II
LA ROUTE DE LONDRES
Certaines gens rêvent toujours de départs et d’aventures pour se donner, aux
yeux des autres et d’eux-mêmes, des manières de héros. Puis, quand ils sont au
milieu de l’affaire et qu’un péril survient, ils se mettent à penser : « Quelle
sottise m’a donc poussé, et qu’avais-je besoin de venir me fourrer où je suis ? »
C’était tout juste le cas du jeune Guccio Baglioni. Il n’avait rien tant désiré que
de connaître la mer. Mais maintenant qu’il était dessus, il aurait payé fort cher
pour être ailleurs.
On se trouvait en pleines marées d’équinoxe, et les navires n’avaient guère été
nombreux ce jour-là à lever l’ancre. Faisant un peu le fendant sur les quais de
Calais, la dague au côté et le manteau rejeté sur l’épaule, Guccio avait enfin
trouvé un patron de bateau qui voulût bien l’embarquer. Ils étaient partis au soir,
et la tempête s’était levée presque à la sortie du port. Enfermé dans un réduit
ménagé sous le pont, près du grand mât… « C’est l’endroit où cela bouge le
moins », avait dit le patron… et où un bat-flanc de bois servait de couchette,
Guccio était en train de passer la pire nuit de sa vie.
Les vagues frappaient comme à coups de bélier contre le bateau, et Guccio
sentait le monde basculer autour de lui. Il roulait du bat-flanc sur le plancher et
se débattait longuement dans une obscurité totale, tantôt heurtant la charpente et
tantôt les paquets de cordages durcis par l’eau. La coque semblait sur le point
d’éclater. Entre deux halètements de la tempête, Guccio entendait les voiles
claquer et des masses d’eau s’effondrer sur le pont. Il se demandait si tout
l’équipage n’avait pas été balayé, et s’il n’était pas seul survivant à bord d’un
navire désemparé que le flot lançait contre le ciel pour le rejeter aussitôt vers les
abîmes.
« Sûrement je vais mourir, se disait Guccio. Comme c’est sot de mourir de la
sorte, à mon âge, englouti au milieu de la mer. Jamais je ne reverrai Paris, ni
Sienne, ni ma famille, jamais je ne reverrai le soleil. Si seulement j’avais attendu
un jour ou deux à Calais ! Quelle sottise ! Mais si j’en ressers, par la Madone, je
reste à Londres, je me fais débardeur, faquin, n’importe quoi, mais jamais je ne
repose le pied sur un bateau. »
Enfin, il entoura des deux bras le pied du grand mât et, à genoux dans le noir,
cramponné, tremblant, l’estomac malade, les vêtements trempés, il attendit sa fin
en promettant des ex-voto à Santa Maria delle Nevi, à Santa Maria della Scala, à
Santa Maria dei Servi, à Santa Maria del Carmine, autant dire à toutes les églises
de Sienne qu’il connaissait.
Avec l’aube, la tempête se calma. Guccio, épuisé, regarda autour de lui : les
caisses, les voiles, les prélarts, les ancres et les cordages s’entassaient dans un
effrayant désordre ; au fond du bateau, sous le plancher disjoint, une nappe d’eau
clapotait.
La trappe qui donnait accès au pont s’ouvrit, et une voix rude cria :
— Holà ! Signor ! Avez-vous pu dormir ?
— Dormir ? répondit Guccio sur un ton plein de rancune. Je pourrais aussi
bien être mort.
On lui lança une échelle de corde et on l’aida à se hisser sur le pont. Un grand
souffle froid l’enveloppa et le fit frissonner sous ses vêtements mouillés.
— Vous ne pouviez donc pas m’avertir qu’on aurait une tempête ? dit Guccio
au patron du bâtiment.
— Bah ! mon gentilhomme, il est vrai que nous avons eu une mauvaise nuit.
Mais vous sembliez si pressé… Et puis pour nous, vous savez, c’est chose
courante, répondit le patron. Maintenant nous sommes près de la côte.
C’était un vieil homme robuste, au poil gris ; il regardait Guccio de manière
un peu goguenarde.
Tendant le bras vers une ligne blanchâtre qui sortait de la brume, il ajouta :
— C’est Douvres, là-bas.
Guccio soupira, en serrant contre lui son manteau.
— Dans combien de temps arriverons-nous ?
L’autre haussa les épaules et répondit :
— Deux ou trois heures, pas plus, car le vent souffle du Levant.
Sur le pont, trois matelots étaient étendus, recrus de fatigue. Un autre,
accroché au timon du gouvernail, mordait dans un morceau de viande salée, sans
quitter des yeux la proue du navire et la côte d’Angleterre.
Guccio s’assit auprès du vieux marin, à l’abri d’une petite cloison de planches
qui coupait le vent, et, malgré le jour, le froid et la houle, il tomba endormi.
Lorsqu’il se réveilla, le port de Douvres étalait devant lui son bassin
rectangulaire et ses rangées de maisons basses aux murs grossiers, aux toits
chargés de pierres. À droite de la passe se détachait la demeure du shérif, gardée
par des hommes en armes. Le quai, encombré de marchandises empilées sous
des auvents, grouillait d’une foule bruyante. La brise charriait des odeurs de
poisson, de goudron et de bois pourri. Des pêcheurs circulaient, traînant leurs
filets et portant leurs lourdes rames sur l’épaule. Des enfants tiraient sur le pavé des sacs plus gros qu’eux.
Le bateau, voiles amenées, entra dans le bassin.
La jeunesse a vite fait de récupérer à la fois ses forces et ses illusions. Les
dangers surmontés ne servent qu’à lui donner davantage confiance en elle-même
et à la pousser vers d’autres entreprises. Il avait suffi à Guccio d’un sommeil de
deux heures pour oublier ses frayeurs de la nuit. Il n’était pas loin de s’attribuer
tout le mérite d’avoir dominé la tempête ; il y voyait un signe de sa bonne étoile.
Debout sur le pont, dans une pose de conquérant, la main serrée sur un cordage,
il regardait avec une curiosité passionnée venir à lui le royaume d’Isabelle.
Le message de Robert d’Artois cousu dans son vêtement et la bague d’argent
enfermée dans sa bougette lui semblaient les gages d’un grand avenir. Il allait
entrer dans l’intimité du pouvoir, connaître des rois et des reines, savoir le
contenu des traités les plus secrets. Avec ivresse, il devançait le temps ; il se
voyait déjà un prestigieux ambassadeur, confident écouté des puissants de la
terre, devant qui les plus hauts personnages s’inclinaient. Il participerait aux
conseils des princes… N’avait-il pas l’exemple de ses compatriotes Biccio et
Musciato Guardi, les deux fameux financiers toscans que les Français appelaient
Biche et Mouche, et qui avaient été pendant plus de dix ans les trésoriers, les
ambassadeurs, les familiers de l’austère Philippe le Bel ? Il ferait mieux qu’eux,
et un jour on raconterait l’histoire de l’illustre Guccio Baglioni débutant dans la
vie en manquant de renverser le roi de France au coin d’une rue…
La rumeur du
port lui parvenait comme déjà une acclamation.
Le vieux marin jeta une planche entre le bateau et le quai. Guccio paya le prix
de son passage et quitta la mer pour la terre ferme.
Ne transportant pas de marchandises, il n’eut point à passer par les « traites »,
c’est-à-dire les douanes.
Au premier gamin qu’il rencontra, il demanda d’être
conduit chez le Lombard du lieu.
Les banquiers et marchands italiens de cette époque possédaient leur propre
organisation de courrier et de fret. Formés en « compagnies » qui portaient le
nom de leur fondateur, ils avaient des comptoirs dans toutes les villes principales
et dans les ports ; ces comptoirs étaient à la fois une succursale de banque, un
bureau de poste privé et une agence de voyage.
Le Lombard de Douvres appartenait à la compagnie Albizzi. Il fut heureux de
recevoir le neveu du chef de la compagnie Tolomei, et le traita du mieux qu’il
put. Chez lui, Guccio trouva à se laver ; ses vêtements furent sèches et repassés ;
il changea son or français contre de l’or anglais, et prit un fort repas tandis qu’on
lui apprêtait un cheval.
Tout en mangeant, Guccio raconta la tempête qu’il avait essuyée, en s’y
donnant un rôle avantageux.
Il y avait là un homme arrivé de la veille, qui s’appelait Boccacio, ou
Boccace, et qui était voyageur pour le compte de la compagnie Bardi. Il venait
lui aussi de Paris, et avait assisté avant son départ au supplice de Jacques de
Molay ; il avait, de ses oreilles, entendu la malédiction, et il se servait, pour
décrire cette tragédie, d’une ironie précise et macabre qui enchanta la tablée
italienne. C’était un personnage d’une trentaine d’années au visage intelligent et
vif, avec des lèvres minces, et un regard qui semblait s’amuser de tout. Comme
il se rendait également à Londres, Guccio et lui décidèrent de faire chemin
ensemble. Ils partirent au milieu du jour.
Se souvenant des conseils de son oncle, Guccio fit parler son compagnon, qui
d’ailleurs ne demandait que cela. Le signor Boccace semblait avoir beaucoup vu.
Il était allé partout, en Sicile, en Vénétie, en Espagne, en Flandre, en Allemagne,
jusqu’en Orient, et s’était tiré avec habileté de bien des aventures ; il connaissait
les mœurs de tous ces pays, avait son opinion personnelle sur la valeur comparée
des religions, méprisait assez les moines et détestait l’Inquisition. Il paraissait
aussi s’intéresser aux femmes ; il laissait entendre qu’il en avait pratiqué
beaucoup, et connaissait sur une foule d’entre elles, illustres ou obscures, de
curieuses anecdotes. Il faisait peu de cas de leur vertu, et son langage s’épiçait, à
leur propos, d’images qui rendaient Guccio songeur. Un esprit libre, ce signor
Boccace, et tout à fait au-dessus du commun.
— J’aurais aimé écrire tout cela si j’avais eu le temps, dit-il à Guccio, toute
cette moisson d’histoires et d’idées que j’ai récoltées au long de mes voyages.
— Que ne le faites-vous, signor ? répondit Guccio.
L’autre soupira, comme s’il avouait quelque rêve inexaucé.
— Trop tard… On ne devient pas clerc à mon âge, dit-il. Quand on a pour
métier de gagner de l’or, après trente ans on ne peut plus rien faire d’autre. Et
puis si j’écrivais tout ce que je sais, je risquerais d’être brûlé.
Cette marche au botte à botte avec un compagnon plein d’intérêt, à travers une
belle campagne verte, enchanta Guccio. Il aspirait avec plaisir l’air printanier ;
les fers des chevaux chantaient à ses oreilles une chanson heureuse, et il prenait
aussi bonne opinion de lui-même que s’il avait partagé toutes les aventures de
son voisin.
Au soir, ils s’arrêtèrent dans une auberge. Les haltes du voyage disposent aux
confidences. Tout en buvant devant le feu des pichets de godale, forte bière
épicée au genièvre, au piment et aux clous de girofle, le signor Boccace raconta
à Guccio qu’il avait une maîtresse française, dont lui était né, l’an passé, un
garçon baptisé Giovanni.
— On dit que les enfants nés hors mariage sont plus vifs et plus vigoureux que
les autres, remarqua sentencieusement Guccio, qui avait quelques
bonnes banalités à sa disposition pour nourrir la conversation.
— Sans doute Dieu leur fait-il des dons d’esprit et de corps pour compenser ce
qu’il leur ôte d’héritage et de respect, répondit le signor Boccace.
— Celui-là, en tout cas, aura un père qui pourra lui apprendre beaucoup.
— À moins qu’il n’en veuille à son père de l’avoir mis au jour dans de si
mauvaises conditions, dit le voyageur des Bardi.
Ils dormirent dans la même chambre. Au petit matin, ils reprirent la route. Des
lambeaux de brume collaient encore à la terre. Le signor Boccace se taisait ; il
n’était pas un homme de l’aube.
Le temps était frais, et le ciel s’éclaircit bientôt. Guccio découvrait une
contrée dont la grâce le ravissait. Les arbres étaient encore nus, mais l’air sentait
la sève, et la terre était déjà verte d’une herbe fraîche et tendre. D’innombrables
haies découpaient les champs et les collines. Le paysage vallonné, ourlé de
forêts, l’éclat vert et bleu de la Tamise aperçue du haut d’une côte, une meute
filant à travers prés, suivie par des cavaliers, tout séduisit Guccio. « La reine
Isabelle a un beau royaume », se disait-il.
À mesure que les lieues passaient, cette reine prenait de plus en plus de place
dans ses pensées. Tout en accomplissant sa mission, pourquoi n’essaierait-il pas
de plaire ? L’histoire des princes et des empires offrait maints exemples de
choses plus étonnantes. « Pour être reine, elle n’en est pas moins femme ; elle a
vingt-deux ans et son époux ne l’aime pas. Les seigneurs anglais ne doivent pas
oser la courtiser, de peur de déplaire au roi. Tandis que moi j’arrive, je suis
messager secret ; pour venir j’ai bravé la tempête… je mets un genou en terre, je
la salue d’un grand coup de bonnet, je baise le bas de sa robe…»
Déjà il polissait les mots par lesquels il allait placer son cœur au service de la
jeune souveraine blonde… « Madame, je ne suis point noble, mais je suis libre
citoyen de Sienne, et je vaux bien mon gentilhomme. J’ai dix-huit ans, et ne
connais pas de plus cher désir que celui de contempler votre beauté, et de vous
faire offre de mon âme et de mon sang…»
— Nous voici bientôt arrivés, dit le signor Boccace.
Ils avaient atteint les faubourgs de Londres sans que Guccio s’en fût aperçu.
Les maisons se rapprochaient le long de la route ; la bonne odeur de forêt avait
disparu ; l’air sentait la tourbe brûlée.
Guccio regardait autour de lui avec surprise. Son oncle Tolomei lui avait
annoncé une ville extraordinaire, et il ne voyait qu’une interminable succession
de villages faits de masures aux murs noirs, avec des ruelles sales où passaient
des femmes chargées de lourds fardeaux, des enfants en guenilles et des soldats
de mauvaise mine.
Soudain,
dans un grand concours de gens, de chevaux et de charrois, les
voyageurs se trouvèrent devant le pont de Londres. Deux tours carrées en
fortifiaient l’entrée, entre lesquelles, le soir, on tendait des chaînes et l’on fermait
d’énormes portes. La première chose que remarqua Guccio, ce fut une tête
humaine, toute sanglante, plantée sur l’une des piques qui hérissaient ces portes.
Les corbeaux tournaient autour de ce visage aux yeux crevés.
— La justice du roi des Anglais a fonctionné ce matin, dit le signor Boccace.
C’est ainsi que finissent ici les criminels, ou ceux qu’on dit tels pour s’en
débarrasser.
— Curieuse enseigne pour accueillir les étrangers, dit Guccio.
— Une manière de leur faire connaître qu’ils n’arrivent point dans une ville de
fleurette et de tendresse.
Ce pont était le seul qui fût alors jeté sur la Tamise ; il formait une véritable
rue construite au-dessus de l’eau et dont les maisons de bois, pressées les unes
contre les autres, abritaient toutes sortes de négoces.
Vingt arches de soixante pieds de haut soutenaient cet extraordinaire édifice. Il
avait fallu près de cent ans pour le bâtir, et les Londoniens en étaient fort
orgueilleux.
Une eau trouble bouillonnait autour des arches ; du linge séchait aux fenêtres ;
des femmes vidaient des seaux dans le fleuve.
En comparaison du pont de Londres, le Ponte Vecchio, à Florence, ne semblait
qu’un jouet, et l’Arno, auprès de la Tamise, qu’un ruisselet. Guccio en fit la
remarque à son compagnon.
— C’est quand même nous qui apprenons tout aux autres peuples, répondit
celui-ci.
Il leur fallut presque un tiers d’heure pour passer de l’autre côté, tant la foule
était dense, et tenaces les mendiants qui les accrochaient par la botte.
En arrivant sur l’autre rive, Guccio aperçut, à main droite, la tour de Londres
dont l’énorme
masse blanche se détachait sur le ciel gris ; puis, à la suite du
signor Boccace, il s’enfonça dans la Cité. Le bruit et l’agitation qui régnaient
dans les rues, la rumeur des voix étrangères, le ciel plombé, la lourde odeur de
fumée qui imprégnait la ville, les cris qui sortaient des tavernes, l’audace des
filles effrontées, la brutalité des soldats braillards, surprirent Guccio.
Au bout de trois cents pas, les voyageurs tournèrent à gauche dans Lombard
Street, où toutes les banques italiennes avaient leur établissement. Maisons de
peu de mine sur l’extérieur, à un étage, deux au plus, mais fort bien entretenues,
avec des portes cirées et des grilles aux fenêtres.
Le signor Boccace laissa
Guccio devant la banque Albizzi. Les deux compagnons de route se séparèrent
avec beaucoup de chaleur, se félicitèrent mutuellement de leur amitié naissante, et se promirent de se revoir très vite, à Paris.
Demain 2ème partie chapitre III Westminster
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