mardi 17 juillet 2018

Le roi de fer - 2ème partie - ch 7 - Tel père telle fille



VII 
TEL PÈRE, TELLE FILLE

Un chandelier d’argent niellé, sommé d’un gros cierge entouré d’une couronne de chandelles, éclairait sur la table la liasse de parchemins dont le roi venait d’achever l’examen. De l’autre côté des fenêtres, le parc se dissolvait dans le crépuscule ; Isabelle, le visage tourné vers la nuit, regardait l’ombre prendre les arbres un à un. Depuis Blanche de Castille, Maubuisson, aux abords de Pontoise, était demeure royale et Philippe le Bel en avait fait l’une de ses résidences habituelles. Il avait du goût pour ce domaine silencieux, clos de hautes murailles, pour son parc, et pour son abbaye où des sœurs bénédictines menaient une vie paisible rythmée par les offices religieux. Le château lui-même n’était pas grand ; mais Philippe le Bel en appréciait le calme. 
  — C’est là que je prends conseil de moi, avait-il déclaré un jour. 
  Il y habitait avec sa famille et une cour réduite. Isabelle était arrivée l’après-midi, au terme de son voyage. Elle avait abordé ses trois belles-sœurs, Marguerite, Jeanne et Blanche, avec un visage parfaitement souriant, et répondu d’un ton de circonstance à leurs paroles d’accueil. Le souper avait été bref. Et maintenant Isabelle était enfermée tête à tête avec son père dans la pièce où il aimait à s’isoler. Le roi Philippe l’observait de ce regard glacé dont il contemplait toute créature humaine, fût-ce sa propre enfant. Il attendait qu’elle parlât ; elle n’osait pas. « Je vais lui faire tant de mal », pensait-elle. Et soudain, à cause de cette présence, de ce parc, de ces arbres, de ce silence, il vint à Isabelle une grande bouffée de souvenirs d’enfance, en même temps que de pitié pour elle-même. 
  — Mon père, dit-elle, mon père, je suis malheureuse. Ah ! Comme la France me semble loin depuis que je suis reine d’Angleterre ! Et comme j’ai le regret des jours qui ne sont plus ! 
  Elle eut à se défendre contre la tentation des larmes. 
  — Est-ce pour m’informer de ceci, Isabelle, que vous avez entrepris ce long voyage ? demanda le roi d’une voix sans chaleur. 
  — Si ce n’est à mon père, à qui dirai-je que je n’ai pas de bonheur ? répondit elle. 
  Le roi regarda la fenêtre, maintenant obscure, et dont le vent faisait vibrer les vitraux ; puis il regarda les chandelles, puis le feu. 
  — Le bonheur… dit-il lentement. Qu’est-ce donc que le bonheur, ma fille, sinon de convenir à notre destinée ? 
  Ils étaient assis face à face sur des sièges de chêne. 
  — Je suis reine, il est vrai, dit-elle à voix basse. Mais est-ce qu’on me traite en reine là-bas ? 
  — Vous fait-on du tort ? 
  Il avait mis peu de surprise dans sa question, sachant trop ce qu’elle allait répondre. 
  — Ignorez-vous à qui vous m’avez mariée ? dit-elle. Est-ce un mari, celui qui déserte mon lit depuis le premier jour ? À qui ni les soins, ni les égards, ni les sourires qui lui viennent de moi, n’arrachent un mot ? Qui me fuit comme si j’étais affligée de la lèpre et distribue, non pas même à des favorites, mais à des hommes, mon père, à des hommes, les faveurs qu’il m’a ôtées ? 
  Philippe le Bel connaissait tout cela depuis longtemps, et depuis longtemps aussi sa réponse était prête. 
  — Je ne vous ai point mariée à un homme, Isabelle, mais à un roi. Je ne vous ai point sacrifiée par erreur. Est-ce à vous que je dois apprendre ce que nous devons à nos États, et que nous ne sommes point nés pour nous laisser aller à nos douleurs de personnes ? Nous ne vivons point nos propres vies, mais celles de nos royaumes, et c’est par là seulement que nous pouvons trouver notre contentement… si nous convenons à notre destinée. 
  En parlant, il s’était rapproché du chandelier. La lumière accusait les reliefs ivoirins de son beau visage. « Je n’aurais pu aimer qu’un homme qui lui ressemblât, pensa Isabelle. Et jamais je n’aimerai, car jamais je ne trouverai d’homme à sa semblance. » Puis à haute voix : 
  — Ce n’est point pour pleurer sur mes maux que je suis venue en France, mon père. Mais je suis aise que vous m’ayez rappelé ce respect de soi qui convient aux personnes royales, et aussi que le bonheur n’est point ce que nous devons poursuivre. J’aimerais seulement qu’autour de vous chacun en pensât autant. 
  — Pourquoi êtes-vous venue ? Elle prit son souffle : 
  — Parce que mes frères ont épousé des garces, mon père, que je l’ai su, et que je suis aussi âpre que vous à défendre l’honneur. 
  Philippe le Bel soupira. 
  — Vous n’aimez pas, je le sais, vos belles-sœurs. Mais ce qui vous en sépare… 
  — Ce qui m’en sépare, mon père, c’est l’honnêteté. Je sais des choses que l’on vous a cachées. Écoutez-moi, car je ne vous apporte point seulement des mots. Connaissez-vous le jeune messire Gautier d’Aunay ? 
  — Ils sont deux frères que je confonds toujours. Leur père fut avec moi en Flandre. Celui dont vous me parlez a épousé une Montmorency, n’est-il pas vrai ? Et il est à mon fils Poitiers, comme écuyer… 
  — Il est également à votre bru Blanche, mais d’une autre façon. Son frère cadet Philippe, qui est à mon oncle Valois… 
  — Oui, dit le roi, oui… 
  Un léger pli horizontal partageait son front ordinairement dépourvu de toute ride. 
  — … Eh bien ! Celui-là est à Marguerite, que vous avez choisie pour être un jour reine de France. Quant à Jeanne, on ne lui nomme pas d’amant ; mais on sait au moins qu’elle couvre les plaisirs de sa sœur et de sa cousine, protège les visites de leurs galants à la tour de Nesle, et s’acquitte très bien d’un métier qui a un fort vieux nom… Et apprenez que toute la cour en parle, sauf à vous. 
  Philippe le Bel leva la main. 
  — Vos preuves, Isabelle ? 
  — Vous les trouverez à la ceinture des frères d’Aunay. Vous y verrez pendre des aumônières que j’ai envoyées l’autre mois à mes belles-sœurs et que j’ai reconnues hier, sur ces gentilshommes, dans l’escorte qui m’a menée ici. Je ne m’offense pas du peu de cas que vos brus font de mes présents. Mais de tels joyaux accordés à des écuyers ne peuvent être que le paiement d’un service. Cherchez le service. S’il vous faut d’autres faits, je crois pouvoir facilement vous les fournir. 
  Philippe le Bel regardait sa fille. Elle avait porté son accusation sans hésiter, sans faiblir, avec au fond des yeux quelque chose de déterminé, d’irréductible où il se retrouvait. Elle était vraiment sa fille. Il se leva, et resta un long moment debout devant la fenêtre. 
  — Venez, dit-il enfin. Allons chez elles. 
  Il ouvrit la porte, traversa une pièce sombre, poussa une seconde porte qui donnait sur le chemin de ronde. D’un coup, le vent de la nuit les enveloppa, faisant battre et flotter derrière eux leurs amples vêtements. De courtes rafales secouaient les ardoises du toit. D’en bas, montait l’odeur de la terre humide. Devant les pas du roi et de sa fille, des archers se levaient le long des créneaux. Les trois brus avaient leurs appartements dans l’autre aile du château de Maubuisson. 
  Quand il se trouva devant la porte des princesses, Philippe le Bel s’arrêta un instant. Il écouta. Des rires et de petits cris de joie lui parvenaient à travers le vantail de chêne. Il regarda Isabelle. 
  — Il faut, dit-il. 
  Isabelle inclina la tête sans répondre. Le roi ouvrit la porte. Marguerite, Jeanne et Blanche poussèrent un cri de surprise, et leurs rires se cassèrent net. Elles étaient en train de jouer avec des marionnettes ; elles reconstituaient une scène inventée par elles et qui, réglée par un maître jongleur, les avait fort diverties un jour, à Vincennes, mais dont le roi s’était irrité. Les marionnettes étaient faites à l’image des principaux personnages de la cour. Le petit décor représentait la chambre du roi, où celui-ci figurait, couché dans un lit paré d’un drap d’or. Monseigneur de Valois frappait à la porte et demandait à parler à son frère. Hugues de Bouville, le grand chambellan, répondait que le roi ne voulait parler à personne, et avait défendu qu’on le dérangeât. Monseigneur de Valois s’en repartait tout en colère. Venaient ensuite cogner à l’huis les marionnettes de Louis de Navarre et du prince Charles. Bouville faisait aux fils du roi la même réponse. Enfin, précédé de trois sergents massiers, se présentait Enguerrand de Marigny ; aussitôt on lui ouvrait la porte tout grand, en lui disant : « Monseigneur, soyez le bienvenu. Le roi a désir de vous voir. » 
  Cette satire avait paru déplacée à Philippe le Bel ; il avait interdit qu’on la répétât. Mais les jeunes princesses passaient outre, en secret, y prenant d’autant plus de plaisir que c’était amusement défendu. Elles variaient le texte et renchérissaient de trouvailles et de moqueries, surtout quand elles maniaient les marionnettes qui représentaient leurs maris. 
  Elles furent, à l’entrée du roi et d’Isabelle, comme trois écolières prises en faute. En hâte, Marguerite ramassa un surcot qui traînait sur un siège et le revêtit pour couvrir sa gorge trop dénudée. Blanche releva ses tresses qu’elle avait dérangées en simulant le courroux de l’oncle Valois. Jeanne, qui gardait le mieux son calme, dit vivement : 
  — Nous avons fini, Sire, nous avons juste fini ; mais vous auriez pu tout entendre sans qu’il y eût motif à vous courroucer. Nous allons tout ranger. 
  Elle frappa dans ses mains. 
  — Holà ! Beaumont, Comminges, mes bonnes… 
  — Inutile d’appeler vos dames, dit brièvement le roi. 
  Il avait à peine regardé leur jeu ; il les regardait, elles. La plus jeune, Blanche, avait dix-huit ans, les deux autres vingt et un. Il les avait vues grandir, embellir, depuis qu’elles étaient arrivées, chacune environ sa douzième ou treizième année, pour épouser l’un de ses fils. Mais elles ne semblaient pas avoir acquis plus de cervelle qu’elles n’en possédaient alors. Elles jouaient encore avec des marionnettes… Se pouvait-il que si grande malice de femme logeât dans ces êtres là, qui lui semblaient toujours des enfants ? « Peut-être, pensa-t-il, je ne connais rien aux femmes. » 
  — Où sont vos époux ? demanda-t-il. 
  — Dans la salle d’armes, Sire mon père, dit Jeanne. 
  — Vous le voyez, je ne suis pas venu seul, reprit-il. Vous dites souvent que votre belle-sœur ne vous aime point. Et pourtant on me rapporte qu’elle vous a fait à chacune un fort beau présent… 
  Isabelle vit comme une lueur s’éteindre dans les yeux de Marguerite et de Blanche. 
  — Voulez-vous, poursuivit lentement Philippe le Bel, me montrer ces aumônières que vous avez reçues d’Angleterre ? 
  Le silence qui suivit sépara le monde en deux. Il y avait d’un côté le roi de France, la reine d’Angleterre, la cour, les barons, les royaumes ; et puis, de l’autre, trois femmes fautives et découvertes pour lesquelles commençait un long cauchemar. 
  — Eh bien mes filles ! dit le roi. Pourquoi ne répondez-vous ? 
  Il continuait de les regarder fixement, de ses yeux immenses, dont les paupières ne battaient pas. 
  — J’ai laissé mon aumônière à Paris, dit Jeanne. 
  — Moi de même, moi de même, dirent aussitôt les deux autres. 
  Philippe le Bel, lentement, se dirigea vers la porte. Ses belles-filles, blêmes, observaient ses gestes. La reine Isabelle s’était adossée au mur, et respirait à petits coups. Le roi dit, sans se retourner : 
  — Puisque ces aumônières sont à Paris, nous enverrons deux écuyers les prendre sur-le-champ. 
  Il ouvrit la porte, appela un homme de garde et lui commanda d’aller quérir les frères d’Aunay. Blanche n’y résista pas. Elle se laissa choir sur un tabouret, la tête vidée de sang, le cœur arrêté et son front s’inclina de côté, comme si elle défaillait. Jeanne la secoua par le bras pour l’obliger à se ressaisir. Marguerite, de ses petites mains brunes, tordait machinalement le cou d’une marionnette. Isabelle ne bougeait pas. Elle sentait sur elle les regards de Marguerite et de Jeanne ; son rôle de délatrice lui devenait lourd à porter. Elle éprouva soudain une grande fatigue. « J’irai jusqu’au bout », pensa-t-elle. Les frères d’Aunay entrèrent, empressés, confus, se bousculant presque dans leur désir de bien servir et de se faire valoir. Isabelle étendit la main. 
  — Mon père, dit-elle, ces gentilshommes semblent avoir prévenu votre souhait, puisque voici qu’ils apportent, pendues à leurs ceintures, les aumônières que vous demandiez à voir. 
  Philippe le Bel se tourna vers ses brus. 
  — Pouvez-vous me faire connaître comment ces écuyers se trouvent pourvus des présents que vous a faits votre belle-sœur ? 
  Aucune ne répondit. Philippe d’Aunay regarda Isabelle avec étonnement, tel un chien qui ne comprend pas pourquoi on le bat, puis tourna les yeux vers son aîné, en cherchant protection. Gautier avait la bouche entrouverte. 
  — Gardes ! Au roi ! cria Philippe le Bel. 
  Sa voix fit passer le froid dans l’échine des assistants, et se répercuta, insolite, terrible, à travers le château et la nuit. Depuis plus de dix ans, depuis la bataille de Mons-en-Pévèle exactement, où il avait rameuté ses troupes et forcé la victoire, on ne l’avait jamais entendu crier, et l’on ne se rappelait plus qu’il pût avoir cette force dans la gorge. Ce furent d’ailleurs les seuls mots qu’il prononça ainsi. 
  — Appelez votre capitaine, dit-il à l’un des hommes qui accouraient. 
  Aux autres, il commanda de se tenir sur la porte. On entendit une lourde galopade le long du chemin de ronde, et, un moment après, messire Alain de Pareilles entra, tête nue, achevant de se harnacher. 
  — Messire Alain, lui dit le roi, saisissez-vous de ces deux écuyers. Au cachot et aux fers. Ils auront à répondre devant ma justice. 
  Gautier d’Aunay voulut s’élancer. 
  — Sire, balbutia-t-il, Sire… 
  — Il suffit, dit Philippe le Bel. C’est à messire de Nogaret que vous devrez parler à présent… Messire Alain, reprit-il, les princesses seront gardées ici par vos hommes, jusqu’à nouvel avis. Défense à elles de sortir. Défense à quiconque, à leurs servantes, à leurs parents, même à leurs époux, de pénétrer céans, ou de parler avec elles. Vous m’en répondrez. 
  Si surprenants que fussent ces ordres, Alain de Pareilles les entendit sans broncher. Rien ne pouvait étonner l’homme qui avait arrêté le grand-maître des Templiers. La volonté du roi était sa seule loi. 
  — Allons, messires, dit-il aux deux frères en leur désignant la porte. 
  Gautier, se mettant en marche, murmura : 
  — Prions Dieu, Philippe ; tout est fini… 
  Leurs pas, couverts par ceux des hommes d’armes, décrurent sur les dalles.
Marguerite et Blanche écoutèrent ce roulement de semelles qui emportait leurs amours, leur honneur, leur fortune, leur vie tout entière. Jeanne se demandait si elle parviendrait jamais à se disculper. Marguerite, brusquement, jeta dans le feu la marionnette déchirée. Blanche, de nouveau, était au bord de s’évanouir. 
  — Viens, Isabelle, dit le roi. 
  Ils sortirent. La jeune reine d’Angleterre avait vaincu ; mais elle se sentait lasse, et étrangement émue parce que son père lui avait dit : « Viens, Isabelle. » C’était la première fois qu’il la tutoyait depuis le temps de sa petite enfance. Ils reprirent, l’un suivant l’autre, le chemin de ronde. 
  Le vent d’est poussait dans le ciel d’énormes nuages sombres. Le roi repassa par son cabinet, se saisit du chandelier d’argent, et partit à la recherche de ses fils. Sa grande ombre s’enfonça dans un escalier à vis. Son cœur lui semblait pesant, et il ne sentait pas les gouttes de cire qui coulaient sur ses doigts.

Demain 2ème partie chapitre VIII Mahaut de Bourgogne

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