lundi 2 juillet 2018

Les rois maudits - Le roi de fer - ch 1 - La reine sans amour (2)



Isabelle leva vers son cousin ses beaux yeux bleus, et d’Artois, cette fois, sentit qu’il avait touché juste. Isabelle était définitivement de son côté. 
— Avez-vous les noms de… des hommes auxquels mes belles-sœurs… 
Elle n’avait pas le langage cru de son cousin, et se refusait
à prononcer certains mots. 
— Je ne peux rien faire sans cela, poursuivit-elle. Obtenez-les, et je vous promets bien, alors, de me rendre aussitôt à Paris sous un quelconque prétexte, pour y faire cesser ce désordre. En quoi puis-je vous aider ? Avez-vous prévenu mon oncle Valois ? 
— Je m’en suis bien gardé, répondit d’Artois. Monseigneur de Valois est mon plus fidèle protecteur et mon meilleur ami ; mais il ne sait rien taire. Il irait clabauder partout ce que nous voulons cacher ; il donnerait l’éveil trop tôt, et quand nous voudrions pincer les ribaudes, nous les trouverions sages comme des nonnes… 
— Que proposez-vous ? 
— Deux actions, dit d’Artois. La première, c’est de nous faire nommer auprès de Madame Marguerite une nouvelle dame de parage qui soit tout à notre discrétion et qui nous puisse renseigner fidèlement. J’ai pensé à madame de Comminges qui vient d’être veuve et à qui l’on doit des égards. Pour cela, votre oncle Valois va pouvoir nous servir. Faites-lui tenir une lettre lui exprimant votre souhait. Il a grande influence sur votre frère Louis, et fera promptement entrer madame de Comminges à l’hôtel de Nesle. Nous aurons ainsi une créature à nous dans la place ; et, comme nous disons entre gens de guerre, un espion dans les murs vaut mieux qu’une armée dehors.  
— Je ferai cette lettre et vous l’emporterez, dit Isabelle. Ensuite ? 
— Il faudrait dans le même temps endormir la défiance de vos belles-sœurs à votre endroit, et leur faire douce mine en leur envoyant d’aimables cadeaux, poursuivit d’Artois. Des présents qui puissent convenir aussi bien à des hommes qu’à des femmes, et que vous leur feriez parvenir secrètement, sans en avertir ni père ni époux, comme un petit mystère d’amitié entre vous. Marguerite pille sa cassette pour un bel inconnu ; ce serait vraiment malchance si, la munissant d’un présent dont elle n’aura point de compte à rendre, nous ne retrouvions notre objet agrafé sur le gaillard que nous cherchons. Fournissons-les d’occasions d’imprudence. 
Isabelle réfléchit une seconde, puis elle frappa des mains. La première dame française parut. 
— Ma mie, dit la reine, veuillez quérir cette aumônière que le marchand Albizzi m’a mandée ce matin. 
Pendant la brève attente, Robert d’Artois sortit enfin de ses machinations et de ses complots, et prit le temps de regarder la salle où il se trouvait, les fresques religieuses peintes sur les murs, l’immense plafond boisé en forme de carène. Tout était assez neuf, triste et froid. Le mobilier était beau, mais peu abondant. 
— Ce n’est guère riant, le lieu où vous vivez, ma cousine, dit-il. On se croirait plutôt dans une cathédrale que dans un château. 
— Plaise encore à Dieu, répondit Isabelle à mi-voix, que ceci ne me devienne pas une prison. Comme la France me manque, souvent ! 
La dame française revint, apportant une grande bourse de soie, brodée au fil d’or et d’argent de figures en relief, et ornée au rabat de trois pierres cabochons grosses comme des noix. 
— Merveille ! s’écria d’Artois. Tout juste ce qu’il nous faut. Un peu lourd pour être parure de dame, un peu léger pour moi, à qui une giberne sied mieux qu’une bougette; voilà bien l’objet qu’un jouvenceau de cour rêve de s’accrocher à la ceinture pour se faire valoir… 
— Vous allez commander au marchand Albizzi, deux autres aumônières semblables, dit Isabelle à sa suivante, et le presser de me les envoyer.
Puis, quand la dame de parage fut sortie, elle ajouta : 
— Ainsi pourrez-vous, mon cousin, les rapporter en France. 
— Et nul ne saura qu’elles auront passé par mes mains. 
On entendit du bruit à l’extérieur, des cris et des rires. Robert d’Artois s’approcha d’une fenêtre. Dans la cour, une équipe de maçons était en train de hisser une lourde clef de voûte. Des hommes tiraient sur des cordes à poulies ; d’autres, juchés sur un échafaudage, s’apprêtaient à saisir le bloc de pierre, et tout ce travail semblait s’exécuter dans une extrême bonne humeur. 
— Eh bien ! dit Robert d’Artois, il paraît que le roi Edouard aime toujours la maçonnerie. 
Il venait de reconnaître, parmi les ouvriers, Edouard II, le mari d’Isabelle, assez bel homme d’une trentaine d’années, aux cheveux ondulés, aux larges épaules, aux hanches souples. Ses vêtements de velours étaient souillés de plâtre. 
— Il y a plus de quinze ans qu’on a commencé de rebâtir Westmoutiers ! dit Isabelle avec colère. Comme toute la cour, elle prononçait Westmoutiers pour Westminster, à la française. 
— Depuis six ans que je suis mariée, reprit-elle, je vis dans les truelles et le mortier. On ne cesse de défaire ce qu’on a fait le mois d’avant. Ce n’est pas la maçonnerie qu’il aime, ce sont les maçons ! Croyez-vous seulement qu’ils lui disent « Sire » ? Ils l’appellent Edouard, ils le moquent, et lui s’en trouve ravi. Tenez, regardez-le ! 
Dans la cour, Edouard II donnait des ordres tout en s’appuyant à un jeune ouvrier qu’il tenait par le cou. Il régnait autour de lui une familiarité suspecte. 
— Je croyais, reprit Isabelle, avoir connu le pire avec le chevalier de Gaveston. Ce Béarnais insolent et vantard gouvernait si bien mon époux qu’il s’était mis à gouverner le royaume. Edouard lui donnait tous les joyaux de ma cassette de mariage. C’est décidément une coutume dans nos familles que de voir, de façon ou d’autre, les bijoux des femmes finir en parure d’hommes ! 
Ayant auprès d’elle un parent, un ami, Isabelle s’abandonnait à avouer ses peines et ses humiliations. En vérité, les mœurs du roi Edouard II étaient connues de toute l’Europe. 
— Les barons et moi, l’autre année, sommes parvenus à abattre Gaveston ; il a eu la tête tranchée et je me réjouissais que son corps fût à pourrir chez les dominicains, à Oxford. Eh bien ! J’en arrive, mon cousin, à regretter le chevalier de Gaveston, car, depuis, comme pour se venger de moi, Edouard attire au palais tout ce qu’il y a de plus bas et de plus infâme dans les hommes de son peuple. On le voit courir les bouges du port de Londres, s’asseoir avec les truands, rivaliser à la lutte avec les débardeurs, et à la course avec les palefreniers. Les beaux tournois, en vérité, qu’il nous donne là ! Pendant ce temps, commande qui veut son royaume, pourvu qu’on organise ses plaisirs et qu’on les partage. Pour l’heure, ce sont les barons Despenser qui ont sa faveur, le père gouvernant le fils, qui sert de femme à mon époux. Quant à moi, Edouard ne m’approche plus, et s’il lui arrive de s’aventurer dans ma couche, j’en éprouve une telle honte que j’en reste toute froide. 
Elle avait baissé le front. 
— Une reine est la plus misérable des sujettes du royaume, si son mari ne l’aime point, ajouta-t-elle. Il suffit qu’elle ait assuré la descendance ; sa vie ensuite ne compte plus. Quelle femme de baron, quelle femme de bourgeois ou de vilain supporterait ce que je dois tolérer… parce que je suis reine ! La dernière lavandière du royaume a plus de droits que moi : elle peut venir me demander appui. 
— Ma cousine, ma belle cousine, moi, je veux vous servir d’appui ! dit d’Artois avec chaleur.
Elle leva tristement les épaules, comme pour dire : « Que pouvez-vous pour moi ? » Ils étaient face à face. Il avança les mains, la prit par les coudes, aussi doucement qu’il put, en murmurant : 
— Isabelle… 
Elle posa les mains sur les bras du géant. Ils se regardèrent et furent saisis d’un trouble qu’ils n’avaient pas prévu. D’Artois semblait soudain étrangement ému, et gêné d’une force qu’il craignait d’utiliser avec maladresse. Il souhaita brusquement dévouer son temps, son corps, sa vie, à cette reine fragile. Il la désirait, d’un désir immédiat et robuste, qu’il ne savait comment exprimer. Ses goûts ne le portaient pas, ordinairement, vers les femmes de qualité, et il excellait peu aux grâces de galanterie. 
— Ce qu’un roi dédaigne, faute d’en reconnaître la perfection, dit-il, bien d’autres hommes en remercieraient le ciel à deux genoux. À votre âge, si fraîche, si belle, se peut-il que vous soyez privée des joies de nature ? Se peut-il que ces lèvres ne soient jamais baisées ? Que ces bras… ce doux corps… Ah ! Prenez un homme, Isabelle, et que cet homme soit moi. 
Il y allait assez rudement pour dire ce qu’il espérait, et son éloquence ressemblait peu à celle des poèmes du duc Guillaume d’Aquitaine. Mais Isabelle ne détachait pas son regard du sien. Il la dominait, l’écrasait de toute sa stature. Il sentait la forêt, le cuir, le cheval et l’armure. Il n’avait ni la voix ni l’apparence d’un séducteur, et, pourtant, elle était séduite. Il était un homme, vraiment, un mâle rude et violent, au souffle profond. Isabelle sentait toute volonté la fuir, et n’avait plus qu’une envie : appuyer sa tête à sa poitrine de buffle et s’abandonner… étancher cette grande soif… Elle tremblait un peu. Elle se
dégagea d’un coup. 
— Non, Robert, s’écria-t-elle, je ne vais point faire ce que je reproche à mes belles-sœurs. Je ne le veux pas, je ne le dois pas. Mais quand je songe à ce que je m’impose et me refuse, alors que ces carognes, elles, ont telle chance d’être à des maris qui bien les aiment… Ah ! Non ! Il faut qu’elles soient châtiées, fort châtiées ! 
Sa pensée s’acharnait sur les coupables, faute de s’autoriser à être coupable elle-même. Elle revint s’asseoir dans la grande cathèdre de chêne. Robert d’Artois la rejoignit. 
— Non, Robert, répéta-t-elle en étendant les bras. Ne profitez point de ma défaillance ; vous me fâcheriez. 

L’extrême beauté inspire le respect autant que la majesté ; le géant obéit. Mais l’instant écoulé ne s’effacerait plus de leur mémoire. « Je puis donc être aimée », se disait Isabelle, et elle en éprouvait comme de la reconnaissance pour l’homme qui venait de lui donner cette certitude. 

— Était-ce là tout ce que vous aviez à m’apprendre, mon cousin, et ne m’apportez-vous pas d’autres nouvelles ? dit-elle en faisant effort pour se reprendre. 
Robert d’Artois, qui se demandait s’il n’aurait pas dû poursuivre son avantage, mit un temps à répondre. 
— Si, Madame, dit-il, j’ai aussi un message de votre oncle Valois. 
Le lien nouveau qui s’était noué entre eux donnait à leurs paroles une autre résonance, et ils ne pouvaient être complètement attentifs à ce qu’ils disaient. 
— Les dignitaires du Temple vont être jugés bientôt, continua d’Artois, et l’on craint fort que votre parrain, le grand-maître Jacques de Molay, ne soit mis à mort. Monseigneur de Valois vous demande d’écrire au roi pour l’inviter à la clémence. 
Isabelle ne répondit pas. Elle avait repris sa pose coutumière, le menton dans la paume. 
— Comme vous lui ressemblez, ainsi ! dit d’Artois. 
— À qui ? 
— Au roi Philippe, votre père… 
Elle leva les yeux et demeura songeuse. 
— Ce que décide le roi mon père est bien décidé, répondit-elle enfin. Je puis agir pour ce qui tient à l’honneur de la famille, mais non pour ce qui touche au gouvernement du royaume. 
— Jacques de Molay est un vieil homme. Il fut noble et il fut grand. S’il a commis des fautes, il les a assez expiées. Rappelez-vous qu’il vous a tenue sur les fonts du baptême… Croyez-moi, c’est grand méfait qu’on va encore
commettre là, et qu’on doit une fois de plus à Nogaret et à Marigny ! En frappant le Temple, c’est toute la chevalerie et les hauts barons que ces hommes sortis de rien ont voulu frapper. 
La reine demeurait perplexe ; l’affaire visiblement la dépassait. 
— Je n’en puis pas juger, dit-elle, je n’en puis pas juger. 
— Vous savez que j’ai grande dette envers votre oncle ; il me saurait gré si j’obtenais cette lettre de vous. Et puis la pitié ne messied jamais à une reine ; c’est sentiment de femme, et vous n’en pourrez être que louée. D’aucuns vous reprochent d’avoir le cœur dur ; vous leur donnerez là bonne réplique. Faites-le pour vous, Isabelle, et faites-le pour moi. 
Elle lui sourit. 
— Vous êtes bien habile, mon cousin Robert, sous vos airs de loup-garou. Allez, je vous ferai cette lettre que vous désirez, et vous pourrez l’emporter aussi. Quand repartirez-vous ? 
— Quand vous me l’ordonnerez, ma cousine. 
— Les aumônières, je pense, seront livrées demain. C’est bientôt. 
Il y avait du regret dans la voix de la reine. Ils se regardèrent à nouveau et, à nouveau, Isabelle se troubla. — J’attendrai un messager de vous pour savoir s’il faut me mettre en route pour la France. Adieu, mon cousin. Nous nous reverrons au souper. 
D’Artois prit congé, et la pièce, après qu’il fut sorti, parut à la reine étrangement calme, comme une vallée de montagne après le passage d’une tornade. Isabelle ferma les yeux et resta un grand moment immobile. Les hommes appelés à jouer un rôle décisif dans l’histoire des nations ignorent le plus souvent quels destins collectifs s’incarnent en eux. Les deux personnages qui venaient d’avoir cette longue entrevue, un après-midi de mars 1314, au château de Westminster, ne pouvaient pas imaginer qu’ils seraient, par l’enchaînement de leurs actes, les premiers artisans d’une guerre qui durerait, entre la France et l’Angleterre, plus de cent ans.

Demain chapitre II Les prisonniers du temple

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