jeudi 26 juillet 2018

Le roi de fer - 3ème partie - La main de Dieu - ch 4 - L'été du roi


IV 
L’ÉTÉ DU ROI

Avec la mort de Nogaret, Philippe le Bel parut avoir pénétré dans un pays où personne ne pouvait le rejoindre. Le printemps réchauffait la terre et les maisons ; Paris vivait dans le soleil ; mais le roi était comme exilé dans un hiver intérieur. La prophétie du grand-maître ne quittait plus guère son esprit. Souvent, il partait pour l’une de ses résidences de campagne, où il suivait de longues chasses, sa seule distraction apparente. Mais il était vite rappelé à Paris par des rapports alarmants. 
  La situation alimentaire, dans le royaume, était mauvaise. Le coût des vivres augmentait ; les régions prospères n’acceptaient pas de diriger leurs excédents vers les régions pauvres. On disait volontiers : « Trop de sergents, et pas assez de froment. » On refusait de payer les impôts, et l’on se révoltait contre les prévôts et les receveurs de finances. 
  À la faveur de cette crise, les ligues de barons, en Bourgogne et en Champagne, se reconstituaient pour soutenir de vieilles prétentions féodales. Robert d’Artois, mettant à profit le scandale des princesses royales et le mécontentement général, recommençait à fomenter des troubles sur les terres de la comtesse Mahaut. 
  — Mauvais printemps pour le royaume, dit un jour Philippe le Bel devant Monseigneur de Valois. 
  — Nous sommes dans la quatorzième année du siècle, mon frère, répondit Valois, une année que le sort a toujours marquée pour le malheur. 
  Il rappelait par là une troublante constatation faite à propos des années 14, au cours des âges : 714, invasion des musulmans d’Espagne ; 814, mort de Charlemagne et déchirement de son empire ; 914, invasion des Hongrois, accompagnée de la grande famine ; 1114, perte de la Bretagne ; 1214, la coalition d’Othon IV , vaincue de justesse à Bouvines… une victoire au bord de la catastrophe. Seule, l’année 1014 manquait à l’appel des drames. Philippe le Bel regarda son frère comme s’il ne le voyait pas. Il laissa tomber la main sur le cou du lévrier Lombard, qu’il caressa à rebrousse-poil. 
  — Or le malheur cette fois, mon frère, est le produit de votre mauvais entourage, reprit Charles de Valois. Marigny ne connaît plus de mesure. Il use de la confiance que vous lui faites pour vous tromper, et vous engager toujours plus avant dans la voie qui le sert mais qui nous perd. Si vous aviez écouté mon conseil dans la question de Flandre… 
  Philippe le Bel haussa les épaules, d’un mouvement qui voulait dire : « À cela, je ne puis rien. » Les difficultés avec la Flandre resurgissaient, périodiquement. Bruges la riche, irréductible, encourageait les soulèvements communaux. Le comté de Flandre, de statut mal défini, refusait d’appliquer la loi générale. De traités en dérobades, de négociations en révoltes, cette affaire flamande était une plaie inguérissable à l’épaule du royaume. 
  Que restait-il de la victoire de Mons-en-Pévèle ? Une fois encore, il allait falloir employer la force. Mais la levée d’une armée exigeait des fonds. Et si l’on repartait en campagne, le compte du Trésor dépasserait sans doute celui de 1299, demeuré dans les mémoires comme le plus élevé que le royaume eût connu : 1 642 649 livres de dépenses, accusant un déficit de près de 70 000 livres. Or, depuis quelques années, les recettes ordinaires s’équilibraient autour de 500 000 livres. Où trouver la différence ? 
  Marigny, contre l’avis de Charles de Valois, fit alors convoquer une assemblée populaire pour le 1er août 1314, à Paris. Il avait déjà eu recours à de pareilles consultations, mais surtout à l’occasion des conflits avec la papauté. C’était en aidant le pouvoir royal à se dégager de l’obédience au Saint-Siège que la bourgeoisie avait conquis son droit de parole. Maintenant, on demandait son approbation en matière de finances. Marigny prépara cette réunion avec le plus grand soin, envoyant dans les villes messagers et secrétaires, multipliant entrevues, démarches, promesses. 
  L’Assemblée se tint dans la Galerie mercière dont les boutiques, ce jour-là, furent fermées. Une grande estrade avait été dressée où s’installèrent le roi, les membres de son Conseil, ainsi que les pairs et les principaux barons. Marigny prit la parole, debout, non loin de son effigie de marbre, et sa voix semblait plus assurée encore qu’à l’accoutumée, plus certaine d’exprimer la vérité du royaume. 
  Il était sobrement vêtu ; il avait, de l’orateur, la prestance et le geste. Son discours, dans la forme, s’adressait au roi ; mais il le prononçait tourné vers la foule qui, de ce fait, se sentait un peu souveraine. Dans l’immense nef à deux voûtes, plusieurs centaines d’hommes, venus de toute la France, écoutaient. Marigny expliqua que si les vivres se faisaient rares, donc plus chers, on ne devait point s’en montrer trop surpris. La paix qu’avait maintenue le roi Philippe favorisait l’accroissement en nombre de ses sujets. « Nous mangeons le même blé, mais nous sommes plus à le partager. » Il fallait donc semer davantage ; et pour semer, il fallait la tranquillité de l’État, l’obéissance aux ordonnances, la participation de chaque région à la prospérité de tous.
Or qui menaçait la paix ? La Flandre. Qui refusait de contribuer au bien général ? La Flandre. Qui gardait ses blés et ses draps, préférant les vendre à l’étranger plutôt que de les diriger vers l’intérieur du royaume où sévissait la pénurie ? La Flandre. En refusant d’acquitter les tailles et droits de « traites », les villes flamandes aggravaient forcément la proportion des charges, pour les autres sujets du roi. La Flandre devait céder ; on l’y contraindrait par la force. Mais pour cela, il fallait des subsides ; toutes les villes, ici représentées par leurs bourgeois, devaient donc, dans leur propre intérêt, accepter une levée exceptionnelle d’impôts. 
  — Ainsi se feront voir, acheva Marigny, ceux qui donneront aide à aller contre les Flamands. 
  Une rumeur s’éleva, bientôt dominée par la voix d’Étienne Barbette. Barbette, maître de la Monnaie de Paris, échevin, prévôt des marchands, et fort riche d’un commerce de toiles et de chevaux, était l’allié de Marigny. Son intervention avait été préparée. Au nom de la première ville du royaume, Barbette promit l’aide requise. Il entraîna l’assistance, et les députés de quarante-trois « bonnes villes » acclamèrent d’une même voix le roi, Marigny, et Barbette. 
  Si l’Assemblée avait été une victoire, les résultats financiers se montrèrent assez décevants. L’armée fut mise sur pied avant que la subvention ait été recouvrée. Le roi et son coadjuteur souhaitaient faire une démonstration rapide d’autorité plutôt que conduire une vraie guerre. L’expédition fut une imposante promenade militaire. Marigny, à peine les troupes en marche, fit connaître à l’adversaire qu’il était prêt à négocier, et se hâta de conclure, les premiers jours de septembre, la convention de Marquette. Mais aussitôt l’armée partie, Louis de Nevers, fils de Robert de Béthune, comte de Flandre, dénonça la convention. Pour Marigny, c’était l’échec. 
  Valois, qui en venait à se réjouir d’une défaite pour le royaume si cette défaite nuisait au coadjuteur, accusait ce dernier, publiquement, de s’être laissé acheter par les Flamands. La note de la campagne demeurait à payer ; et les officiers royaux continuaient donc de percevoir, à grand-peine et au vif mécontentement des provinces, l’aide exceptionnelle consentie pour une entreprise déjà close, et par l’insuccès. 
  Le Trésor s’épuisait et Marigny devait envisager de nouveaux expédients. Les Juifs avaient été spoliés par deux fois ; les tondre à nouveau donnerait peu de laine. Les Templiers n’existaient plus, et leur or était depuis longtemps fondu. Restaient les Lombards.

  Déjà, en 1311, on les avait décrétés d’expulsion, sans intention véritable d’exécuter l’ordonnance, mais pour les obliger de racheter, fort cher, leur droit de séjour. Cette fois, il ne pouvait s’agir de rachat ; c’était la saisie de tous leurs biens, et leur renvoi de France, que Marigny méditait. Le trafic qu’ils maintenaient avec la Flandre, au mépris des instructions royales, et l’appui financier qu’ils apportaient aux ligues seigneuriales, justifiaient la mesure en préparation. 
  Mais le morceau était de taille. Les banquiers et négociants italiens, bourgeois du roi, avaient réussi à très solidement s’organiser, en « compagnies », avec à leur tête un « capitaine général » élu. Ils contrôlaient le commerce vers l’étranger et régnaient sur le crédit. Les transports, le courrier privé et même certains recouvrements d’impôts passaient par leurs mains. Ils prêtaient aux barons, aux villes, aux rois. Ils faisaient même l’aumône, lorsqu’il le fallait. Aussi Marigny passa-t-il plusieurs semaines à mettre au point son projet. Il était homme tenace, et la nécessité l’aiguillonnait. Mais Nogaret n’était plus là. D’autre part, les Lombards de Paris, gens bien informés et instruits par l’expérience, payaient cher les secrets du pouvoir. Tolomei, de son seul œil ouvert, veillait.

Demain 3ème partie chapitre IV L'été du roi

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