mardi 10 juillet 2018

Les rois maudits - Le roi de fer - Ch 9 - les tire-laine

IX
LES TIRE-LAINE

Indécis, les frères d’Aunay, qui venaient de sortir de la tour de Nesle, piétinaient dans la vase et scrutaient l’obscurité. Leur passeur avait disparu. 
— Je m’en doutais. Ce batelier ne me plaisait guère, dit Philippe. Nous aurions dû nous méfier. 
— Je lui ai donné trop d’argent, répondit Gautier. Le maraud aura jugé sa journée faite et il sera allé assister au supplice. 
— Tant mieux s’il ne s’agit que de cela. 
— Et de quoi voudrais-tu qu’il s’agît ? 
— Je ne sais… Ce bonhomme vient se proposer pour nous passer, en geignant qu’il n’avait rien gagné de tout le jour. On lui dit d’attendre ; il s’en va. 
— Et que voulais-tu faire ? Nous n’avions pas le choix. Il était seul. 
— Précisément, dit Philippe. Et aussi, il posait un peu trop de questions. 

Il prêta l’oreille, guettant un bruit de rames ; mais on n’entendait rien d’autre que le clapotement du fleuve et la rumeur dispersée des gens qui regagnaient leur demeure dans Paris. Là-bas, sur l’île aux Juifs, qu’on commencerait, dès demain, à appeler l’îlot des Templiers, tout s’était éteint. Une odeur de fumée se mêlait à la fade odeur de la Seine. 
— Il ne nous reste qu’à rentrer à pied, dit Gautier. Nous aurons les chausses crottées jusqu’aux cuisses. Ce n’est que petit mal pour grand plaisir. 
Ils avancèrent le long des fossés de Nesle, se donnant le bras pour éviter de glisser. 
— Je me demande de qui elles les ont reçues, dit soudain Philippe. 
— Quelles choses ? 
— Les aumônières. 
— Est-ce encore à cela que tu penses ? répondit Gautier. Moi, je t’avoue que je ne m’en soucie guère. Qu’importe la provenance si le don est plaisant ! 
En même temps, il caressait l’aumônière à sa ceinture, et sentait sous ses doigts le relief des pierres précieuses.
 — Une parente… Ce ne peut être quelqu’un de la cour, reprit Philippe. Marguerite et Blanche ne sauraient risquer qu’on reconnaisse ces bourses sur nous. À moins… à moins qu’elles n’aient feint qu’on les leur ait données, alors qu’elles les ont payées de leur cassette. 
Il était disposé, maintenant, à attribuer à Marguerite toutes les délicatesses d’âme. 
— Que préfères-tu ? dit Gautier. Savoir ou avoir ? 

À ce moment quelqu’un siffla, non loin d’eux. Ils sursautèrent et, d’un même mouvement, mirent la main à leur dague. Une rencontre, à cette heure, en ce lieu, avait toute chance d’être une mauvaise rencontre. 
— Qui va là ? dit Gautier. 
Ils entendirent un nouveau sifflement, et n’eurent même pas le temps de se mettre en garde. Six hommes, jaillis de la nuit, s’étaient jetés sur eux. Trois des assaillants, s’attaquant à Philippe, le collèrent au mur en lui maintenant les bras, de manière à l’empêcher de se servir de son arme. Les trois autres s’y étaient moins bien pris avec Gautier. Celui-ci avait jeté à terre l’un de ses agresseurs, ou plus exactement l’un des agresseurs s’était étalé en esquivant un coup de dague. Mais les deux derniers, ceinturant Gautier, lui tordaient le poignet pour le forcer de lâcher sa lame. Philippe sentit qu’on cherchait à lui dérober son aumônière. Impossible d’appeler à l’aide. Les secours n’eussent pu venir que de l’hôtel de Nesle. Les deux frères eurent le même réflexe de se taire. Il leur fallait se tirer de là par leurs seuls moyens, ou ne point s’en tirer. Arc-bouté au mur, Philippe se débattait furieusement. Il ne voulait pas qu’on lui prît l’aumônière. Cet objet était devenu d’un coup ce qu’il possédait de plus précieux dans l’univers, et il était décidé à tout pour le sauver. Gautier était plus près de parlementer. Qu’on les vole, mais qu’on leur laisse la vie. À savoir si on la leur laisserait et si, une fois dépouillés, on n’expédierait pas leurs cadavres à la Seine. 

À ce moment une nouvelle ombre sortit de la nuit. Un des agresseurs poussa un cri : 
— Alerte, compagnons, alerte ! 
L’arrivant s’était abattu dans la mêlée, et l’on vit briller l’éclair d’une épée courte. 
— Ah ! Marauds ! Pendards ! Butors ! s’écria-t-il d’une voix puissante, en distribuant les coups à la volée. 
Les escarpes s’écartèrent comme mouches devant ses moulinets. L’un des tire-laine passant à sa portée, il l’empoigna par le col et le jeta contre le mur. Toute la troupe détala sans demander son reste, et le bruit d’une course précipitée décrut le long des fossés. Puis ce fut le silence.

Philippe d’Aunay, haletant, avança vers son frère. 
— Blessé ? demanda-t-il. 
— Non, dit Gautier, hors d’haleine lui aussi, en se frottant l’épaule. Et toi ? 
— Non plus. Mais c’est miracle d’en être sortis. 

Ensemble, ils se tournèrent vers leur sauveur qui revenait vers eux, rengainant son épée. Il était de grande taille, large, puissant ; un souffle brutal s’échappait de ses narines. 
— Eh bien ! Messire, lui cria Gautier, nous vous devons un beau cierge. Sans vous, nous n’aurions pas tardé à flotter le ventre en l’air. À qui sommes-nous redevables… 
L’homme riait, d’un rire large et gras, un peu forcé. Le vent poussait les nuages et les effilochait devant la lune. Les deux frères reconnurent le comte Robert d’Artois. 
— Eh ! Par dieu, Monseigneur, c’était donc vous ! s’écria Philippe. 
— Eh ! Par diable, mes damoiseaux, répondit l’homme, mais je vous reconnais aussi ! Les frères d’Aunay ! s’écria-t-il. Les plus jolis garçons de la cour. Du diable si je m’attendais… Je passais sur la rive, j’entends la rumeur qui s’y faisait ; je me dis : « Voici sûrement quelque paisible bourgeois qu’on détrousse. » Il est vrai que Paris est infesté de coupe-jarrets, et que ce Ployebouche de prévôt… Ployecul devrait-on l’appeler… est plus occupé à lécher les orteils de Marigny qu’à assainir sa ville. 
— Monseigneur, dit Philippe, nous ne savons comment vous assurer d’assez de grâces… 
— Petite affaire ! dit Robert d’Artois en abattant sa patte sur l’épaule de Philippe, qui en chancela. Un plaisir pour moi. C’est le mouvement naturel de tout gentilhomme que de se porter au secours des gens qu’on attaque. Mais l’agrément est double lorsqu’il s’agit de seigneurs de connaissance, et je suis bien aise d’avoir conservé à mes cousins Valois et Poitiers leurs meilleurs écuyers. Mon seul regret est qu’il ait fait si sombre. Ah ! Si la lune s’était plus tôt montrée, j’aurais aimé découdre quelques-uns de ces trousse-gousset. Je n’ai point osé piquer vraiment, de crainte de vous trouer… Mais dites-moi, mes damoiseaux, qu’aviez-vous à muser dans ce fangeux réduit ? 
— Nous… nous promenions, dit Philippe d’Aunay, gêné. 
Le géant éclata de rire. 
— Vous vous promeniez ! Le bel endroit, et la belle heure pour ce faire ! Vous vous promeniez… dans la boue jusqu’aux fesses. Ils vous ont de ces dires ! Et ils veulent qu’on les croie ! Ah ! Jeunesse ! dit-il jovialement en écrasant de nouveau l’épaule de Philippe. Toujours en quête d’amour, et le haut-de-chausses en feu ! Il est beau d’avoir votre âge.

Soudain il aperçut leurs aumônières qui scintillaient. 
— Mâtin ! s’écria-t-il. Le haut-de-chausses en feu, mais joliment décoré ! Bel ornement, mes damoiseaux, bel ornement. 
Il soupesait l’aumônière de Gautier. 
— Habile travail… Précieuse matière. Et brillant neuf… Ce ne sont point des payes d’écuyers qui permettent de s’offrir de pareilles bougettes. Les tire-laine n’auraient pas fait mauvaise affaire. 

Il s’agitait, gesticulait, tout roussâtre dans la demi-clarté, énorme, tapageur et graveleux. Il commençait à irriter sérieusement les nerfs des deux frères. Mais comment dire à qui vient de vous sauver la vie qu’il se veuille mêler de ce qui le regarde ? 
— L’amour paie, mes gentillets, continua-t-il tout en marchant entre eux. Il faut croire que vos maîtresses sont de bien hautes dames, et bien généreuses. Les jeunes d’Aunay ! Qui aurait pu croire cela !… 
— Monseigneur se trompe, dit Gautier assez froidement. Ces bourses nous viennent de famille. 
— Tout juste, j’en étais sûr, dit d’Artois. D’une famille qu’on vient visiter, à près de minuit, sous les murs de la tour de Nesle !… Bon, bon, on se taira. Pour l’honneur de vos belles. Je vous approuve, mes gentillets. Les dames qu’on baise, il en faut préserver la renommée ! Dieu vous assiste, damoiseaux. Et ne sortez plus de nuit avec toute votre joaillerie. 

Il partit d’un nouvel éclat de rire, cogna les deux frères l’un contre l’autre dans un grand geste d’embrassade, et puis les planta là, inquiets, contrariés, sans leur laisser le temps de lui renouveler des remerciements. Il franchit le ponceau qui enjambait les fossés, et s’éloigna par les champs, en direction de Saint Germain-des-Prés. Les frères d’Aunay remontèrent vers la porte de Buci. 
— Il vaudrait mieux qu’il n’allât pas raconter à toute la cour où il nous a trouvés, dit Philippe. Le crois-tu capable de fermer sa large gueule ? 
— Je pense, dit Gautier. Ce n’est point un méchant gaillard. Sans sa large gueule, comme tu dis, et ses larges bras, nous ne serions pas là. Ne nous montrons pas ingrats, pas si vite. 
— D’ailleurs, nous aurions pu lui demander ce qu’il faisait lui-même dans ce coin. 
— Il cherchait des ribaudes, j’en jurerais ! Et à présent, il doit s’en aller vers quelque bordeau, dit Philippe. 

Il se trompait. Robert d’Artois n’avait fait qu’un détour par le Pré-aux-Clercs. Après un moment il revint vers la berge, aux abords de la Tour. Il siffla, de ce même sifflement léger qui avait précédé la bagarre. Et six ombres, comme précédemment, se détachèrent de la nuit, plus une septième qui se leva d’une barque. Mais les ombres cette fois se tenaient dans une attitude respectueuse. 
— C’est bon, vous avez bien accompli votre travail, dit d’Artois, et tout s’est passé comme je vous l’avais demandé. Tiens, Carl-Hans ! ajouta-t-il en appelant le chef des gredins ; partagez-vous cela. 
Et il lui jeta une bourse. 
— Vous m’avez flanqué un rude coup à l’épaule, Monseigneur, dit le tirelaine. 
— Bah ! C’était compris dans le marché, répondit d’Artois en riant. Disparaissez à présent. Si j’ai derechef besoin de vous, je vous en avertirai. 
Puis il monta dans la barque arrêtée à l’angle du fleuve et du fossé, et qui s’enfonça sous son poids. L’homme qui se mit aux rames était celui qui avait fait traverser les frères d’Aunay. 
— Êtes-vous satisfait, Monseigneur ? demanda-t-il. 
Il avait perdu son ton geignard, semblait rajeuni de dix ans et ne ménageait plus sa vigueur. 
— Pleinement, mon brave Lormet ! Tu leur as joué ton tour à merveille, dit le géant. Maintenant je sais ce que je voulais savoir.
Il se renversa en arrière dans la barque, étendit ses jambes monumentales et laissa pendre sa grande patte dans l’eau noire.

Demain deuxième partie - Les  princesses adultères - Chapitre I La banque Tolomei 




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