VII
LA MAIN DE DIEU
C’est chose bien malaisée, quand on n’y fut pas,
que de reconstituer une bataille, et même quand on y fut. Surtout
lorsqu’elle se déroule aussi confusément que celle de Maupertuis…
Elle me fut contée, quelques heures après, de vingt façons
différentes, chacun ne la jugeant que de sa place et ne prenant pour
important que ce qu’il avait fait. Particulièrement les battus
qui, à les entendre, ne l’eussent jamais été sans la faute de
leurs voisins, lesquels en disaient tout autant.
Ce qui ne peut être
mis en doute, c’est que, aussitôt après mon départ du camp
français, les deux maréchaux se prirent de bec. Le connétable, duc
d’Athènes, ayant demandé au roi s’il lui plaisait d’ouïr son
conseil, lui dit à peu près ceci :
« Sire, si vous voulez vraiment
que les Anglais se rendent à votre merci, que ne les laissez-vous
s’épuiser par défaut de vivres ? Car leur position est forte,
mais ils ne la soutiendront guère quand ils auront le corps faible.
Ils sont de toute part encerclés, et s’ils tentent sortie par la
seule issue où nous pouvons nous-mêmes les forcer, nous les
écraserons sans peine. Puisque nous avons attendu une journée, que
ne pouvons-nous attendre encore une ou deux autres, d’autant qu’à
chaque moment nous nous grossissons des retardataires qui rejoignent
? »
Et le maréchal de Clermont d’appuyer :
« Le connétable dit
bien. Un peu d’attente nous donne tout à gagner, et rien à
perdre. »
C’est alors que le maréchal d’Audrehem s’emporta.
Atermoyer, toujours atermoyer ! On devrait en avoir terminé depuis
la veille au soir.
« Vous ferez tant que vous finirez par les
laisser échapper, comme souvent il advint. Regardez-les qui bougent.
Ils descendent vers nous pour se fortifier plus bas et se ménager
refuite. On dirait, Clermont, que vous n’avez pas grand-hâte de
vous battre, et qu’il vous peine de voir les Anglais de si près. »
La querelle des maréchaux, il fallait bien qu’elle éclatât. Mais
était-ce le moment le mieux choisi ? Clermont n’était pas homme à
prendre si gros outrage en plein visage. Il renvoya, comme à la
paume :
« Vous ne serez point si hardi aujourd’hui, Audrehem, que
vous mettiez le museau de votre cheval au cul du mien. »
Là-dessus
il rejoint les chevaliers qu’il doit entraîner à l’assaut, se
fait hisser en selle, et donne de lui-même l’ordre d’attaquer.
Audrehem l’imite aussitôt, et avant que le roi n’ait rien dit,
ni le connétable rien commandé, voici la charge lancée, non point
groupée comme il en avait été décidé, mais en deux escadrons
séparés qui semblent moins se soucier de rompre l’ennemi que de
se distancer ou de se poursuivre.
Le connétable à son tour demande
son destrier et s’élance, cherchant à les rameuter. Alors le roi
fait crier l’attaque pour toutes les bannières ; et tous les
hommes d’armes, à pied, patauds, alourdis des cinquante ou
soixante livres de fer qu’ils ont sur le dos, commencent à
s’avancer dans les champs vers le chemin pentu où déjà la
cavalerie s’engouffre. Cinq cents pas à franchir…
Là-haut, le
prince de Galles, quand il a vu la charge française s’ébranler,
s’est écrié :
« Mes beaux seigneurs, nous sommes petit nombre,
mais ne vous en effrayez pas. La vertu ni la victoire ne vont
forcément à grand peuple, mais là où Dieu veut les envoyer. Si
nous sommes déconfits, nous n’en aurons point de blâme, et si la
journée est pour nous, nous serons les plus honorés du monde. »
Déjà la terre tremblait au pied de la colline ; les archers gallois
se tenaient genou en terre derrière leurs pieux pointus, et les
premières flèches se mirent à siffler…
Tout d’abord le
maréchal de Clermont fonça sur la bannière de Salisbury, se ruant
dans la haie pour s’y faire brèche. Une pluie de flèches brisa sa
charge. Ce fut une tombée atroce, au dire de ceux qui en ont
réchappé. Les chevaux qui n’avaient pas été atteints allaient
s’empaler sur les pieux pointus des archers gallois. De derrière
la palissade, les courtilliers et bidaux surgissaient avec leurs
gaudendarts, ces terribles armes à trois fins dont le croc saisit le
chevalier par la chemise de mailles, et parfois par la chair, pour le
jeter à bas de sa monture… dont la pointe disjoint la cuirasse à
l’aine ou à l’aisselle quand l’homme est à terre, dont le
croissant enfin sert à fendre le heaume…
Le maréchal de Clermont
fut des premiers tués, et presque personne d’entre les siens ne
put vraiment entamer la position anglaise. Tous défaits dans le
passage conseillé par Eustache de Ribemont. Au lieu de se porter au
secours de Clermont, Audrehem avait voulu le distancer en suivant le
cours du Moisson pour tourner les Anglais. Il était venu donner sur
les troupes du comte de Warwick dont les archers ne lui firent pas
meilleur parti.
On devait vite apprendre que Audrehem était blessé,
et prisonnier. Du duc d’Athènes, on ne savait rien. Il avait
disparu dans la mêlée. L’armée avait, en quelques moments, vu
disparaître ses trois chefs. Mauvais début. Mais cela ne faisait
que trois cents hommes tués ou repoussés, sur vingt-cinq mille qui
avançaient, pas à pas. Le roi était remonté à cheval pour
dominer ce champ d’armures qui marchait, lentement.
Alors se
produisit un étrange remous. Les rescapés de la charge Clermont,
déboulant d’entre les deux haies meurtrières, leurs chevaux
emportés, euxmêmes hors de sens et incapables de freiner leurs
montures, vinrent donner dans la première bataille, celle du duc
d’Orléans, renversant comme des pièces d’échec leurs
compagnons qui s’en venaient à pied, péniblement. Oh ! ils n’en
renversèrent pas beaucoup : trente ou cinquante peut-être, mais qui
dans leur chute en chavirèrent le double. Du coup, voici la panique
dans la bannière d’Orléans. Les premiers rangs, voulant se garer
des chocs, reculent en désordre ; ceux de derrière ne savent pas
pourquoi les premiers refluent ni sous quelle poussée ; et la
déroute s’empare en quelques moments d’une bataille de près de
six mille hommes.
Combattre à pied n’est pas leur habitude, sinon
en champ clos, un contre un. Là, pesants comme ils sont, peinant à
se déplacer, la vue rétrécie sous leurs bassinets, ils s’imaginent
déjà perdus sans recours. Et tous se jettent à fuir alors qu’ils
sont encore bien loin de portée du premier ennemi.
C’est une chose
merveilleuse qu’une armée qui se repousse elle-même ! Les troupes
du duc d’Orléans et le duc lui-même cédèrent ainsi un terrain
que nul ne leur disputait, quelques bataillons allant chercher refuge
derrière la bataille du roi, mais la plupart courant droit, si l’on
peut dire courir, aux chevaux tenus par les varlets, alors que rien
d’autre en vérité ne talonnait tous ces fiers hommes que la peur
qu’ils s’inspiraient à eux-mêmes. Et de se faire hisser en
selle pour détaler aussitôt, certains partant pliés comme des
tapis en travers de leurs montures qu’ils n’étaient pas parvenus
à enfourcher. Et disparaissant à travers le pays…
La main de
Dieu, ne peut-on s’empêcher de penser… n’est-ce pas,
Archambaud ?… Et seuls les mécréants oseraient en sourire. La
bataille du Dauphin, elle aussi, s’était portée en avant… «
Montjoie SaintDenis ! »… et n’ayant reçu aucun retour ni
reflux, poursuivit son progrès. Les premiers rangs, haletants déjà
de leur marche, s’engagèrent entre les mêmes haies qui avaient
été funestes à Clermont, butant sur les chevaux et les hommes
abattus là, un petit moment fait. Ils furent accueillis par de mêmes
nuées de flèches, tirées de derrière les palissades. Il y eut
grand bruit de glaives heurtés, et de cris de fureur ou de douleur.
Le goulot étant fort étroit, très peu se trouvaient au choc, tous
les autres derrière eux pressés et ne se pouvant plus mouvoir.
Jean
de Landas, Voudenay, le sire Guichard aussi se tenaient, comme ils en
avaient l’ordre, autour du Dauphin lequel aurait été bien en
peine, et ses frères de Poitiers et de Berry comme lui, de bouger ou
de commander aucun mouvement. Et puis, encore une fois, à travers
les fentes d’un heaume, quand on est à pied, avec plusieurs
centaines de cuirasses devant soi, le regard n’a guère de champ. À
peine le Dauphin voyait-il plus loin que sa bannière, tenue par le
chevalier Tristan de Meignelay. Quand les chevaliers du comte de
Warwick, ceux-là qui avaient fait Audrehem prisonnier, fondirent à
cheval sur le flanc de la bataille du Dauphin, il fut trop tard pour
se disposer à soutenir charge. C’était bien le comble ! Ces
Anglais, qui si volontiers se battaient à pied et en avaient tiré
leur renommée, s’étaient remis en selle dès lors qu’ils
avaient vu leurs ennemis venant à l’attaque démontés.
Sans avoir
à être bien nombreux, ils produisirent la même carambole, mais
plus durement, dans le corps de bataille du Dauphin, que celle qui
s’était faite toute seule parmi les gens du duc d’Orléans. Et
avec plus de confusion encore. « Gardez-vous, gardez-vous »,
criait-on aux trois fils du roi. Les chevaliers de Warwick poussaient
vers la bannière du Dauphin, lequel Dauphin avait laissé choir sa
courte lance et peinait, bousculé par les siens, à seulement
soutenir son épée. Ce fut Voudenay, ou bien Guichard, on ne sait
pas trop, qui le tira par le bras en lui hurlant :
« Suivez-nous ;
vous devez vous retraire, Monseigneur ! »
Encore fallait-il pouvoir…
Le Dauphin vit le pauvre Tristan de Meignelay navré au sol, le sang
lui fuyant de la gorgière comme d’un pot fêlé et coulant sur la
bannière aux armes de Normandie et du Dauphiné. Et cela, je le
crains, lui donna de l’ardeur à filer. Landas et Voudenay lui
ouvraient chemin dans leurs propres rangs. Ses deux frères le
suivaient, pressés par Saint-Venant. Qu’il se soit tiré de ce
mauvais pas, il n’y a là rien à redire, et l’on ne doit que
louer ceux qui l’y ont aidé. Ils avaient mission de le conduire et
protéger. Ils ne pouvaient laisser les fils de France, et surtout le
premier, aux mains de l’ennemi. Tout cela est bon.
Que le Dauphin
soit allé aux chevaux, ou qu’on ait appelé son cheval à lui, et
qu’il y soit remonté, et que ses compagnons en aient fait de même,
cela est juste encore, puisqu’ils venaient d’être bousculés par
gens à cheval. Mais que le Dauphin alors, sans regarder en arrière,
s’en soit en allé d’un roide galop, quittant le champ du combat,
tout comme son oncle d’Orléans un moment auparavant, il sera
malaisé de jamais faire tenir cela pour une conduite honorable.
Ah !
les chevaliers de l’Étoile, ce n’était pas leur journée !
Saint-Venant, qui est vieux et dévoué serviteur de la couronne,
assurera toujours que ce fut lui qui prit la décision d’éloigner
le Dauphin, qu’il avait déjà pu juger que la bataille du roi
était mal en point, que l’héritier du trône commis à sa garde
devait coûte que coûte être sauvé, et qu’il lui fallut insister
fortement et presque ordonner au Dauphin d’avoir à partir, et il
soutiendra cela au Dauphin lui-même… brave Saint-Venant !
D’autres, hélas, ont la langue moins discrète. Les hommes de la
bataille du Dauphin, voyant celui-ci s’éloigner, ne furent pas
longs à se débander et s’en furent à leurs chevaux eux aussi,
criant à la retraite générale. Le Dauphin courut une grande lieue,
comme il était parti. Alors, le jugeant assez en sécurité,
Voudenay, Landas et Guichard lui annoncèrent qu’ils s’en
retournaient se battre. Il ne leur répondit rien. Et que leur
aurait-il dit ?
« Vous repartez à l’engagement, moi je m’en
écarte ; je vous fais mon compliment et mon salut » ?
…
Saint-Venant voulait également s’en retourner. Mais il fallait
bien que quelqu’un restât avec le Dauphin, et les autres lui en
firent obligation, comme au plus vieux et au plus sage. Ainsi
Saint-Venant, avec une petite escorte qui se grossit vite,
d’ailleurs, de fuyards tout affolés qu’ils rencontraient,
conduisit le Dauphin s’enfermer dans le gros château de Chauvigny.
Et là, paraîtil, quand ils furent arrivés, le Dauphin eut peine à
retirer son gantelet, tant sa main droite était gonflée, toute
violette. Et on le vit pleurer.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 4ème partie – ch 8 - ‘’La
bataille du roi’’
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