VIII
MAHAUT DE BOURGOGNE
Vers le milieu de la même nuit, deux cavaliers, qui avaient fait partie de
l’escorte d’Isabelle, s’éloignèrent du château de Maubuisson. C’étaient Robert
d’Artois et son serviteur Lormet, à la fois valet, confident, compagnon d’armes
et de route, et fidèle exécuteur de toutes besognes.
Transfuge, pour quelque pendable raison, de la maison des comtes de
Bourgogne, Lormet le Dolois, depuis que Robert se l’était attaché, n’avait
pratiquement pas quitté ce dernier d’une minute ni d’une semelle. C’était
merveille que de voir ce petit homme rond, râblé et déjà grisonnant, s’inquiéter
en toute occasion de son jeune géant de maître, et le suivre pas à pas pour le
seconder en toute entreprise, comme il l’avait fait récemment dans le guet-apens
tendu aux frères d’Aunay.
Le jour se levait lorsque les deux cavaliers arrivèrent aux portes de Paris. Ils
mirent au pas leurs chevaux fumants, et Lormet bâilla une bonne dizaine de fois.
À cinquante ans passés, il résistait mieux qu’un jeune écuyer aux longues
courses à cheval, mais le manque de sommeil l’accablait. Sur la place de Grève se faisait le rassemblement habituel des manœuvres en
quête de travail. Contremaîtres des chantiers du roi et patrons mariniers
circulaient entre les groupes pour embaucher aides, débardeurs, et
commissionnaires.
Robert d’Artois traversa la place et s’engagea dans la rue
Mauconseil où habitait sa tante, Mahaut d’Artois.
— Vois-tu, Lormet, dit le géant, je veux que cette chienne trop grasse entende
son malheur de ma propre bouche. Voici un grand moment de plaisir, en ma vie,
qui s’approche. Je veux voir la mauvaise gueule de ma tante, lorsque je vais lui
conter ce qui se passe à Maubuisson. Et je veux qu’elle vienne à Pontoise ; et je
veux qu’elle aide à sa ruine en allant braire devant le roi, et je veux qu’elle en
crève de dépit.
Lormet bâilla un bon coup.
— Elle crèvera, Monseigneur, elle crèvera, soyez-en sûr, vous faites bien tout
ce qu’il faut pour cela, dit-il.
Ils atteignaient l’imposant hôtel des comtes d’Artois.
— N’est-ce point vilenie qu’elle soit à se goberger en ce gros logis que mon grand-père a fait bâtir ! reprit Robert. C’est moi qui devrais y vivre !
— Vous y vivrez, Monseigneur, vous y vivrez.
— Et je t’en ferai concierge, avec cent livres par an.
— Merci, Monseigneur, répondit Lormet comme s’il avait déjà la haute
fonction, et l’argent en poche.
D’Artois sauta au bas de son percheron, lança la bride à Lormet, et saisit le
heurtoir dont il frappa quelques coups à fendre la porte.
Le battant clouté s’ouvrit, livrant passage à un gardien de belle taille, fort
éveillé, et qui tenait à la main une masse grosse comme le bras.
— Qui va là ? demanda le gardien, indigné d’un pareil vacarme.
Mais Robert d’Artois le poussa de côté et pénétra dans l’hôtel. Une dizaine de
valets et de servantes s’affairaient au nettoyage matinal des cours, des couloirs et
des escaliers. Robert, bousculant tout le monde, gagna l’étage des appartements.
— Holà ! Un valet accourut, tout effaré, un seau à la main.
— Ma tante, Picard ! Il me faut voir ma tante dans l’instant.
Picard, la tête plate et le cheveu rare, posa son seau et répondit :
— Elle mange, Monseigneur.
— Eh bien ! Je n’en suis point dérangé ! Préviens-la de ma venue, et fais vite !
S’étant rapidement composé une mine de douleur et d’émotion, Robert
d’Artois suivit le valet jusqu’à la chambre.
Mahaut, comtesse d’Artois, pair du royaume, ex-régente de Franche-Comté,
était une puissante femme entre quarante et quarante-cinq ans, à la carcasse
haute et solide, aux flancs massifs. Son visage, au masque engraissé, donnait une
impression de force et de volonté. Elle avait le front large et bombé, le cheveu
encore bien châtain, la lèvre un peu trop duvetée, la bouche rouge.
Tout était grand chez cette femme, les traits, les membres, l’appétit, les
colères, l’avidité à posséder, les ambitions, le goût du pouvoir. Avec l’énergie
d’un homme de guerre et la ténacité d’un légiste, elle menait sa cour d’Arras
comme elle avait mené sa cour de Dole, surveillant l’administration de ses
territoires, exigeant l’obéissance de ses vassaux, ménageant la force d’autrui,
mais frappant sans pitié l’ennemi découvert.
Douze ans de lutte avec son neveu lui avaient appris à le bien connaître.
Chaque fois qu’une difficulté survenait, chaque fois que les seigneurs d’Artois
regimbaient, chaque fois qu’une ville protestait contre l’impôt, Mahaut ne tardait
pas à déceler quelque action de Robert, en sous-main.
« C’est un loup sauvage, un grand loup cruel et faux, disait-elle en parlant de
lui. Mais je suis plus solide de tête, et il finira par se briser lui-même à force d’en
trop faire. »
Ils se parlaient à peine depuis de longs mois et ne se voyaient que par
obligation, à la cour.
Ce matin-là, assise devant une petite table dressée au pied de son lit, la
comtesse Mahaut mâchait, tranche après tranche, un pâté de lièvre qui constituait
le début de son menu de réveil.
De même que Robert s’appliquait à feindre l’émoi et le chagrin, elle
s’appliqua, quand elle le vit entrer, à feindre le naturel et l’indifférence.
— Eh ! Vous voilà bien vif à l’aurore, mon neveu. Vous arrivez comme la
tempête ! D’où vient cette hâte ?
— Madame ma tante, s’écria Robert, tout est perdu !
Sans changer d’attitude, Mahaut s’arrosa tranquillement le gosier d’une pleine
timbale de vin d’Arbois, à la belle couleur de rubis, et qu’elle préférait à tout
autre.
— Qu’avez-vous perdu, Robert ? Un autre procès ? demanda-t-elle.
— Ma tante, je vous jure que ce n’est point l’instant de nous larder de traits.
Le malheur qui s’abat sur notre famille ne souffre pas qu’on plaisante.
— Quel malheur pour l’un de nous pourrait être un malheur pour l’autre ? dit
Mahaut avec un calme cynisme.
— Ma tante, nous sommes dans la main du roi.
Mahaut laissa paraître un peu d’inquiétude dans son regard. Elle se demandait
quel piège on pouvait bien lui tendre, et ce que signifiait tout ce préambule.
D’un geste qui lui était familier, elle retroussa ses manches sur ses avant-bras
fort gras et charnus. Puis elle plaqua la main sur la table et appela :
— Thierry !
— Je ne saurais parler devant personne d’autre que vous, s’écria Robert. Ce
que je viens vous apprendre touche à notre honneur.
— Bah ! Tu peux tout dire devant mon chancelier.
Elle se méfiait et voulait un témoin.
Un court instant, ils se mesurèrent du regard, elle attentive, lui se délectant de
la comédie qu’il jouait. « Appelle donc ton monde, pensait-il. Appelle, et que
chacun entende. »
C’était chose singulière que de voir s’observer, se jauger, s’affronter ces deux
êtres qui avaient tant de traits en commun, ces deux taureaux de même espèce et
de même sang, qui se ressemblaient si fort et se détestaient si bien.
La porte s’ouvrit et Thierry d’Hirson parut. Chanoine capitulaire de la
cathédrale d’Arras, chancelier de Mahaut et un peu aussi son amant, ce petit
homme bouffi, au visage rond, au nez pointu et blanc, ne manquait pas
d’assurance ni d’autorité.
Il salua Robert et lui dit, le regardant par-dessous les paupières, ce qui le
forçait à tenir la tête très en arrière :
— C’est chose rare que votre visite, Monseigneur.
— Mon neveu a, paraît-il, un grave malheur à m’apprendre, dit Mahaut.
— Hélas ! fit Robert en se laissant choir sur un siège.
Il prit un temps ; Mahaut commençait à trahir quelque impatience.
— Nous avons eu ensemble des différends, ma tante… reprit-il.
— Bien plus, mon neveu ; de très vilaines querelles, et qui se sont terminées
sans avantage pour vous.
— Certes, certes, et Dieu m’est témoin que je vous ai souhaité tout le mal
possible.
Il reprenait sa ruse favorite, la bonne grosse franchise avec l’aveu de ses
mauvaises intentions, pour dissimuler l’arme qu’il tenait en main.
— Mais jamais je ne vous aurais souhaité cela, continua-t-il. Car vous me
savez bon chevalier, et ferme sur tout ce qui touche à l’honneur.
— Mais qu’est-ce, à la fin ? Parle donc ! s’écria Mahaut.
— Vos filles, mes cousines, sont convaincus d’adultère, et arrêtées sur l’ordre
du roi, et Marguerite avec elles.
Mahaut n’accusa pas tout de suite le coup. Elle n’y croyait pas.
— De qui tiens-tu cette fable ?
— De moi-même, ma tante ; et toute la cour à Maubuisson en sait autant. Cela
s’est passé à la nuit tombée.
Il prit plaisir à user les nerfs de Mahaut, ne lui livrant l’affaire que bribe après
bribe, ou tout au moins ce qu’il voulait lui en laisser savoir.
— Ont-elles avoué ? demanda Thierry d’Hirson, toujours regardant par dessous ses paupières.
— Je ne sais, répondit Robert. Mais les jeunes d’Aunay sont, en ce moment,
en train d’avouer pour elles entre les mains de votre ami Nogaret.
— Mon ami Nogaret… répéta lentement Thierry d’Hirson. Seraient-elles
innocentes, avec lui elles sortiront plus noires que la poix.
— Ma tante, reprit Robert, j’ai fait en pleine nuit les dix lieues de Pontoise à
Paris pour venir vous avertir, car personne ne songeait à le faire. Croyez-vous
encore que ce soient de mauvais sentiments qui m’amènent ?
Mahaut observa son neveu un instant, et dans le drame où elle se trouvait,
pensa : « Peut-être est-il capable parfois d’un bon mouvement. »
Puis, d’un ton bourru, elle lui dit :
— Veux-tu manger ?
À ce seul mot, Robert comprit qu’elle était vraiment frappée.
Il saisit sur la table un faisan froid qu’il rompit en deux, avec les mains, et
dans lequel il commença de mordre. Soudain, il vit sa tante changer étrangement
de couleur. D’abord le haut de sa gorge, au-dessus de la robe bordée d’hermine,
devint rouge écarlate, puis le cou, puis le bas du visage. On voyait le sang lui
envahir la face, atteindre le front et le faire virer au cramoisi. La comtesse
Mahaut porta la main à sa poitrine.
« Nous y sommes, pensa Robert. Elle en crève. Elle va crever ! »
Il fut bientôt déçu, car la comtesse se dressa, balayant d’un grand geste du
bras pâté de lièvre, timbales et plats d’argent qui allèrent rouler au sol avec
fracas.
— Les garces ! hurla-t-elle. Après tout ce que j’ai fait pour elles, après les
mariages que je leur ai arrangés… Se faire pincer comme des ribaudes. Eh bien !
Qu’elles perdent tout ! Qu’on les enferme, qu’on les empale, qu’on les pende !
Le chanoine-chancelier ne bougeait pas. Il avait l’habitude des fureurs de la
comtesse.
— Voyez-vous, c’est tout juste ce que je pensais, ma tante, dit Robert la
bouche pleine. C’est bien mal vous remercier de toute votre peine…
— Il faut que j’aille à Pontoise sur l’heure, dit Mahaut sans l’entendre. Il faut
que je les voie et leur souffle ce qu’elles doivent répondre.
— Je doute que vous y parveniez, ma tante. Elles sont au secret, et nul ne
peut…
— Alors, je parlerai au roi. Béatrice ! Béatrice ! appela-t-elle.
Une tenture se souleva ; une grande fille d’une vingtaine d’années, brune, la
poitrine ronde et ferme, la hanche marquée, la jambe longue, entra sans se
presser. Dès qu’il l’aperçut, Robert d’Artois se sentit de l’appétit pour elle.
— Béatrice, tu as tout entendu, n’est-ce pas ? demanda Mahaut.
— Oui… Madame… répondit la jeune fille d’une voix un peu narquoise, qui
traînait sur la fin des mots. J’étais derrière la porte… comme de coutume…
Cette curieuse lenteur qu’elle avait dans la voix, dans les gestes, elle l’avait
aussi dans la manière de se déplacer et de regarder. Elle donnait une impression
de mollesse onduleuse et d’anormale placidité ; mais l’ironie lui brillait aux
yeux, entre de longs cils noirs. Le malheur des autres, leurs luttes et leurs drames
devaient sûrement la réjouir.
— C’est la nièce de Thierry, dit Mahaut à Robert, en la désignant. J’en ai fait
ma première demoiselle de parage.
Béatrice d’Hirson dévisageait Robert d’Artois avec une sournoise impudeur.
Elle était visiblement curieuse de connaître ce géant dont elle avait tant entendu
parler comme d’un être malfaisant.
— Béatrice, reprit Mahaut, fais atteler ma litière et seller six chevaux. Nous
partons pour Pontoise.
Béatrice continuait de regarder Robert dans les yeux, et l’on eût pu croire qu’elle n’avait pas écouté. Il y avait chez cette belle fille quelque chose d’irritant
et de trouble. Elle établissait avec les hommes, dès le premier abord, une relation
d’immédiate complicité, comme si elle ne devait leur opposer aucune résistance.
Mais en même temps, elle leur faisait se demander si elle était complètement
stupide ou si elle se moquait paisiblement d’eux.
« Belle gueuse… J’en ferais bien mon passe-temps d’un soir », pensa Robert
tandis qu’elle sortait sans hâte.
Du faisan, il ne restait qu’un os qu’il jeta dans le feu.
À présent, Robert avait
soif. Il prit sur une crédence l’aiguière dont Mahaut s’était servie, et se versa une
grande rasade dans la gorge.
La comtesse marchait de long en large, retroussant ses manches.
— Je ne vous laisserai pas seule de ce jour, ma tante, dit d’Artois. Je vous
accompagne. C’est un devoir de famille.
Mahaut leva les yeux vers lui, encore un peu soupçonneuse. Puis elle se
décida enfin à lui tendre les mains.
— Tu m’as été souvent à nuisance, Robert, et je gage que tu me le seras
encore. Mais aujourd’hui, je dois le reconnaître, tu te conduis comme un brave
garçon.
Demain 2ème partie chapitre IX Le sang des rois
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