mercredi 4 juillet 2018

Les rois maudits - Le roi de fer - Ch. 3 - Les brus du roi



Une savoureuse odeur de farine, de beurre chaud et de miel flottait autour de l’éventaire. 
— Chaudes, chaudes les oublies ! Tout le monde n’en aura pas. Allez, bourgeois, mangez ! Chaudes les oublies ! criait le marchand qui s’agitait derrière un fourneau en plein air. Il faisait tout à la fois, étalait la pâte, retirait du feu les crêpes cuites, rendait la monnaie, surveillait les gamins pour les empêcher de chaparder. 
— Chaudes les oublies ! 
Il était si affairé qu’il ne remarqua pas le client dont la main blanche laissa glisser une piécette de cuivre, en paiement d’une crêpe dorée, croustillante et roulée en cornet. Il vit seulement la même main reposer l’oublie dans laquelle on n’avait mordu qu’une bouchée. 
— En voilà bien un dégoûté, dit le marchand en tisonnant son feu. On leur en baillera : pur froment et beurre de Vaugirard… 
À ce moment, il se releva et resta bouche bée, son dernier mot arrêté dans la gorge, en apercevant le client auquel il s’adressait. Cet homme de très haute taille, aux yeux immenses et pâles, qui portait chaperon blanc et tunique demi longue… Avant que le marchand ait pu amorcer une courbette ou balbutier une excuse, l’homme au chaperon blanc s’était déjà éloigné, et l’autre, bras ballants tandis que sa nouvelle fournée d’oubliés était en train de brûler, le regardait s’enfoncer dans la foule. Les rues marchandes de la Cité, au dire des voyageurs qui avaient parcouru l’Afrique et l’Orient, ressemblaient assez aux souks d’une ville arabe. Même grouillement incessant, mêmes échoppes minuscules tassées les unes contre les autres, mêmes senteurs de graisse cuite, d’épices et de cuir, même marche lente des chalands gênant le passage des ânes et des portefaix. Chaque rue, chaque venelle, avait sa spécialité, son métier particulier ; ici les tisserands dont on apercevait les métiers dans les arrière-boutiques, là les savetiers tapant sur les pieds de fer, et plus loin les selliers tirant sur l’alène, et ensuite les menuisiers tournant les pieds d’escabelles.

Il y avait la rue aux Oiseaux, la rue aux Herbes et aux Légumes, la rue des Forgerons toute résonnante du bruit des enclumes. Les orfèvres, installés le long du quai qui portait leur nom, travaillaient devant leurs petits réchauds. On apercevait de minces bandes de ciel entre les maisons de bois et de torchis, aux pignons rapprochés. Le sol était couvert d’une fange assez malodorante où les gens traînaient, selon leur condition, leurs pieds nus, leurs patins de bois ou leurs souliers de cuir. L’homme aux hautes épaules et au chaperon blanc continuait d’avancer lentement dans la cohue, les mains derrière le dos, insoucieux semblait-il de se faire bousculer. Beaucoup de passants, d’ailleurs, s’effaçaient devant lui et le saluaient. Il leur répondait d’un bref signe de tête. Il avait une carrure d’athlète ; ses cheveux blond roux, soyeux, terminés en rouleaux, lui tombaient presque jusqu’au col, encadrant un visage régulier et d’une rare beauté de traits. Trois sergents royaux, en habit bleu, et portant au creux du bras un bâton sommé d’une fleur de lis, suivaient ce promeneur à quelque distance mais sans jamais le perdre des yeux, s’arrêtant lorsqu’il s’arrêtait, se remettant en marche en même temps que lui. 

Soudain, un jeune homme en justaucorps serré, entraîné par trois grands lévriers qu’il menait en laisse, déboucha d’une ruelle et vint se jeter contre le flâneur, manquant de le renverser. Les chiens se mêlèrent, hurlèrent. 
— Mais prenez donc garde où vous cheminez ! s’écria le jeune homme avec un fort accent italien. Pour un peu, vous tombiez sur mes chiens. Il m’aurait plu qu’ils vous mordissent. 
Dix-huit ans au plus, bien pris dans sa petite taille, les yeux noirs et le menton fin, il forçait la voix pour faire l’homme. Tout en dépêtrant la laisse, il continuait : 
— Non sipuo vedere un cretino peggiore… 
Mais déjà les trois sergents l’encadraient ; l’un d’eux le prit par le bras et lui dit un mot à l’oreille. Aussitôt le jeune homme ôta son bonnet et s’inclina avec un grand geste de respect. Un rassemblement discret s’était formé. 
— Voilà de beaux chiens de courre ; à qui sont-ils ? demanda le promeneur en dévisageant le garçon de ses yeux immenses et froids. 
— À mon oncle, le banquier Tolomei… pour vous servir, répondit le jeune homme en s’inclinant une seconde fois. Sans rien ajouter, l’homme au chaperon blanc poursuivit son chemin. Quand il se fut un peu éloigné, ainsi que les sergents, les gens s’esclaffèrent autour du jeune Italien. Celui-ci n’avait pas bougé de place et semblait avoir quelque peine à digérer sa méprise ; les chiens eux-mêmes se tenaient cois.
Eh bien ! Il n’est plus tout faraud ! disait-on en riant. 
— Regardez-le ! Il a manqué jeter le roi par terre, et de surcroît il l’a injurié. 
— Tu peux t’apprêter à coucher cette nuit en prison, mon garçon, avec trente coups de fouet. 
L’Italien fit front aux badauds. 
— Eh quoi ! Je ne l’avais jamais vu ; comment le pouvais-je reconnaître ? Et puis apprenez, bonnes gens, que je suis d’un pays où il n’y a pas de roi pour qui l’on doive se coller contre les murs. Dans ma ville de Sienne, chaque citoyen peut être roi à son tour. Et qui veut prendre en gire Guccio Baglioni n’a qu’à le dire ! 
Il avait lancé son nom comme un défi. L’orgueil susceptible des Toscans assombrissait son regard. Il portait au côté une dague ciselée. Personne n’insista ; le jeune homme claqua des doigts pour relancer ses chiens et continua sa route, moins assuré qu’il ne voulait le paraître, en se demandant si sa sottise n’aurait pas de fâcheuses conséquences. Car c’était bien le roi Philippe le Bel qu’il venait de bousculer. Ce souverain que nul n’égalait en puissance aimait ainsi marcher à travers sa ville, comme un simple bourgeois, se renseignant sur les prix, goûtant les fruits, tâtant les étoffes, écoutant les propos. Il prenait le pouls de son peuple. Des étrangers, parfois, s’adressaient à lui pour trouver leur chemin. Un soldat, un jour, l’avait arrêté lui réclamant un arriéré de paye. Aussi avare de paroles que d’argent, il lui arrivait rarement, au cours de sa promenade, de prononcer plus de trois phrases, ou de dépenser plus de trois sols. 

Le roi passait par le marché à la viande, lorsque le bourdon de Notre-Dame se mit à sonner, en même temps qu’une grande rumeur s’élevait. 
— Les voilà ! Les voilà ! cria-t-on dans la rue. 
La rumeur se rapprochait ; des passants se mirent à courir dans sa direction. Un gros boucher sortit de derrière son étal, le tranchet à la main, en hurlant : 
— À mort les hérétiques ! 
Sa femme l’accrocha par la manche. 
— Hérétiques ? Pas plus que toi, dit-elle. Reste donc ici à servir la pratique, tu seras plus utile, grand fainéant. 
Ils se prirent de bec. Aussitôt un attroupement se fit autour d’eux. 
— Ils ont avoué devant les juges ! continuait le boucher. 
— Les juges ? répliqua quelqu’un. On n’en connaît que d’une sorte. Ils jugent à la commande de ceux qui les payent. Chacun voulut alors faire entendre son avis. 
— Les Templiers sont de saints hommes. Ils ont toujours bien fait l’aumône. 
— Il fallait leur prendre leur argent, mais point les torturer.
C’était le roi leur plus fort débiteur. Plus de Templiers, plus de dette. 
— Le roi a bien fait. 
— Le roi ou les Templiers, dit un apprenti, c’est du pareil au même. Faut laisser les loups se manger entre eux ; pendant ce temps-là, ils ne nous dévorent pas. 
Une femme, à ce moment, se retourna, pâlit, et fit signe aux autres de se taire. Philippe le Bel était derrière eux et les observait de son regard glacial. Les sergents s’étaient insensiblement rapprochés, prêts à intervenir. En un instant l’attroupement se dispersa, et ceux qui le composaient partirent au pas de course en criant bien fort : 
— Vive le roi ! À mort les hérétiques ! 
On aurait pu croire que le roi n’avait pas entendu. Rien dans son visage n’avait bougé, rien n’y avait paru. S’il prenait plaisir à surprendre les gens, c’était un plaisir secret. La clameur grossissait toujours. Le cortège des Templiers passait à l’extrémité de la rue, et le roi put voir un instant, par l’échappée entre les maisons, le chariot et ses quatre occupants. Le grand-maître se tenait droit ; il avait l’air d’un martyr, mais non d’un vaincu. Laissant la foule se précipiter au spectacle, Philippe le Bel, d’un pas égal, par les rues brusquement vidées, revint vers son palais. Le peuple pouvait bien maugréer un peu, et le grand-maître redresser son vieux corps torturé. Dans une heure tout serait terminé, et la sentence dans l’ensemble bien accueillie. Dans une heure, l’œuvre de sept années serait accomplie, parachevée. Le Tribunal épiscopal avait statué : les archers étaient nombreux ; les sergents gardaient les rues. Dans une heure, l’affaire des Templiers serait effacée des soucis publics, et le pouvoir royal en sortirait grandi et renforcé. 
« Même ma fille Isabelle sera satisfaite. J’aurai fait droit à sa prière, et de la sorte contenté tout le monde. Mais il était temps d’en finir », se disait le roi Philippe. 

Il rentra dans sa demeure par la Galerie mercière. Tant de fois remanié, au cours des siècles, sur ses vieilles fondations romaines, le Palais venait d’être entièrement rénové par Philippe, et sensiblement agrandi. L’époque était à la construction, et les princes rivalisaient sur ce point. Ce qui se faisait à Westminster était, à Paris, déjà terminé. Des édifices anciens, Philippe n’avait gardé intacte que la Sainte-Chapelle bâtie par son grand-père Saint Louis. Le nouvel ensemble de la Cité, avec ses grandes tours blanches se reflétant dans la Seine, était imposant, massif, ostentatoire.

Fort regardant à la petite dépense, le roi Philippe ne lésinait pas dès lors qu’il s’agissait d’affirmer la puissance de l’État. Mais comme il ne négligeait aucun profit, il avait concédé aux merciers, moyennant redevance annuelle, le privilège de tenir boutique dans la grande galerie du Palais, qu’on appelait de ce fait la Galerie mercière, avant de l’appeler la Galerie marchande. Cet immense vestibule, haut et vaste comme une cathédrale à deux nefs, faisait l’admiration des voyageurs. Sur les chapiteaux des piliers se dressaient quarante statues figurant les quarante rois qui, depuis Pharamond et Mérovée, s’étaient succédé à la tête du royaume franc. Face à l’effigie de Philippe le Bel avait été placée celle d’Enguerrand de Marigny, coadjuteur et recteur du royaume, qui avait inspiré et dirigé les travaux. Ouverte à tout venant, la Galerie constituait un lieu de promenade, de négoce et de rencontres galantes. On y pouvait faire ses emplettes et en même temps y côtoyer les princes. La mode se décidait là. Une foule incessamment déambulait entre les éventaires, au-dessous des grandes statues royales. Broderies, dentelles, soieries, velours et camelins, passementeries, articles de parure et de petite joaillerie s’entassaient, chatoyaient, miroitaient sur les comptoirs de chêne dont le soir on relevait l’abattant, ou chargeaient des tables à tréteaux, ou pendaient à des perches. Dames de la cour, bourgeoises, servantes allaient d’un étalage à l’autre. On palpait, on discutait, on rêvait, on flânait. L’endroit bruissait de discussions, de marchandages, de conversations, de rires, dominés par le boniment des vendeurs racolant la pratique. Nombreuses étaient les voix aux accents étrangers, surtout des accents d’Italie et de Flandre. Un gaillard efflanqué proposait des mouchoirs brodés, disposés sur une bâche de chanvre, à même le sol. 
— Ah ! N’est-ce point pitié, belles dames, criait-il, que de se moucher dans ses doigts ou dans sa manche, quand vous avez pour ce faire des toiles si finement adornées, que vous pouvez nouer avec grâce autour de votre bras ou de votre aumônière ! 
Un autre amuseur, à quelques pas, jonglait avec des bandes de dentelles de Malines et les lançait si haut que leurs arabesques blanches montaient jusqu’aux éperons de pierre de Louis le Gros. 
— On brade, on donne ! Six deniers l’aune. Laquelle de vous n’a six deniers pour se faire les tétons aguicheurs ? 

Philippe le Bel traversa la Galerie dans toute la longueur. La plupart des hommes, sur son passage, s’inclinaient ; les femmes amorçaient une révérence. Sans qu’il le montrât, le roi aimait l’animation de la Galerie mercière et les marques de déférence qu’il y recueillait. Le bourdon de Notre-Dame continuait à tinter ; mais le son n’en parvenait ici qu’atténué, assourdi. À l’extrémité de la Galerie, non loin des degrés du grand escalier, se tenaient un groupe de trois personnes, deux très jeunes femmes, un jeune homme, dont la beauté, la mise et aussi l’assurance attiraient l’attention discrète des passants. Les jeunes femmes étaient deux des belles-filles du roi, celles qu’on appelait « les sœurs de Bourgogne ». Elles se ressemblaient peu. L’aînée, Jeanne, mariée au second fils de Philippe le Bel, le comte de Poitiers, avait à peine vingt et un ans. Elle était grande, élancée, avec des cheveux blond cendré, un maintien un peu composé, et un long œil oblique de lévrier. Elle se vêtait avec une simplicité qui était presque une recherche. Ce jour-là, elle portait une robe de velours gris clair, aux manches collantes, sur laquelle était passé un surcot bordé d’hermine qui s’arrêtait aux hanches. Sa sœur Blanche, épouse de Charles de France, le cadet des princes royaux, était plus petite, plus ronde, plus rose, plus spontanée. Âgée de dix-huit ans, elle gardait aux joues les fossettes de l’enfance. Elle avait une blondeur chaude, des yeux marron clair, très brillants, et de petites dents transparentes. S’habiller était pour elle plus qu’un jeu, une passion. Elle s’y livrait avec une extravagance qui ne relevait pas forcément du meilleur goût. Elle s’ornait le front, le col, les manches, la ceinture du plus de bijoux qu’elle pouvait. Sa robe était brodée de perles et de fils d’or. Mais elle avait tant de grâce et semblait si contente d’ellemême qu’on lui pardonnait volontiers cette profusion naïve. Le jeune homme qui se trouvait auprès des deux princesses était vêtu comme il convenait à un officier de maison souveraine. Il était question dans ce petit groupe d’une affaire de cinq jours dont on discutait à mi-voix avec une agitation contenue. 
— Est-il raisonnable de se mettre en telle peine pour cinq jours ? disait la comtesse de Poitiers. 
Le roi surgit de derrière une colonne qui avait masqué son approche. 
— Bonjour, mes filles, dit-il. 
Les jeunes gens se turent brusquement. Le beau garçon salua très bas et s’écarta d’un pas, gardant les yeux à terre. Les deux jeunes femmes, après qu’elles eurent fléchi le genou, demeurèrent muettes, rougissantes, un peu embarrassées. Ils avaient l’air tous trois pris en faute. 
— Eh bien ! Mes filles, demanda le roi, ne dirait-on pas que je suis de trop dans votre babil ? Que contiez-vous donc ? Il n’était nullement surpris de cet accueil car il avait accoutumé de voir les gens, et même ses familiers ou ses plus proches parents, intimidés par sa présence. Une sorte de mur de glace le séparait d’autrui. Il ne s’en étonnait plus, mais s’en affligeait. Il croyait faire tout le nécessaire pour se rendre avenant et aimable. Ce fut la jeune Blanche qui reprit le plus rapidement assurance. 
— Il faut nous pardonner, Sire, dit-elle, mais nos paroles ne sont guère aisées à vous répéter ! 
— Pourquoi cela ? 
— C’est que… nous disions du mal de vous. 
— En vérité ? dit Philippe le Bel, ne sachant comment il devait entendre la plaisanterie. 
Il arrêta son regard sur le jeune homme, qui demeurait en retrait, et, le désignant du menton : 
— Qui est ce damoiseau ? demanda-t-il. 
— Messire Philippe d’Aunay, écuyer de notre oncle Valois, répondit la comtesse de Poitiers. 
Le jeune homme salua de nouveau. 
— N’avez-vous pas un frère ? dit le roi s’adressant à l’écuyer. 
— Oui, Sire, un frère qui est à Monseigneur de Poitiers, répondit le jeune d’Aunay, rougissant et la voix mal assurée. 
— C’est cela ; je vous confonds toujours, dit le souverain. Puis revenant à Blanche : 
— Alors, quel mal disiez-vous de moi, ma fille ? 
— Jeanne et moi étions d’accord pour vous en vouloir beaucoup, Sire mon père, car voici cinq nuits de suite que nos maris ne nous sont point de service, tant vous les retenez tard aux séances du Conseil, ou les envoyez loin pour les affaires du royaume. 
— Mes filles, mes filles, ce ne sont point paroles à prononcer tout haut ! dit le roi. 
Il était pudique de nature, et on le disait observer une stricte chasteté depuis neuf ans qu’il était veuf. Mais il semblait qu’il ne pût sévir contre Blanche. La vivacité de celle-ci, sa gaieté, son audace à tout dire, le désarmaient. Il était à la fois amusé et choqué. Il sourit, ce qui ne lui arrivait pas une fois le mois. 
— Et la troisième, que dit-elle ? ajouta-t-il. 
Par la troisième, il entendait Marguerite de Bourgogne, cousine de Jeanne et de Blanche, et mariée à l’héritier du trône, Louis, roi de Navarre. 
— Marguerite ? s’écria Blanche. Elle s’enferme, elle fait son œil noir, et elle dit que vous êtes aussi méchant que vous êtes beau. 
Cette fois encore, le roi resta un peu indécis, comme s’il s’interrogeait sur la manière de prendre ce dernier trait. Mais le regard de Blanche était si limpide, si candide ! Elle était la seule personne qui osât lui parler d’un tel ton et qui ne tremblât pas en sa présence. 
— Eh bien ! Rassurez Marguerite, et rassurez-vous, Blanche. Mes fils Louis et Charles pourront vous tenir compagnie ce soir. Aujourd’hui est une bonne journée pour le royaume, dit Philippe le Bel. Il n’y aura pas conseil ce soir. Quant à votre époux, Jeanne, qui est allé à Dole et à Salins veiller aux affaires de votre comté, je ne pense pas qu’il demeure encore absent plus d’une semaine. 
— Alors je m’apprête à fêter son retour, dit Jeanne en courbant son beau cou. 
C’était pour le roi Philippe une très longue conversation que celle qu’il venait de tenir. Il tourna les talons brusquement, sans dire adieu, et gagna le grand escalier qui menait à ses appartements. 
— Dieu soit loué ! dit Blanche, la main sur la poitrine, en le regardant disparaître. Nous l’avons échappé belle. 
— J’ai cru défaillir de peur, dit Jeanne. 
Philippe d’Aunay était rouge jusqu’aux cheveux, non plus de confusion à présent, mais de colère. 
— Grand merci, dit-il sèchement à Blanche. Ce sont choses agréables à entendre que celles que vous avez dites. 
— Et que vouliez-vous que je fisse ? s’écria Blanche. Avez-vous trouvé mieux, vous ? Vous êtes resté court et tout bredouillant. Il nous arrive sus sans qu’on l’ait vu. Il a l’oreille la plus fine du royaume. Si jamais il a surpris nos propos, c’était bien la seule façon de lui donner le change. Et plutôt que de récriminer encore, Philippe, vous feriez mieux de me féliciter. 
— Ne recommencez point, dit Jeanne. Marchons, rapprochons-nous des boutiques ; quittons cet air de complot. 
Ils avancèrent, répondant aux saluts dont on les honorait. — Messire, reprit Jeanne à mi-voix, je vous ferai remarquer que c’est vous, par votre sotte jalousie, qui êtes cause de cette alarme. Si vous ne vous étiez pas mis à si fort vous plaindre au propos de Marguerite, nous n’eussions point couru le risque que le roi en entendît trop. Philippe d’Aunay gardait la mine sombre. 
— En vérité, dit Blanche, votre frère est plus agréable que vous. 
— C’est sans doute qu’il est mieux traité, et j’en suis heureux pour lui, répondit le jeune homme. En effet, je suis un bien grand sot de me laisser humilier par une femme qui me traite en valet, m’appelle dans son lit quand l’envie lui en prend, m’éloigne quand l’envie lui passe, me laisse des jours sans me donner signe de vie, et qui feint de ne pas me reconnaître quand elle me croise. Quel jeu joue-t-elle, à la parfin ? 
Philippe d’Aunay, écuyer de Monseigneur de Valois, était depuis quatre ans l’amant de Marguerite de Bourgogne, l’aînée des belles-filles de Philippe le Bel.
S’il osait en parler de la sorte devant Blanche de Bourgogne, épouse de Charles de France, c’était parce que Blanche se trouvait être la maîtresse de son frère, Gautier d’Aunay, écuyer du comte de Poitiers. Et s’il pouvait s’en ouvrir devant Jeanne de Bourgogne, comtesse de Poitiers, c’était parce que celle-ci, bien qu’elle ne fût encore la maîtresse de personne, favorisait pourtant, moitié par faiblesse, moitié par amusement, l’intrigue des deux autres brus royales, combinait les rendez-vous, facilitait les rencontres. Ainsi, en cet avant-printemps 1314, le jour même où l’on allait juger les Templiers et où cette grave affaire était le principal souci de la couronne, deux fils de France, l’aîné, Louis, et le puîné, Charles, portaient les cornes par la grâce de deux écuyers appartenant l’un à la maison de leur oncle, l’autre à la maison de leur frère, et ceci sous la garde de leur belle-sœur Jeanne, épouse constante mais entremetteuse bénévole, qui prenait un trouble plaisir à vivre les amours d’autrui. 
— En tout cas, ce soir, point de tour de Nesle, dit Blanche. — Pour moi, cela ne fera guère de différence avec les jours précédents, répondit Philippe d’Aunay. Mais j’enrage à penser que cette nuit, entre les bras de Louis de Navarre, Marguerite aura sans doute les même mots… 
— Ah ! Mon ami, c’est aller trop loin, dit Jeanne avec beaucoup de hauteur. Tout à l’heure vous accusiez Marguerite, sans raison, d’avoir d’autres amants. Maintenant vous voudriez empêcher qu’elle ait un époux. Les faveurs qu’elle vous consent vous font trop oublier qui vous êtes. Je pense que demain je vais conseiller à notre oncle de vous envoyer quelques mois dans son comté de Valois, où sont vos terres, pour vous mettre l’esprit en repos. 
Du coup, le beau Philippe d’Aunay se trouva calmé. 
— Oh ! Madame, murmura-t-il. Je crois que j’en mourrais. Il était bien plus séduisant ainsi que dans la colère. On l’eût effrayé à plaisir, rien que pour voir s’abaisser ses longs cils soyeux et trembler légèrement son menton blanc. Il était soudain si malheureux, si pitoyable, que les deux jeunes femmes, oubliant leurs alertes, ne purent s’empêcher de sourire. 
— Vous direz à votre frère Gautier que ce soir je soupirerai bien après lui, dit Blanche de la plus douce façon du monde. 
On ne pouvait savoir si elle parlait sincèrement. 
— Ne faudrait-il pas… dit d’Aunay un peu hésitant, prévenir Marguerite de ce que nous venons d’apprendre dans le cas où pour ce soir elle aurait prévu… 
— Que Blanche en décide ; moi, je ne me charge plus de rien, dit Jeanne. J’ai eu trop peur. Je ne veux plus être mêlée à vos affaires. Un jour cela finira mal, et vraiment c’est me compromettre à plaisir, pour rien. 
— Il est vrai, dit Blanche, que tu ne profites guère des aubaines. De nos trois maris, c’est le tien qui s’absente le plus souvent. Si Marguerite et moi avions cette chance… — Mais je n’en ai pas le goût, répliqua Jeanne. 
— Ou pas le courage, dit Blanche. 
— Il est vrai que même si je le voulais, je n’ai pas ton habileté à dissimuler, ma sœur, et je suis sûre que je me trahirais tout de suite. 
Ayant dit cela, Jeanne resta songeuse un instant. Non, certes, elle n’avait pas envie de tromper Philippe de Poitiers ; mais elle était lasse de passer pour prude… 
— Madame, lui dit Philippe, ne pourriez-vous me charger… d’un message pour votre cousine ? 
Jeanne considéra le jeune homme, de biais, avec une indulgence attendrie. 
— Vous ne pouvez donc plus vivre sans la belle Marguerite? répondit-elle. Allons, je vais être bonne. Je vais acheter pour Marguerite quelque pièce de parure que vous irez lui porter de ma part. Mais c’est la dernière fois. 
Ils s’approchèrent d’un éventaire. Tandis que les deux jeunes femmes se consultaient, Blanche allant tout droit aux objets les plus chers, Philippe d’Aunay repensait à la brusque apparition du roi. 
« Chaque fois qu’il me voit, il me demande mon nom. Cela fait bien la sixième fois. Et toujours il fait allusion à mon frère. » 
Il eut une sourde appréhension et se demanda pourquoi il éprouvait toujours un si vif malaise devant le souverain. À cause de son regard sans doute, à cause de ces yeux trop grands, immobiles, et de leur étrange couleur incertaine, entre le gris et le bleu pâle, pareille à celle de la glace des étangs les matins d’hiver, des yeux qu’on ne cessait de revoir pendant des heures après les avoir rencontrés. Aucun des trois jeunes gens n’avait remarqué un seigneur d’immense stature, portant des bottes rouges, et qui, arrêté à mi-marches, sur le grand escalier, les observait depuis un moment. 
— Messire Philippe, je n’ai point assez d’argent sur moi ; voulez-vous payer ? C’était Jeanne qui venait de parler, tirant Philippe d’Aunay de ses réflexions. 
L’écuyer s’exécuta avec empressement. Jeanne avait choisi pour Marguerite une ceinture de velours sur laquelle étaient cousus des motifs d’argent filigrane. 
— Oh ! Je voudrais la même, dit Blanche. 
Mais elle non plus n’avait pas d’argent, et Philippe régla également son achat. Il en était toujours ainsi lorsqu’il les accompagnait. Elles l’assuraient de le rembourser, mais elles oubliaient aussitôt, et il était trop gentilhomme pour le leur rappeler. 
— Prends garde, mon fils, lui avait dit un jour messire Gautier d’Aunay le père ; les femmes les plus riches sont celles qui coûtent le plus cher.
Il en faisait la constatation à ses dépens. Mais il s’en moquait. Les d’Aunay pouvaient se dispenser de compter ; leurs domaines de Vémars et d’Aunay-lès Bondy, entre Pontoise et Luzarches, leur assuraient d’importants revenus. À présent, Philippe d’Aunay tenait son prétexte à courir vers l’hôtel de Nesle, où demeuraient le roi et la reine de Navarre, de l’autre côté de l’eau. En passant par le pont Saint-Michel, il n’en avait que pour quelques minutes. Il salua les deux princesses et se dirigea vers les portes de la Galerie mercière. 

Le seigneur aux bottes rouges le suivit du regard, un regard de chasseur. Ce seigneur était Robert d’Artois, revenu depuis quelques jours d’Angleterre. Il parut réfléchir ; puis il descendit l’escalier et, à son tour, gagna la rue. Dehors, le bourdon de Notre-Dame s’était tu, et il régnait sur l’île de la Cité un silence inhabituel, impressionnant. Que se passait-il à Notre-Dame?


Demain chapitre IV Notre Dame était blanche

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