lundi 30 juillet 2018

Le roi de fer - 3ème partie - La main de Dieu - ch 8 - Les RV de Pont-Ste- Maxence


VIII 
LE RENDEZ-VOUS DE PONT-SAINTE-MAXENCE

  Le 4 novembre, Philippe le Bel devait chasser en forêt de Pont-SainteMaxence. Avec son premier chambellan, Hugues de Bouville, son secrétaire Maillard et quelques familiers, il avait dormi au château de Clermont, à deux lieues du rendez-vous. Le roi semblait détendu et de meilleure humeur qu’on ne l’avait vu depuis longtemps. Les affaires du royaume le laissaient en repos. Le prêt consenti par les Lombards avait remis le Trésor à flot. L’hiver allait ramener au calme les seigneurs agités de Champagne ainsi que les communaux de Flandre. 
  La neige était tombée dans la nuit, première neige de l’année, précoce, presque insolite ; le gel de l’aube avait fixé cette poudre blanche sur les champs et les bois, transformant le paysage en une immense étendue givrée, et inversant les couleurs du monde. Le souffle des hommes, des chiens et des chevaux s’épanouissait dans l’air gelé en grosses fleurs cotonneuses. 
  Lombard trottait derrière la monture du roi. Bien que ce fût un chien à lièvre, il participait aussi aux courres de cerf, travaillant à son compte, mais remettant souvent la meute sur la voie. Les lévriers, s’ils sont appréciés pour leur œil et leur train, sont généralement réputés pour ne sentir rien ; or celui-là avait du nez comme un chien poitevin. Dans la clairière du rendez-vous, au milieu des aboiements, des hennissements, des claquements de fouets, le roi passa un bon moment à regarder sa magnifique meute, à demander des nouvelles des lices qui avaient mis bas, et à parler à ses chiens. 
  — Oh ! Mes valets ! Holà, mes beaux ! Haoh, haoh ! 
  Le maître des chasses vint lui faire le rapport. On avait rembuché plusieurs cerfs, dont un grand dix-cors qui, au dire des valets de limiers, portait ses douze andouillers, un dix-cors royal, le plus noble animal de forêt qui se pût rencontrer. De surcroît, il semblait que ce fût un de ces cerfs dits « pèlerins » qui vont, sans harde, de forêt en forêt, plus forts et plus sauvages d’être seuls.
   Qu’on l’attaque, dit le roi. 
  Les chiens, découplés, furent conduits à la brisée et mis à la voie ; les chasseurs s’égaillèrent vers les points où le cerf pouvait sauter. 
  — Taille-hors ! Taille-hors ! entendit-on bientôt crier. Le cerf avait été aperçu ; la forêt s’emplit de la voix des chiens, des appels de cors, et de grands fracas de galopades et de branches rompues. D’ordinaire, les cerfs se font chasser un certain temps autour de l’endroit où on les a levés, tournent en forêt, rusent, brouillent leurs voies, cherchent un cerf plus jeune pour faire change et tromper le nez des chiens, reviennent à l’enceinte d’attaque. 
  Celui-ci surprit son monde et, sans buissonner, courut droit vers le nord. Sentant le danger, il repartait d’instinct vers la lointaine forêt des Ardennes d’où sans doute il venait. Il emmena ainsi la chasse une heure, deux heures, sans trop se hâter, maintenant juste le train qu’il fallait pour distancer les chiens. Puis quand il sentit que la meute commençait à fléchir, il força brusquement son allure et disparut. 
  Le roi, fort animé, coupa à travers bois pour prendre les grands devants, gagner la lisière et attendre le cerf à sa sortie en plaine. Or rien ne se perd plus vite qu’une chasse. On se croit à cent toises des chiens et des autres veneurs qu’on entend clairement ; et l’instant d’après on se trouve dans un silence total, une solitude absolue, au milieu d’une cathédrale d’arbres, sans savoir où s’est évanouie cette meute qui criait si fort, ni quelle fée, quel sortilège a effacé vos compagnons. De plus, ce jour-là, l’air portait mal les sons, et les chiens chassaient difficilement, à cause du givre partout répandu qui refroidissait les odeurs. 
  Le roi était perdu. Il contemplait une grande plaine blanche, où tout, jusqu’à l’horizon, les prairies, les haies courtes, les chaumes de la récolte passée, les toits d’un village, les lointains moutonnements de la forêt suivante, tout était recouvert d’une même couche scintillante immaculée. Le soleil avait percé. 
  Le roi se sentit soudain comme étranger à l’univers ; il éprouva une sorte d’étourdissement, de vacillement sur sa selle. Il n’y prit pas garde, car il était robuste et ses forces ne l’avaient jamais trahi. Tout préoccupé de savoir si son cerf avait débuché ou non, il suivit la lisière du bois, au pas, cherchant à distinguer sur le sol le pied de l’animal. « Dans ce givre, je le devrais voir aisément », se disait-il. Il aperçut un paysan qui marchait non loin. 
  — Holà, l’homme ! Le paysan se retourna et vint vers lui. C’était un manant d’une cinquantaine d’années ; il avait les jambes protégées par des guêtres de grosse toile et tenait un gourdin dans la main droite. Il ôta son bonnet, découvrant des cheveux grisonnants. 
  — N’as-tu pas vu un grand cerf fuyant ? lui demanda le roi. 
  L’homme hocha la tête et répondit : 
  — Oui-da, mon Sire. Un animal comme vous le dites m’a passé au nez, tout à l’heure. Il portait la hotte et tirait la langue. C’est sûrement votre bête. Vous n’aurez point long à courir ; comme il était, il cherchait l’eau. N’en trouvera qu’aux étangs des Fontaines. 
  — Avait-il les chiens après lui ? 
  — Point de chiens, mon Sire. Mais vous reprendrez sa voie, auprès de ce grand hêtre, là-bas. Il va aux étangs. 
  Le roi s’étonna. 
  — Tu as l’air de savoir le pays et la chasse, dit-il. 
  Le visage du manant se fendit d’un bon sourire. De petits yeux marron et malins fixaient le roi. 
  — Je sais le pays et la chasse, un peu, dit l’homme, et je souhaite qu’un aussi grand roi que vous êtes y goûte longtemps son plaisir, tant que Dieu veuille. 
  — Tu m’as donc reconnu ? 
  L’autre hocha la tête de nouveau et dit fièrement : 
  — Je vous ai vu passer, lors d’autres chasses, et aussi Monseigneur de Valois votre frère, quand il est venu affranchir les serfs du comté. 
  — Tu es homme libre ? — Grâce à vous, mon Sire, et point serf comme je suis né. Je sais mes chiffres, et tenir le stylet pour compter s’il le faut. 
  — Es-tu content d’être libre ? 
  — Content… sûr qu’on l’est. C’est-à-dire qu’on se sent autrement, on cesse d’être comme des morts en notre vivant. Et nous savons bien, nous autres, que c’est à vous qu’on doit les ordonnances. On se les répète souvent, comme notre prière sur la terre : « Attendu que toute créature humaine qui est formée à l’image de Notre-Seigneur doit généralement être franche par droit naturel…» C’est bon d’entendre ça, quand on se croyait pour toujours ni plus ni moins que les bêtes. 
  — Combien as-tu payé ta franchise ? 
  — Soixante-cinq livres. 
  — Tu les possédais ? 
  — Le travail d’une vie, mon Sire. 
  — Comment te nommes-tu ? 
  — André… l’André du bois, on m’appelle, parce que c’est par là que j’habite.

  Le roi, qui n’était point ordinairement généreux, éprouva le désir de donner quelque chose à cet homme. Point une aumône, un présent. 
  — Sois toujours bon serviteur du royaume, André du bois, lui dit-il, et garde ceci qui te fera souvenir de moi. 
  Il détacha son cor, un beau morceau d’ivoire sculpté, serti d’or, et d’un prix plus élevé que celui dont l’homme avait acheté sa liberté. Les mains du paysan tremblèrent d’orgueil et d’émotion. 
  — Oh ! Ça… oh ! Ça… murmura-t-il. Je le mettrai sous la statue de Madame la Vierge, pour qu’il protège la maison. Que Dieu vous ait en garde, mon Sire. 
  Le roi s’éloigna, empli d’une joie comme il n’en avait pas connu depuis bien des mois. Un homme lui avait parlé dans la solitude des champs, un homme qui, grâce à lui, était libre et heureux. La lourde traîne du pouvoir et des années s’en trouvait allégée d’un coup. Il avait bien fait son travail de roi. « On sait toujours, du haut d’un trône, qui l’on frappe, se disait-il ; mais on ne sait jamais si le bien qu’on a voulu est vraiment fait, ni à qui. » 
  Cette approbation qui lui venait, inattendue, des profondeurs de son peuple, lui était plus précieuse et plus douce que toutes les louanges de cour. « J’aurais dû étendre la franchise à tous les bailliages… Cet homme que je viens de voir, si on l’avait instruit au jeune âge, aurait pu faire un prévôt ou un capitaine de ville meilleur que beaucoup. » Il songeait à tous les André du bois, du val ou du pré, les Jean-Louis des champs, les Jacques du hamel ou bien du clos, dont les enfants, sortis de la condition serve, constitueraient une grande réserve d’hommes et de forces pour le royaume. « Je vais voir avec Enguerrand à reprendre les ordonnances. » 
  À ce moment, il entendit un « raou… raou » rauque, bref, sur sa droite, et il reconnut la voix de Lombard. 
  — Beau, mon valet, beau ! Rallie là-haut, rallie là-haut ! s’écria-t-il. 
  Lombard était sur la voie, courant d’une foulée longue, le nez à quelques pouces du sol. Ce n’était point le roi qui avait perdu la chasse, mais tout le reste de la compagnie. Philippe le Bel ressentit un plaisir de jeune homme à penser qu’il allait forcer le grand dix-cors, seul avec son chien préféré. Il remit son cheval au galop et, sans notion du temps, à travers champs et vallons, sautant les talus et les barrières, il suivit Lombard. Il avait chaud et la sueur lui ruisselait tout le long du dos. 
  Soudain, il aperçut une masse sombre qui fuyait sur la plaine blanche. 
  — Taille-hors ! hurla le roi. À la tête, mon Lombard, à la tête ! C’était bien le cerf d’attaque, un grand animal noir à ventre beige. Il n’avait plus son allure légère du début de la chasse ; son échine dessinait cette forme de hotte dont avait parlé le paysan, et qui décelait la fatigue ; il s’arrêtait, regardait en arrière, repartait d’un bond pesant.
  Lombard aboyait plus fort de chasser à vue, et gagnait du terrain. La ramure du dix-cors intriguait le roi. Quelque chose y brillait par instants, puis s’éteignait. Le cerf n’avait rien pourtant des bêtes fabuleuses dont les légendes étaient pleines, tel le cerf de saint Hubert, infatigable, avec sa croix d’église plantée sur le front. 
  Celui-ci n’était qu’un grand animal épuisé, qui avait fait une chasse sans finesse, filant droit devant sa peur à travers la campagne, et qui serait bientôt aux abois. Ayant Lombard aux jarrets, il pénétra dans un boqueteau de hêtres et n’en ressortit point. Et bientôt la voix de Lombard prit cette sonorité plus longue, plus haute, à la fois furieuse et poignante, que les chiens émettent quand l’animal qu’ils poursuivent est hallali. Le roi à son tour entra dans le boqueteau ; à travers les branches passaient les rayons d’un soleil sans chaleur qui rosissait le givre. Le roi s’arrêta, dégagea la poignée de sa courte épée ; il sentait entre ses jambes cogner le cœur de son cheval ; lui-même était haletant et aspirait l’air froid à grandes goulées. Lombard ne cessait de hurler. 
  Le grand cerf était là, adossé à un arbre, la tête basse et le mufle presque à ras du sol ; son pelage ruisselait et fumait. Entre ses bois immenses, il portait une croix, un peu de travers, et qui brillait. 
  Ce fut la vision qu’eut le roi l’espace d’un instant, car aussitôt sa stupeur tourna au pire effroi : son corps avait cessé de lui obéir. Il voulait descendre, mais son pied ne quittait pas l’étrier ; ses jambes étaient devenues deux bottes de marbre. Ses mains, laissant échapper les rênes, restaient inertes. Il tenta d’appeler, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Le cerf, la langue pendante, le regardait de ses grands yeux tragiques. Dans ses ramures, la croix s’éteignit, puis brilla de nouveau. Les arbres, le sol et l’ensemble du monde se déformèrent devant les yeux du roi, qui ressentit comme un effroyable éclatement dans la tête ; puis un noir total se fit en lui. 
  Quelques moments plus tard, quand le reste de la chasse arriva, on découvrit le roi de France gisant aux pieds de son cheval. Lombard aboyait toujours le grand cerf pèlerin dont on remarqua que les andouillers étaient chargés de deux branches mortes, accrochées dans quelque sous-bois, et qui luisaient au soleil sous leur vernis de givre. Mais on ne perdit point de temps à se soucier du cerf. Tandis que les piqueurs arrêtaient la meute, il prit la fuite, un peu reposé, suivit seulement de quelques chiens acharnés qui erreraient avec lui, jusqu’à la nuit, ou le conduiraient se noyer dans un étang. 
  Hugues de Bouville, penché sur Philippe le Bel, s’écria : 
  — Le roi vit ! Avec deux baliveaux taillés sur place à coups d’épée, et entre lesquels on noua ceintures et manteaux, on fabriqua une civière de fortune, où l’on étendit le roi. Celui-ci ne remua un peu que pour vomir et se vider de toutes parts comme un canard qu’on étouffe. Il avait les yeux vitreux et mi-clos. 
  On le porta ainsi jusqu’à Clermont où, dans la nuit, il recouvra partiellement l’usage de la parole. Les médecins, aussitôt mandés, l’avaient saigné. À Bouville, qui le veillait, son premier mot péniblement articulé fut : 
  — La croix… la croix… 
  Et Bouville, pensant que le roi voulait prier, alla lui chercher un crucifix. Puis Philippe le Bel dit : 
  — J’ai soif. 
  À l’aube, il demanda en bégayant d’être conduit à Fontainebleau, où il était né. Le pape Clément V lui aussi, se sentant mourir, avait voulu revenir vers le lieu de sa naissance. On décida de faire voyager le roi par eau, pour qu’il fût moins secoué ; on l’installa dans une grande barque plate qui descendit l’Oise. Les familiers, les serviteurs et les archers d’escorte suivaient dans d’autres barques, ou bien à cheval le long des berges. 
  La nouvelle devançait l’étrange cortège, et les riverains accouraient pour voir passer la grande statue abattue. Les paysans ôtaient leurs coiffures, comme lorsque la procession des Rogations traversait leurs champs. À chaque village, des archers allaient quérir des bassines de braises qu’on déposait dans la barque, pour réchauffer l’air autour du roi. Le ciel était uniformément gris, lourd de nuées neigeuses. Le sire de Vauréal vint de son manoir, qui commandait une boucle de l’Oise, pour saluer le roi ; il lui trouva un teint de mort répandu sur le visage. Le roi ne lui répondit que des paupières. Où était l’athlète qui naguère faisait ployer deux hommes d’armes rien qu’en leur pesant sur les épaules ? 
  Le jour finissait tôt. On alluma de grandes torches, à l’avant des barques, dont la lumière rouge et dansante se projetait sur les berges ; et l’on eût dit du cortège une grotte de flammes qui traversait la nuit. On arriva ainsi au confluent de la Seine et, de là, jusqu’à Poissy. Le roi fut porté au château. Il demeura là une dizaine de jours, au bout desquels il parut un peu rétabli. La parole lui était revenue. Il pouvait se tenir debout, avec des gestes encore gourds. 
  Il insista pour continuer vers Fontainebleau, et, faisant un grand effort de volonté, il exigea qu’on le mît à cheval. Il alla de la sorte, prudemment, jusqu’à Essonne ; mais là, il dut abandonner ; le corps n’obéissait plus au vouloir. Il acheva le trajet dans une litière. La neige tombait à nouveau, le pas des chevaux s’y étouffait.
  À Fontainebleau, la cour était déjà rassemblée. Des feux flambaient dans toutes les cheminées du château. Le roi, quand il entra, murmura : 
  — Le soleil, Bouville, le soleil…

Demain 3ème partie chapitre IX Une grand ombre sur le royaume... 
Fin du ''Roi de fer''

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