IX
LE
SOUPER DU PRINCE
C’est
chose qui fait songer au destin des nations, que de vous conter tout
cela, qui vient de survenir… et qui marque un grand changement, un
grand tournement pour le royaume… justement ici entre toutes
places, justement à Verdun… Pourquoi ? Eh ! mon neveu, parce que
le royaume y est né, parce que ce qu’on peut nommer le royaume de
France est issu du traité signé ici-même après la bataille de
Fontenoy, alors Fontanetum… vous savez bien, où nous sommes
passés… entre les trois fils de Louis le Pieux. La part de Charles
le Chauve y fut pauvrement découpée, d’ailleurs sans regarder les
vérités du sol. Les Alpes, le Rhin eussent dû être frontières
naturelles à la France, et il n’est pas de bon sens que Verdun et
Metz soient terres d’Empire.
Or, que va-t-il en être de la France,
demain ? Comment va-t-on la découper ? Peut-être n’y aura-t-il
plus de France du tout, dans dix ou vingt ans, certains se le
demandent sérieusement. Ils voient un gros morceau anglais, et un
morceau navarrais allant d’une mer à l’autre avec toute la
Langue d’oc, et un royaume d’Arles rebâti dans la mouvance de
l’Empire, avec la Bourgogne en sus…
Chacun rêve de dépecer la
faiblesse. Pour vous dire mon sentiment, je n’y crois guère, parce
que l’Église, tant que je vivrai et que vivront quelques autres de
ma sorte, ne permettra point cet écartèlement. Et puis le peuple a
trop le souvenir et l’habitude d’une France qui fut une et
grande. Les Français verront vite qu’ils ne sont rien s’ils ne
sont plus du royaume, s’ils ne sont plus rassemblés dans un seul
État. Mais il y aura des gués difficiles à traverser. Peut-être
serez-vous mis devant des choix pénibles. Choisissez toujours,
Archambaud, dans le sens du royaume, même s’il est commandé par
un mauvais roi… parce que le roi peut mourir, ou être déchassé,
ou tenu en captivité, mais le royaume dure.
La grandeur de la
France, elle apparaissait, au soir de Poitiers, dans les égards
mêmes que le vainqueur, ébloui de sa fortune et presque n’y
croyant pas, prodiguait au vaincu. Étrange tablée que celle qui
s’installa, après la bataille, au milieu d’un bois du Poitou,
entre des murs de drap rouge.
Aux places d’honneur, éclairés par
des cierges, le roi de France, son fils Philippe, Monseigneur Jacques
de Bourbon, qui devenait duc puisque son père avait été tué dans
la journée, le comte Jean d’Artois, les comtes de Tancarville,
d’Étampes, de Dammartin, et aussi les sires de Joinville et de
Parthenay, servis dans des couverts d’argent ; et répartis aux
autres tables, entre des chevaliers anglais et gascons, les plus
puissants et les plus riches des autres prisonniers. Le prince de
Galles affectait de se lever pour servir lui-même le roi de France
et lui verser le vin en abondance.
« Mangez, cher Sire, je vous en
prie. N’ayez point regret à le faire. Car si Dieu n’a pas
consenti à votre vouloir et si la besogne n’a pas tourné de votre
côté, vous avez aujourd’hui conquis haut renom de prouesse, et
vos hauts faits ont passé les plus grands. Certainement Monseigneur
mon père vous fera tout l’honneur qu’il pourra, et s’accordera
à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble. Au
vrai, chacun ici vous reconnaît le prix de bravoure, car en cela
vous l’avez emporté sur tous. »
Le ton était donné. Le roi Jean
se détendait. L’œil gauche tout bleu, et une entaille dans son
front bas, il répondait aux politesses de son hôte. Roi-chevalier,
il lui importait de se montrer tel dans la défaite. Aux autres
tables, les voix montaient de timbre. Après qu’ils s’étaient
durement heurtés à l’épée ou à la hache, les seigneurs des
deux partis, à présent, faisaient assaut de compliments.
On
commentait haut les péripéties de la bataille. On ne tarissait pas
de louanges sur la hardiesse du jeune prince Philippe qui, lourd de
mangeaille après cette dure journée, dodelinait sur son siège et
glissait au sommeil. Et l’on commençait à faire les comptes.
Outre les grands seigneurs, ducs, comtes et vicomtes qui étaient une
vingtaine, on avait déjà pu dénombrer parmi les prisonniers plus
de soixante barons et bannerets ; les simples chevaliers, écuyers et
bacheliers ne pouvaient être recensés. Plus d’un double millier
assurément ; on ne saurait vraiment le total que le lendemain…
Les
morts ? Il fallait les estimer en même quantité. Le prince ordonna
que ceux déjà ramassés fussent portés, dès l’aurore suivante,
au couvent des frères mineurs de Poitiers, en tête les corps du duc
d’Athènes, du duc de Bourbon, du comte-évêque de Châlons, pour
y être enterrés avec toute la pompe et l’honneur qu’ils
méritaient. Quelle procession ! Jamais couvent n’aurait vu tant de
hauts hommes et de si riches lui arriver en un seul jour. Quelle
fortune, en messes et dons, allait s’abattre sur les Frères
Mineurs ! Et autant sur les Frères Prêcheurs.
Je vous dis tout de
suite qu’il fallut dépaver la nef et le cloître de deux couvents
pour mettre dessous, sur deux étages, les Geoffroy de Charny, les
Rochechouart, les Eustache de Ribemont, les Dance de Melon, les Jean
de Montmorillon, les Seguin de Cloux, les La Fayette, les La
Rochedragon, les La Rochefoucault, les La Roche Pierre de Bras, les
Olivier de Saint-Georges, les Imbert de Saint-Saturnin, et je
pourrais encore vous en citer par vingtaines.
« Sait-on ce qu’il
est advenu de l’Archiprêtre ? » demandait le roi. L’Archiprêtre
était blessé, prisonnier d’un chevalier anglais. Combien valait
l’Archiprêtre ? Avait-il gros château, grandes terres ? Son
vainqueur s’informait sans vergogne. Non. Un petit manoir à
Vélines. Mais que le roi l’ait nommé haussait son prix. « Je le
rachèterai », dit Jean II qui, sans savoir encore ce qu’il allait
coûter luimême à la France, recommençait à faire le grandiose.
Alors le prince Édouard de répondre : « Pour l’amour de vous,
Sire mon cousin, je rachèterai moi-même cet archiprêtre, et lui
rendrai la liberté, si vous le souhaitez. » Le ton montait autour
des tables. Le vin et les viandes, goulûment avalés, portaient à
la tête de ces hommes fatigués, qui n’avaient rien mangé depuis
le matin. Leur assemblée tenait à la fois du repas de cour après
les grands tournois et de la foire aux bestiaux. Morbecque et
Bertrand de Troy n’avaient pas fini de se disputer quant à la
prise du roi. « C’est moi, vous dis-je ! – Que non ; j’étais
sur lui, vous m’avez écarté ! – À qui a-t-il remis son gant ?
» De toute manière, ce ne serait pas à eux qu’irait la rançon,
énorme à coup sûr, mais au roi d’Angleterre. Prise de roi est au
roi. Ce dont ils débattaient, c’était de savoir qui toucherait la
pension que le roi Édouard ne manquerait pas d’accorder. À se
demander s’ils n’auraient pas eu plus de profit, sinon d’honneur,
à prendre un riche baron qu’ils se seraient partagé. Car on
faisait des partages, si l’on avait été à deux ou trois sur le
même prisonnier. Ou bien des échanges. « Donnez-moi le sire de La
Tour ; je le connais, il est parent à ma bonne épouse. Je vous
remettrai Mauvinet, que j’ai pris. Vous y gagnez ; il est sénéchal
de Touraine. » Et le roi Jean soudain frappa du plat de la main sur
la table. « Mes sires, mes bons seigneurs, j’entends que tout se
fasse entre vous et ceux qui nous ont pris selon l’honneur et la
noblesse. Dieu a voulu que nous soyons déconfits, mais vous voyez
les égards qu’on nous prouve. Nous devons garder la chevalerie.
Que nul ne s’avise de fuir ou de forfaire à la parole donnée, car
je le honnirai. » On eût dit qu’il commandait, cet écrasé, et
il prenait toute sa hauteur pour inviter ses barons à être bien
exacts dans la captivité. Le prince de Galles qui lui versait le vin
de Saint-Émilion l’en remercia. Le roi Jean le trouvait aimable,
ce jeune homme. Comme il était attentif, comme il avait de belles
façons. Le roi Jean eût aimé que ses fils lui ressemblassent ! Il
ne résista pas, la boisson et la fatigue aidant, à lui dire : «
N’avez-vous point connu Monsieur d’Espagne ? – Non, cher Sire ;
je l’ai seulement affronté sur mer… » Il était courtois, le
prince ; il aurait pu dire : « Je l’ai défait… » « C’était
un bon ami. Vous m’en rappelez la mine et la tournure… » Et puis
soudain, avec de la méchanceté dans la voix : « Ne me demandez
point de rendre la liberté à mon gendre de Navarre ; cela, contre
ma vie, je ne le ferai point. » Le roi Jean II, un moment, avait été
grand, vraiment, un très bref moment, dans l’instant qui avait
suivi sa capture. Il avait eu la grandeur de l’extrême malheur. Et
voici qu’il revenait à sa nature : des manières répondant à
l’image exagérée qu’il se faisait de soi, un jugement faible,
des soucis futiles, des passions honteuses, des impulsions absurdes
et des haines tenaces. La captivité, d’une certaine façon,
n’allait pas lui déplaire, une captivité dorée, s’entend, une
captivité royale. Ce faux glorieux avait rejoint son vrai destin,
qui était d’être battu. Finis, pour un temps, les soucis du
gouvernement, la lutte contre toutes choses adverses en son royaume,
l’ennui de donner des ordres qui ne sont point suivis. À présent,
il est en paix ; il peut prendre à témoin ce ciel qui lui a été
contraire, se draper dans son infortune, et feindre de supporter avec
noblesse la douleur d’un sort qui lui convient si bien. À d’autres
le fardeau de conduire un peuple rétif ! On verra s’ils
parviennent à faire mieux… « Où m’emmenez-vous, mon cousin ?
demanda-t-il. – À Bordeaux, cher Sire, où je vous donnerai bel
hôtel, pourvoyance, et fêtes pour vous réjouir, jusqu’à ce que
vous vous accommodiez avec le roi mon père. — Est-il joie pour un
roi captif ? » répondit Jean II déjà tout attentif à son
personnage. Ah ! que n’avait-il accepté, au début de cette
journée de Poitiers, les conditions que je lui portais ? Vit-on
jamais pareil roi, en position de tout gagner le matin, sans avoir à
tirer l’épée, qui peut rétablir sa loi sur le quart de son
royaume, seulement en posant son seing et son sceau sur le traité
que son ennemi traqué lui offre, et qui refuse… et le soir se
retrouve prisonnier ! Un oui au lieu d’un non. L’acte
irrattrapable. Comme celui du comte d’Harcourt, remontant
l’escalier de Rouen au lieu de sortir du château. Jean d’Harcourt
y a laissé la tête ; là, c’est la France entière qui risque
d’en connaître agonie. Le plus surprenant, et l’injuste, c’est
que ce roi absurde, obstiné seulement à gâcher ses chances, et
qu’on n’aimait guère avant Poitiers, est bientôt devenu, parce
qu’il est vaincu, parce qu’il est captif, objet d’admiration,
de pitié et d’amour pour son peuple, pour une partie de son
peuple. Jean le Brave, Jean le Bon… Et cela commença dès le
souper du prince. Alors qu’ils avaient tout à reprocher à ce roi
qui les avait menés au malheur, les barons et chevaliers prisonniers
exaltaient son courage, sa magnanimité, que sais-je ? Ils se
donnaient, les vaincus, bonne conscience et bel aspect. Quand ils
rentreront, leurs familles s’étant saignées et ayant saigné
leurs manants pour payer leurs rançons, ils diront, soyez-en sûr,
avec superbe : « Vous ne fûtes pas comme moi auprès de notre roi
Jean… » Ah ! ils la raconteront, la journée de Poitiers ! À
Chauvigny, le Dauphin, qui prenait un repas triste en compagnie de
ses frères et entouré seulement de quelques serviteurs, fut averti
que son père était vivant, mais captif. « À vous de gouverner, à
présent, Monseigneur », lui dit Saint-Venant. Il n’y a guère
dans le passé, à mon savoir, princes de dix-huit ans qui aient eu à
prendre le gouvernail dans une situation aussi piteuse. Un père
prisonnier, une noblesse diminuée par la défaite, deux armées
ennemies campant dans le pays, car il y a toujours Lancastre
au-dessus de la Loire… plusieurs provinces ravagées, point de
finances, des conseillers cupides, divisés et haïs, un beau-frère
en forteresse mais dont les partisans bien actifs relèvent la tête
plus que jamais, une capitale frémissante qu’une poignée de
bourgeois ambitieux incite à l’émeute… Ajoutez à cela que le
jeune homme est de chétive santé, et que sa conduite en bataille
n’a pas fait grandir sa réputation. À Chauvigny, toujours ce même
soir, comme il avait décidé de rentrer à Paris par le plus court,
Saint-Venant lui demanda : « Quelle qualité, Monseigneur, devront
donner à votre personne ceux qui parleront en son nom ? » Et le
Dauphin répondit : « Celle que j’ai, Saint-Venant, celle que Dieu
me désigne : lieutenant général du royaume. » Ce qui était
parole sage… Il y a trois mois de cela. Rien n’est tout à fait
perdu, mais rien non plus ne donne signe d’amélioration, tout au
contraire. La France se défait. Et nous allons dans moins d’une
semaine nous retrouver à Metz, d’où je ne vois pas trop, je vous
l’avoue, quel grand bien en pourrait sortir, sauf pour l’Empereur,
ni quelle grande œuvre s’y pourrait faire, entre un lieutenant du
royaume, mais qui n’est pas le roi, et un légat pontifical, mais
qui n’est pas le pape. Savez-vous ce qui vient de m’être dit ?
La saison est si belle, et les journées sont si chaudes à Metz, où
l’on attend plus de trois mille princes, prélats et seigneurs, que
l’Empereur, si cette douceur se maintient, a décidé qu’il
donnerait le festin de Noël au grand air, dans un jardin clos. Dîner
dehors à Noël, en Lorraine, encore une chose que l’on n’avait
jamais vue !
FIN
OUF.....
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