuée de barques sillonnaient le fleuve, chargées de gens qui voulaient assister au supplice. Partie de la rive droite, une barque, plus lourde que les autres et montée par des hommes d’armes debout, venait d’accoster à l’îlot. Deux hautes silhouettes grises, coiffées d’étranges chapeaux, en descendirent. Devant elles, se profilait une croix. Alors la rumeur de la foule grossit, devint clameur. Presque au même instant, une loggia s’éclaira dans une tour, dite de l’Eau, bâtie à la pointe du jardin du Palais. Bientôt l’on vit des ombres se profiler dans cette loggia. Le roi et son Conseil venaient d’y prendre place. Marguerite éclata de rire, d’un long rire modulé, cascadant, qui n’en finissait pas. 
— Pourquoi ris-tu ? demanda Philippe. — Parce que Louis est là-bas, répondit-elle, et que, s’il faisait jour, il pourrait me voir. 
Ses yeux luisaient ; ses boucles noires dansaient sur son front bombé. D’un mouvement rapide, elle fit surgir hors de sa robe ses belles épaules ambrées, et laissa choir ses vêtements à terre comme si elle avait voulu, à travers la distance et la nuit, narguer le mari qu’elle détestait. Elle attira sur ses hanches les mains de Philippe. Au fond de la salle, Blanche et Gautier étaient étendus l’un près de l’autre, dans un enlacement indistinct, et le corps de Blanche avait des reflets de nacre. Là-bas, au milieu du fleuve, la clameur croissait. On liait les Templiers sur le
bûcher auquel, dans un instant, on mettrait le feu. 

Marguerite frissonna sous l’air nocturne, et se rapprocha de la cheminée. Elle resta un moment à regarder fixement le foyer, s’exposant à l’ardeur des braises jusqu’à ce que la caresse de la chaleur devînt insupportable. Les flammes moiraient sa peau de lueurs dansantes. 
— Ils vont brûler, ils vont griller, dit-elle d’une voix haletante et rauque, et nous pendant ce temps… 
Ses yeux cherchaient dans le cœur du feu d’infernales images pour nourrir son plaisir. Elle se retourna brusquement, faisant face à Philippe, et s’offrit à lui, debout, comme les nymphes de la légende s’offraient au désir des faunes. Sur le mur, leur ombre se projetait, immense, jusqu’aux voûtes du plafond.

Demain chapitre VIII '' Je cite au tribunal de Dieu''

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