LES DOCUMENTS D’UN RÈGNE
Philippe le Bel, ce matin-là, n’accomplit point sa quotidienne promenade à travers les rues et les marchés. Il rentra directement au Palais où il commença, aidé de Maillard, l’examen des dossiers pris chez Nogaret et qu’on avait déposés dans son cabinet. Bientôt, Enguerrand de Marigny se présenta chez le roi. Le souverain et son coadjuteur se regardèrent, et le secrétaire sortit.
— Le pape, au bout d’un mois… dit le roi. Et un mois après, Nogaret… Il y avait de l’angoisse, presque de la détresse, dans la façon dont il avait prononcé ces mots. Marigny s’assit sur le siège que le souverain lui désignait. Il resta un moment silencieux, puis dit :
— Certes, ce sont d’étranges coïncidences, Sire. Mais de semblables choses arrivent sans doute chaque jour, dont nous ne sommes pas frappés parce que nous les ignorons.
— Nous avançons en âge, Enguerrand. C’est une malédiction suffisante.
Il avait quarante-six ans, Marigny quarante-neuf. Peu d’hommes, à cette époque, atteignaient la cinquantaine. — Il faut faire tri de tout ceci, reprit le roi en montrant les dossiers. Ils se mirent au travail. Une partie des pièces seraient déposées aux Archives du royaume, dans le Palais même. D’autres, qui concernaient des affaires en cours, seraient conservées par Marigny ou remises à ses légistes ; d’autres enfin, par prudence, iraient au feu. Le silence régnait dans le cabinet, à peine troublé par les cris lointains des marchands et la rumeur de Paris.
Le roi se penchait sur les liasses ouvertes. C’était tout son règne qu’il voyait repasser devant lui, vingt-neuf années pendant lesquelles il avait administré le sort de millions d’hommes, et imposé son influence à l’Europe entière. Et brusquement cette suite d’événements, de problèmes, de conflits, de décisions, lui parut comme étrangère à sa propre vie, à son propre destin. Une autre lumière éclairait ce qui avait fait le travail de ses jours et le souci de ses nuits. Car il découvrait soudain ce que les autres pensaient et écrivaient de lui ; il se voyait de l’extérieur.
Nogaret avait gardé des lettres d’ambassadeurs, des minutes d’interrogatoires, des rapports de police. Toutes ces lignes faisaient apparaître un portrait du roi que celui-ci ne reconnaissait pas, l’image d’un être lointain, dur, étranger à la peine des hommes, inaccessible aux sentiments, une figure abstraite incarnant l’autorité au-dessus et à l’écart de ses semblables. Plein d’étonnement, il lisait deux phrases de Bernard de Saisset, cet évêque qui avait été à l’origine de la grande querelle avec Boniface VIII : « Il a beau être le plus bel homme du monde, il ne sait que regarder les gens sans rien dire. Ce n’est ni un homme ni une bête, c’est une statue. »
Et il lut aussi ces mots, d’un autre témoin de son règne : « Rien ne le fera ployer, c’est un roi de fer. »
— Un roi de fer, murmura Philippe le Bel. Ai-je donc su si bien cacher mes faiblesses ? Comme les autres nous connaissent peu, et comme je serai mal jugé !
Un nom rencontré le fit se souvenir de l’extraordinaire ambassade qu’il avait reçue tout au début de son règne. Rabban Kaumas, évêque nestorien chinois, était venu lui proposer de la part du grand Khan de Perse, descendant de Gengis Khan, la conclusion d’une alliance, une armée de cent mille hommes et la guerre contre les Turcs. Philippe le Bel avait alors vingt ans. Quelle griserie, pour un jeune homme, que la perspective d’une croisade où participeraient l’Europe et l’Asie, quelle entreprise digne d’Alexandre ! Ce jour-là pourtant, il avait choisi une autre voie. Plus de croisades, plus d’aventures guerrières ; c’était sur la France et la paix qu’il avait résolu d’exercer ses efforts. Avait-il eu raison ? Quelle eût été sa vie, et quel empire eût-il fondé s’il avait accepté l’alliance avec le Khan de Perse ?
Il rêva, un instant, d’une gigantesque conquête des terres chrétiennes qui aurait assuré sa gloire dans la suite des siècles… Mais Louis VII, mais Saint Louis avaient poursuivi de semblables rêves, qui s’étaient tournés en désastres. Il revint au réel, souleva une nouvelle pile de parchemins. Sur le dossier, il lisait une date : 1305. C’était l’année de la mort de son épouse la reine Jeanne, qui avait apporté la Navarre au royaume, et à lui le seul amour qu’il eût connu. Il n’avait jamais désiré d’autre femme ; depuis neuf ans qu’elle était disparue, il n’en avait plus regardé d’autre. Or, à peine avait-il dépouillé l’habit de deuil, qu’il devait affronter les émeutes. Paris, soulevé contre ses ordonnances, le forçait à se réfugier au Temple. Et l’année suivante, il faisait arrêter ces mêmes Templiers qui lui avaient fourni asile et protection… Nogaret avait conservé ses notes concernant la conduite du procès. Et maintenant ?
Après tant d’autres, le visage de Nogaret allait s’effacer du monde. Il ne restait de lui que ces liasses d’écriture, témoignages de son labeur. « Que de choses promises à l’oubli dorment ici, pensa le roi. Tant de procédures, de tortures, de morts…» Les yeux fixes, il méditait. « Pourquoi ? se demandait-il encore. Pour quelle fin ? Où sont mes victoires ? Gouverner est une œuvre qui ne connaît point d’achèvement. Peut-être n’ai-je que quelques semaines à vivre. Et qu’ai-je fait qui soit assuré de durer après moi…»
Il ressentait la grande vanité d’agir qu’éprouve l’homme assailli par l’idée de sa propre mort. Marigny, le poing sous son large menton, restait immobile, inquiet de la gravité du roi. Tout était relativement aisé au coadjuteur dans l’exercice de ses charges et tâches, sauf de comprendre les silences du souverain.
— Nous avons fait canoniser mon grand-père le roi Louis par le pape Boniface, dit Philippe le Bel ; mais était-il vraiment un saint ?
— Sa canonisation était utile au royaume, Sire, répondit Marigny. Une famille de rois est mieux respectée si elle compte un saint.
— Mais fallait-il, dans la suite, employer la force contre Boniface ?
— Il était sur le point de vous excommunier, Sire, parce que vous ne pratiquiez point dans vos États la politique qu’il voulait. Vous n’avez pas manqué au devoir des rois. Vous êtes resté à la place où Dieu vous avait mis, et vous avez proclamé que vous ne teniez votre royaume de personne, fors de Dieu.
Philippe le Bel désigna un long parchemin.
— Et les Juifs ? N’en avons-nous pas brûlé trop ? Ils sont créatures humaines, souffrantes et mortelles comme nous. Dieu ne l’ordonnait pas.
— Vous avez suivi l’exemple de Saint Louis, Sire ; et le royaume avait besoin de leurs richesses. Le royaume, le royaume, sans cesse le royaume. « Il le fallait, pour le royaume… Nous le devons, pour le royaume…»
— Saint Louis aimait la foi et la grandeur de Dieu. Moi, qu’ai-je donc aimé ? dit Philippe le Bel à voix basse.
— La justice, Sire, la justice qui est nécessaire au commun bien, et qui frappe tous ceux qui ne suivent pas le train du monde.
— Ceux qui ne suivent pas le train du monde ont été nombreux le long de mon règne, et ils seront nombreux encore si tous les siècles se ressemblent. Il soulevait les dossiers de Nogaret et les reposait sur la table, l’un après l’autre.
— Le pouvoir est chose amère, dit-il.
— Rien n’est grand, Sire, qui n’ait sa part de fiel, répondit Marigny, et le Seigneur Christ l’a su. Vous avez régné grandement. Songez que vous avez réuni à la couronne Chartres, Beaugency, la Champagne, la Bigorre, Angoulême, la Marche, Douai, Montpellier, la Comté-Franche, Lyon, et une part de Guyenne. Vous avez fortifié vos villes, comme votre père Monseigneur Philippe III le souhaitait, pour qu’elles ne soient plus à la merci d’autrui, du dehors comme du dedans… Vous avez refait la loi d’après les lois de l’ancienne Rome. Vous avez donné au Parlement sa règle pour qu’il rende de meilleurs arrêts. Vous avez octroyé à beaucoup de vos sujets la bourgeoisie du roi. Vous avez affranchi des serfs dans maints bailliages et sénéchaussées. Non, Sire, c’est à tort que vous craignez d’avoir erré. D’un royaume partagé, vous avez fait un pays qui commence à n’avoir qu’un seul cœur.
Philippe le Bel se leva. La conviction sans faille de son coadjuteur le rassurait, et il s’appuyait sur elle pour lutter contre une faiblesse qui n’était pas dans sa nature.
— Peut-être dites-vous vrai, Enguerrand. Mais si le passé vous satisfait, que dites-vous du présent ? Hier des gens ont dû être tenus au calme par les archers, rue Saint-Merri. Lisez ce qu’écrivent les baillis de Champagne, de Lyon et d’Orléans. Partout on crie, partout on se plaint du renchérissement du blé et des maigres salaires. Et ceux-là qui crient, Enguerrand, ne peuvent comprendre que ce qu’ils réclament, et que je voudrais leur donner, dépend du temps et non de ma volonté. Ils oublieront mes victoires pour ne se souvenir que de mes impôts, et l’on m’accablera de ne point les avoir nourris, du temps qu’ils vivaient…
Marigny écoutait, plus inquiet maintenant des paroles du roi que de ses silences. Jamais il ne l’avait entendu avouer de semblables incertitudes, ni manifester un tel découragement.
— Sire, dit-il, il faut que nous décidions en plusieurs matières.
Philippe le Bel regarda encore un instant, épars sur la table, les documents de son règne. Puis il se redressa, comme s’il venait de se donner un ordre.
— Oui, Enguerrand, dit-il, il faut. Le propre des hommes forts n’est pas d’ignorer les hésitations et les doutes qui sont le fonds commun de la nature humaine, mais seulement de les surmonter plus rapidement.
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