samedi 14 juillet 2018

Le roi de fer - 2ème partie - ch 4 - La créance


IV
LA CRÉANCE
  
En dépit de la courtoisie d’Albizzi, qui lui offrait de demeurer quelques jours, Guccio quitta Londres dès le lendemain, assez mécontent de lui-même. Il avait pourtant parfaitement rempli sa mission, et sur ce point ne méritait que des éloges. Mais il ne se pardonnait pas, lui, libre citoyen de Sienne, et qui par là se jugeait l’égal de tout gentilhomme sur la terre, de s’être à ce point laissé troubler par une présence royale. Car il aurait beau faire, il ne pourrait jamais se cacher que la parole lui avait manqué lorsqu’il s’était trouvé devant la reine d’Angleterre, laquelle ne l’avait même pas honoré d’un sourire. « C’est une femme comme une autre après tout ! Qu’avais-je donc à si fort trembler ? » se répétait-il avec humeur. Mais il se disait cela alors qu’il était bien loin de Westminster. N’ayant pas, comme à l’aller, rencontré de compagnon, il cheminait seul, remâchant son dépit. 
  Cet état d’esprit ne le quitta pas de tout le voyage, et ne fit même que s’exaspérer, à mesure que les lieues passaient. Parce qu’il n’avait pas reçu à la cour d’Angleterre l’accueil qu’il escomptait, parce qu’on ne lui avait pas, sur sa seule mine, rendu des honneurs de prince, il s’était fait l’opinion, lorsqu’il remit le pied en France, que les Anglais constituaient une nation barbare. Quant à la reine Isabelle, si elle était malheureuse, si son mari la bafouait, elle ne recevait là qu’à proportion de son mérite. « Comment ? On traverse la mer, on risque sa vie pour elle, et l’on n’est pas plus remercié que si l’on était un valet ! Ces gens-là ont de grands airs appris, mais point de manières de cour, et ils rebutent les meilleurs dévouements. Ils n’ont point à s’étonner d’être si mal aimés et si bien trahis. » La jeunesse ne renonce pas aisément à ses désirs d’importance. 
  Sur les mêmes routes où, quatre jours plus tôt, il s’était cru déjà ambassadeur et amant royal, Guccio se disait rageusement : « J’aurai ma revanche. » Comment ? Sur qui ? Il n’en savait rien. Mais il lui fallait une revanche. Et d’abord, puisque le destin et le dédain des rois voulaient le maintenir dans sa condition de Lombard il allait se montrer un Lombard comme on en avait rarement vu. Un banquier puissant, audacieux et retors ; un prêteur impitoyable. Son oncle l’avait chargé de passer par le comptoir de Neauphle pour recouvrer une créance ? Eh bien ! Les débiteurs ignoraient quelle foudre allait s’abattre sur leur dos ! 
  Prenant par Pontoise pour bifurquer à travers l’Ile-de-France, Guccio arriva à Neauphle-le-Vieux le jour de la Saint-Hugues. Le comptoir Tolomei occupait une maison proche de l’église, sur la place du bourg. Guccio y entra d’un pas de maître, se fit montrer les registres, houspilla son monde. À quoi le commis principal était-il bon ? Faudrait-il que lui, Guccio Baglioni, propre neveu du chef de la Compagnie, se dérangeât pour chaque créance en souffrance ? 
  Et d’abord, qui étaient ces châtelains de Cressay qui devaient trois cents livres ? On le renseigna. Le père était mort ; oui, cela Guccio le savait. Et puis ? Il y avait deux fils, vingt et vingt-deux ans. Que faisaient-ils ? Ils chassaient… Des fainéants, évidemment. Il y avait aussi une fille, seize ans… laide certainement, décida Guccio. Et une mère, qui faisait marcher la maison depuis le décès du sire de Cressay. Des gens de bonne noblesse, mais sans un sou vaillant… Combien valaient leur château, leurs champs ? Huit cents, neuf cents livres. Ils avaient un moulin, et une trentaine de serfs sur leurs terres. 
  — Et vous n’arrivez pas à les faire payer ? s’écria Guccio. Vous allez voir, avec moi, si cela va durer longtemps ! Comment s’appelle le prévôt de Montfort ? Portefruit ? Très bien. Si ce soir ils n’ont pas remboursé, je vais trouver le prévôt et je les fais saisir. Voilà ! 
  Il se remit en selle et partit au grand trot pour Cressay, comme s’il allait enlever une place forte à lui tout seul. « Mon or ou la saisie… mon or ou la saisie. Et ils iront s’adresser à Dieu ou à ses saints. » Cressay, à une demi-lieue de Neauphle, était un hameau bâti à flanc de val au bord de la Mauldre, rivière qu’on pouvait franchir d’un bon saut de cheval. Le château qu’aperçut Guccio n’était en vérité qu’un petit manoir assez délabré, sans fossé d’enceinte puisque la rivière lui servait de défense, avec des tourelles basses et des abords boueux. 
  Tout y montrait la pauvreté et le mauvais entretien. Les toitures s’affaissaient en plusieurs places ; le pigeonnier paraissait peu garni ; les murs moussus avaient des lézardes, et les bois voisins présentaient des saignées profondes. « Tant pis. Mon or ou la saisie », se répétait Guccio en passant la porte. Mais quelqu’un avait eu la même idée un peu avant lui, et c’était précisément le prévôt Portefruit. Dans la cour, il y avait grand remue-ménage. Trois sergents royaux, bâton à fleur de lis en main, affolant de leurs ordres quelques serfs guenilleux, faisaient rassembler le bétail, lier les bœufs par couple, et monter du moulin des sacs de grain qu’on jetait dans un chariot de la prévôté. Les cris des sergents, les galopades des paysans terrifiés, les bêlements d’une vingtaine de brebis, les cris de la volaille, produisaient un beau vacarme. 
  Personne ne se soucia de Guccio ; personne ne vint lui prendre son cheval dont il attacha lui-même la bride à un anneau. Un vieux paysan passant auprès de lui dit simplement : 
  — Le malheur est sur cette maison. Le maître serait présent qu’il en crèverait une deuxième fois. C’est pas justice ! 
  La porte de la demeure était ouverte et il en venait les éclats d’une violente discussion. « Il paraît que je n’arrive pas le bon jour », pensa Guccio, dont la mauvaise humeur ne faisait que grandir. Il monta les marches du seuil et, se guidant sur les voix, pénétra dans une salle sombre, aux murs de pierre et au plafond à poutres. Une jeune fille, qu’il ne prit pas la peine de regarder, vint à sa rencontre. 
  — Je viens pour affaire et voudrais parler aux maîtres de Cressay, dit-il. 
  — Je suis Marie de Cressay. Mes frères sont là, et ma mère aussi, répondit la jeune fille d’une voix hésitante, en montrant le fond de la pièce. Mais ils sont fort retenus pour l’heure… 
  — N’importe, j’attendrai, dit Guccio. 
  Et, pour affirmer sa volonté, il alla se planter devant la cheminée et tendit sa botte au feu. Au bout de la salle, on criait ferme. Encadrée de ses deux fils, l’un barbu, l’autre glabre, mais tous deux grands et rougeauds, la dame de Cressay s’efforçait de tenir tête à un quatrième personnage dont Guccio comprit bientôt qu’il était le prévôt lui-même. Madame de Cressay, ou dame Eliabel pour le voisinage, avait l’œil brillant, la poitrine forte, et portait une quarantaine généreuse en chair dans ses vêtements de veuve. 
  — Messire prévôt, criait-elle, mon époux s’est endetté à s’équiper pour la guerre du roi où il a gagné plus de meurtrissures que de profits, tandis que le domaine, sans homme, allait comme il pouvait. Nous avons toujours payé la taille et les aides, et donné l’aumône à Dieu. Qui a mieux fait dans la province, qu’on me le dise ? Et c’est pour engraisser des gens de votre sorte, messire Portefruit, dont les grands-pères allaient nu-pieds dans les ruisseaux, qu’on vient nous piller ! 
  Guccio regarda autour de lui. Quelques escabeaux rustiques, deux chaises à dossier, des bancs scellés au mur, des coffres, et un grand bat-flanc à courtine qui laissait apercevoir sa paillasse, constituaient l’ameublement. Au-dessus de la cheminée était accroché un vieil écu aux couleurs déteintes, le bouclier de bataille du feu sire de Cressay. 
  Je ferai plainte au comte de Dreux, continuait dame Eliabel. 
  — Le comte de Dreux n’est point le roi, et ce sont les ordres du roi que j’accomplis, répondit le prévôt. 
  — Je ne vous crois point, messire. Je ne veux point croire que le roi ordonne de traiter comme malfaiteurs des gens qui ont la chevalerie depuis deux cents années. Ou bien alors le royaume ne va plus guère. 
  — Au moins laissez-nous du temps ! dit le fils barbu. Nous paierons par petites sommes. 
  — Finissons ces palabres. Du temps, je vous en ai donné et vous n’avez point payé, coupa le prévôt. 
  Il avait les bras courts, la face ronde et le ton tranchant.  
  — Mon labeur n’est point d’entendre vos griefs, mais de faire rentrer les dettes, continua-t-il. Vous devez encore au Trésor trois cent trente livres. Si vous ne les avez point, tant pis ; je saisis et je vends. 
  Guccio pensa : « Ce gaillard a tout juste le langage que je m’apprêtais à tenir, et quand il sera passé il ne restera guère à prendre. Mauvais voyage, décidément. Faut-il me mettre tout de suite de la partie ? » Et il se sentit de la hargne envers ce prévôt mal venu qui lui coupait l’herbe sous le pied. 
  La jeune fille qui l’avait accueilli était demeurée non loin de lui. Il la regarda mieux. Elle était blonde, avec de belles ondes de cheveux qui sortaient de sa coiffe, une peau lumineuse, un corps fin, droit et bien formé. Guccio dut reconnaître qu’il avait trop hâtivement médit d’elle. Marie de Cressay, pour sa part, semblait fort gênée qu’un inconnu assistât à la scène. Il n’arrivait pas tous les jours qu’un jeune cavalier d’agréable visage, et dont le vêtement disait assez la richesse, passât par ces campagnes ; c’était vraiment malchance que cela se produisît justement quand la famille se montrait sous son plus mauvais jour. 
  Là-bas, au bout de la salle, la discussion se poursuivait. 
  — N’est-ce pas assez de perdre son époux, qu’on doive encore payer six cents livres pour conserver son toit ? Je ferai plainte au comte de Dreux, répétait dame Eliabel. 
  — Nous vous en avons déjà versé deux cent septante, que nous avons dû emprunter, dit le fils barbu. 
  — Nous saisir, c’est nous réduire à famine, et nous vendre, c’est nous vouloir morts, dit le second fils. 
  — Les ordonnances sont les ordonnances, répliqua le prévôt ; je sais mon droit ; je fais la saisie et je ferai la vente. Vexé comme un acteur dépossédé de son rôle, Guccio dit à la jeune fille :  
  — Ce prévôt m’est bien odieux. Que vous veut-il ? 
  — Je ne sais, et mes frères guère davantage ; nous comprenons peu à ces choses, répondit-elle. Il s’agit de la taille de mutation, après le trépas de notre père. 
  — Et c’est pour cela qu’il réclame six cents livres ? dit Guccio en plissant le front. 
  — Ah ! Messire, nous avons le malheur sur nous, murmura-t-elle. 
  Leurs regards se rencontrèrent, se retinrent un instant, et Guccio crut que la jeune fille allait pleurer. Mais non ; elle tenait bon contre l’adversité, et ce ne fut que par pudeur qu’elle détourna ses belles prunelles bleu sombre. Guccio réfléchissait. Soudain, par une grande volte à travers la salle, il vint se planter devant l’agent de l’autorité et lança : 
  — Permettez, messire prévôt ! Ne seriez-vous point un peu en train de voler ? 
  Stupéfait, le prévôt lui fit face et lui demanda qui il était. 
  — Il n’importe, répliqua Guccio, et souhaitez ne point l’apprendre trop vite, si par malchance vos comptes n’étaient pas justes. Mais j’ai, moi aussi, quelque raison de m’intéresser aux hoirs du sire de Cressay. Veuillez me dire à combien vous estimez ce domaine. 
  Comme l’autre essayait de le prendre de haut et menaçait d’appeler ses sergents, Guccio continua : 
  — Prenez garde ! Vous parlez à un homme qui, voici cinq jours, était l’hôte de Madame la reine d’Angleterre, et qui a le pouvoir, demain, de faire savoir à messire Enguerrand de Marigny comment ses prévôts se comportent. Alors répondez, messire : que vaut ce domaine ? 
  Ces paroles firent grand effet. Au nom de Marigny, le prévôt s’était troublé ; la famille se taisait, attentive, étonnée ; et Guccio se sentit comme grandi de deux pouces. 
  — Cressay est porté aux estimations du bailliage pour trois mille livres, répondit enfin le prévôt. 
  — Trois mille, vraiment ? s’écria Guccio. Trois mille livres, ce manoir de campagne, alors que l’hôtel de Nesle, qui est l’un des plus beaux de Paris et la demeure de Monseigneur le roi de Navarre, est inscrit pour cinq mille livres aux registres de la taille ? On estime cher dans votre bailliage. 
  — Il y a les terres. 
  — Le tout en vaut neuf cents, au mieux compté, et je le sais de source sûre. 
  Le prévôt avait au front, entourant l’œil gauche, une large tache de naissance couleur lie-de-vin. Et Guccio, tout en parlant, fixait cette envie, ce qui achevait de décontenancer le prévôt. 
  — Voulez-vous me dire maintenant, reprit Guccio, quelle est la taille de mutation .
  — Quatre sols à la livre, dans le bailliage. 
  — Vous mentez gros, messire Portefruit. La taille est de deux sols pour les nobles, en tous bailliages. Vous n’êtes pas seul à connaître la loi, nous sommes deux… Cet homme se sert de votre ignorance pour vous gruger comme un coquin, dit Guccio en s’adressant à la famille Cressay. Car il vient vous effrayer en vous parlant au nom du roi, mais il ne vous dit pas qu’il a les impôts et tailles en fermage, qu’il versera au Trésor ce qui est prescrit par les ordonnances, et que tout le surplus, il se le mettra en poche. Et s’il vous fait vendre, qui donc achètera, non pas pour trois mille, mais pour neuf cents, ou cinq cents, ou juste pour la dette, le château de Cressay ? Ne serait-ce pas vous, messire prévôt, qui auriez ce beau dessein ? 
  Toute l’irritation de Guccio, ses dépits, sa colère, trouvaient leur emploi et leur exutoire. Il s’échauffait en parlant. Il avait enfin l’occasion d’être important, de se faire respecter, de jouer les hommes forts. Passant allègrement dans le camp qu’il venait attaquer, il prenait la défense des plus faibles et se posait à présent en redresseur de torts. Quant au prévôt, sa grosse face ronde avait pâli et seule son envie violette au-dessus de l’œil gardait une teinte foncée. Il agitait ses bras trop courts d’un mouvement de canard. Il protestait de sa bonne foi. Ce n’était pas lui qui tenait les comptes. On pouvait avoir fait une erreur… ses commis, ou bien ceux du bailliage. 
  — Eh bien ! Nous allons les refaire, vos comptes, dit Guccio. 
  En quelques instants, il lui démontra que les Cressay ne devaient pas, tout additionné, principal et intérêts, plus de cent livres et quelques sols. 
  — Alors, maintenant, venez donner ordre à vos sergents de délier les bœufs, de reporter le blé au moulin et de laisser en paix d’honnêtes gens ! Et, empoignant le prévôt par l’emmanchure, il l’amena jusqu’à la porte. L’autre s’exécuta et cria aux sergents qu’il y avait erreur, qu’il fallait vérifier, qu’on reviendrait une autre fois, et que, pour l’instant, on remît tout en place. Il croyait en avoir fini, mais Guccio le ramena vers le milieu de la salle, en lui disant : 
  — Et à présent, rendez nous cent septante livres. Car Guccio avait si bien pris le parti des Cressay qu’il commençait à dire « nous » en défendant leur cause. 
  Là, le prévôt s’étrangla de fureur, mais Guccio le calma vite. 
  — N’ai-je pas entendu tout à l’heure, demanda-t-il, que vous aviez déjà perçu, par le passé, deux cents et septante livres ? 
  Les deux frères acquiescèrent. 
  — Alors, messire prévôt… cent septante, dit Guccio en tendant la main. 
  Le gros Portefruit voulut ergoter. Ce qui était versé était versé. Il faudrait voir aux comptes de la prévôté. D’ailleurs, il n’avait pas une telle somme sur lui. Il reviendrait. 
  — Mieux vaudrait que vous eussiez cet or en votre sac. Êtes-vous bien sûr de n’avoir rien récolté aujourd’hui ?… Les enquêteurs de messire de Marigny sont rapides, déclara Guccio, et votre intérêt vous commande de clore cette affaire sur-le-champ. 
  Le prévôt balança un instant. Appeler ses sergents ? Mais le jeune homme avait l’air singulièrement vif, et il portait une bonne dague au côté. Et puis il y avait les deux frères Cressay, solidement taillés, et dont les épieux de chasse étaient à portée de main, sur un coffre. Les paysans prendraient sûrement la cause de leurs maîtres. Mauvaise affaire dans laquelle il valait mieux ne pas s’aventurer, surtout si elle devait venir aux oreilles de Marigny… Il se rendit et, sortant une grosse bougette de dessous son vêtement, il compta le trop-perçu. Seulement alors Guccio le laissa partir. 
  — Nous nous souviendrons de votre nom, messire prévôt, lui cria-t-il sur la porte. 
  Et il revint, riant largement, en découvrant toutes ses dents qu’il avait belles, blanches et serrées. Aussitôt la famille l’entoura, l’accablant de bénédictions, le traitant en sauveur. Dans l’élan général, la belle Marie de Cressay saisit la main de Guccio et y posa ses lèvres ; puis elle parut effrayée de ce qu’elle avait osé. Guccio, enchanté de lui-même, s’installait à merveille dans son nouveau rôle. Il venait de se conduire selon l’idéal des preux ; il était le chevalier errant arrivant dans un château inconnu pour secourir la jeune fille en détresse, délivrer des méchants la veuve et les orphelins. 
  — Mais enfin, qui êtes-vous, messire, à qui nous devons tant ? demanda Jean de Cressay, celui qui portait barbe. 
  — Je m’appelle Guccio Baglioni ; je suis le neveu de la banque Tolomei, et je viens pour la créance.
  Le silence se fit dans la pièce. Toute la famille s’entre-regarda avec angoisse et consternation. Et Guccio eut l’impression qu’on le dépouillait d’une belle armure. Dame Eliabel se reprit la première. Elle rafla prestement l’or laissé par le prévôt et, montrant un sourire de façade, elle dit d’un ton enjoué qu’elle tenait avant toute chose à ce que leur bienfaiteur partageât leur dîner. Elle commença de s’affairer, expédia ses enfants vers diverses tâches, puis, les réunissant à la cuisine, elle leur dit : 
  — Soyons sur nos gardes, c’est tout de même un Lombard. Il faut toujours se méfier de ces gens-là, surtout quand ils vous ont rendu service. Il est bien
regrettable que votre pauvre père ait dû recourir à eux. Montrons à celui-ci, qui d’ailleurs a fort bonne mine, que nous n’avons point d’argent ; mais faisons en sorte qu’il n’oublie point que nous sommes nobles. 
  Par chance, les deux fils avaient, la veille, rapporté de la chasse assez de gibier ; on tordit le cou à quelques volailles, et l’on put ainsi accommoder les deux services à quatre plats que commandait l’étiquette seigneuriale. Le premier service fut composé d’un brouet d’Allemagne surmonté d’œufs frits, d’une oie, d’un civet de lapin et d’un lièvre rôti ; le second, d’une queue de sanglier en sauce, d’un chapon, de lait lardé et de blanc-manger. Petit menu, mais qui tranchait toutefois sur l’ordinaire de bouillies de farine et de lentilles au gras dont la famille se contentait le plus souvent. Tout cela prit du temps à accommoder. Du cellier, on monta de l’hydromel, du cidre, et même les dernières fioles d’un vin un peu piqué. La table fut dressée sur des tréteaux dans la grande salle, contre l’un des bancs. Une nappe blanche tombait jusqu’à terre, que les convives remontèrent sur leurs genoux, afin de pouvoir s’y essuyer les mains. Il y avait une écuelle d’étain pour deux. Les plats étaient posés au milieu de la table, et chacun y piquait avec la main. Trois paysans qui, à l’accoutumée, s’occupaient de la basse-cour, avaient été appelés pour assurer le service. Ils fleuraient un peu le porc et le clapier. 
  — Notre écuyer tranchant ! dit dame Eliabel avec une mimique d’excuse et d’ironie, en désignant le boiteux qui coupait les rouelles de pain, épaisses comme des meules, sur lesquelles on mangeait les viandes. Il faut vous dire, messire Baglioni, qu’il s’entend surtout à fendre le bois. Cela explique… 
  Guccio mangea et but beaucoup. L’échanson avait la main lourde, et l’on eût dit qu’il versait à boire aux chevaux. La famille poussa Guccio à parler, ce qu’il fit volontiers. Il raconta sa tempête sur la Manche de telle façon que ses hôtes en laissèrent tomber la queue de sanglier dans la sauce. Il disserta de tout, des événements, de l’état des routes, des Templiers, du pont de Londres, de l’Italie, de l’administration de Marigny. À l’entendre, il était l’intime de la reine d’Angleterre, et il insista si fort sur le mystère de sa mission qu’on eût pu croire qu’il allait y avoir la guerre entre les deux pays. « Je ne saurais vous en dire davantage, car ceci est secret du royaume et ne m’appartient point. » 
  À faire étalage de soi devant autrui, on se persuade aisément soi-même ; et Guccio, voyant les choses d’autre façon que le matin, considérait son voyage comme une grande réussite. Les deux frères Cressay, braves jeunes gens, mais pas très déliés de cervelle, et qui n’avaient jamais poussé plus loin que Dreux, contemplaient avec admiration et envie ce garçon qui était leur cadet et avait déjà tant vu et tant fait. Dame Eliabel, un peu à l’étroit dans sa robe, se laissait aller à regarder tendrement le jeune Toscan, et, en dépit de sa prévention contre les Lombards, elle trouvait bien du charme aux cheveux bouclés, aux dents éclatantes, au noir regard, et même à l’accent zézayant de Guccio. Elle lui servait le compliment avec adresse. « Méfie-toi des flatteries, avait dit souvent Tolomei à son neveu. La flatterie est le pire péril pour un banquier. On résiste mal à écouter dire du bien de soi, et mieux vaut pour nous un voleur qu’un flatteur. » Mais Guccio buvait la louange comme il buvait l’hydromel. 
  En vérité, c’était surtout pour Marie de Cressay qu’il parlait, pour cette jeune fille qui ne le quittait pas des yeux en levant ses beaux cils dorés. Elle avait une manière d’écouter, les lèvres entrouvertes comme une grenade mûre, qui donnait envie à Guccio de parler, de parler encore. L’éloignement ennoblit facilement les gens. Pour Marie, Guccio figurait exactement le prince étranger en voyage. Il était l’imprévu, l’inespéré, le rêve trop souvent fait, inaccessible, et qui soudain frappe à la porte avec un vrai visage, un corps bellement vêtu, une voix.  
  L’émerveillement qu’il lisait dans le regard de Marie fit que Guccio la trouva bientôt la plus belle fille qu’il ait vue au monde, et la plus désirable. Auprès d’elle la reine d’Angleterre lui semblait froide comme la pierre d’un tombeau. « Si elle paraissait à la cour, et vêtue pour cela, se disait-il, elle y serait dans la semaine la plus admirée. » Lorsqu’on se rinça les mains, chacun était un peu ivre, et le jour venait de tomber. Dame Eliabel décida que le jeune homme ne pouvait pas repartir à cette heure et le pria d’accepter le coucher, si modeste qu’il fût. Elle l’assura aussi que sa monture avait été bien soignée et conduite aux écuries. L’existence du chevalier d’aventure continuait, et Guccio trouvait cette vie exaltante. Bientôt dame Eliabel et sa fille se retirèrent. Les frères Cressay conduisirent le voyageur dans la chambre réservée aux hôtes de passage, et qui semblait n’avoir pas servi depuis longtemps. À peine couché, Guccio coula dans le sommeil, en pensant à une bouche, pareille à une grenade mûre, sur laquelle il buvait tout l’amour du monde.

Demain 2ème partie chapitre V La route de Neauphle 

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