VI
LES
APPRÊTS
Guillaume
à la Cauche… Voilà, je l’ai retrouvé ! Le nom que je cherchais
; le roi des ribauds… Curieux office que le sien qui résulte d’une
institution de Philippe Auguste. Il avait organisé pour sa garde
étroite un corps de sergents, tous des géants, qu’on appelait les
ribaldi régis, les ribauds du roi. Inversion de génitif ou bien jeu
de mots, le chef de cette garde est devenu le rex ribaldorum.
Nominalement, il commande aux sergents comme Perrinet le Buffle et
les autres ; et c’est lui, chaque soir, à l’heure du souper, qui
fait le tour de l’hôtel royal pour voir si en sont bien sorties
toutes gens qui ont entrée à la cour mais ne doivent pas y coucher.
Mais surtout, comme je vous l’ai dit, je crois, il a charge de
surveiller les mauvais lieux dans toute ville où le roi séjourne.
C’est-à-dire que, d’abord, il réglemente et inspecte les
bordeaux de Paris, qui ne sont pas en petit nombre, sans parler des
follieuses qui travaillent à leur compte dans les rues qui leur sont
réservées. De même les maisons où l’on joue les jeux de hasard.
Tous ces méchants endroits sont ceux où l’on a le plus de chance
de dépister voleurs, tire-laine, faussaires et meurtriers à gages ;
et puis de connaître les vices des gens, parfois très haut placés,
qui vous ont des mines tout à fait honorables. Si bien que le roi
des ribauds est devenu le chef d’une sorte de police fort spéciale.
Il a ses espies un peu partout. Il tient et entretient toute une
vermine de taverne qui le fournit en rapports et indices. Si l’on
veut faire suivre un voyageur, en explorer le portemanteau ou savoir
à qui il se réunit, on s’adresse à lui. Ce n’est point un
homme aimé, mais c’est un homme craint. Je vous en parle pour le
jour où vous serez à la cour. Il vaut mieux n’être point mal
avec lui. Il gagne gros, car sa charge est moelleuse. Surveiller les
catins, inspecter les bouges, c’est de bon profit. Outre les gages
en argent et avantages en nature qu’il touche dans la maison du
roi, il perçoit deux sous de redevance à la semaine sur tous les
logis bordeaux et toutes les femmes bordelières. Voilà un bel
impôt, n’est-ce pas, et dont la rentrée fait moins de difficultés
que la gabelle. Également il touche cinq sous des femmes adultères…
enfin, de celles qui sont connues. Mais en même temps, c’est lui
qui engage les galantes pour l’usage de la cour. On le paye pour
avoir les yeux ouverts, mais on le paye souvent aussi pour les
fermer. Et puis, c’est lui, quand le roi est en chevauchée, qui
exécute ses sentences ou celles du tribunal des maréchaux. Il règle
l’ordonnance des supplices ; et dans ce cas les dépouilles des
condamnés lui reviennent, tout ce qu’ils ont sur le corps au
moment de leur arrestation. Comme, ordinairement, ce n’est point le
fretin du crime qui provoque la colère royale, mais de puissantes et
riches gens, les vêtements et joyaux qu’il récolte sur eux ne
sont pas prises négligeables.
Le jour de Rouen, c’était
l’aubaine. Un roi à décoller, et cinq seigneurs d’un coup !
Jamais roi des ribauds n’avait, oh ! depuis Philippe Auguste, connu
fortune pareille. Une occasion sans égale de se faire apprécier du
souverain. Aussi ne ménageait-il pas sa peine. Un supplice, c’est
un spectacle… Il lui avait fallu trouver, en s’adressant au
maire, six charrettes, parce que le roi avait exigé une charrette
par condamné, c’était ainsi. Cela ferait le cortège plus long.
Elles attendaient dans la cour du château, attelées de percherons
pattus. Il lui avait fallu trouver un bourreau… parce que le
bourreau de la ville n’était pas là, ou bien qu’il n’y en
avait pas d’appointé dans le moment. Le roi des ribauds avait tiré
de la prison un méchant drôle appelé Bétrouve, Pierre Bétrouve…
eh bien, ce nom-là, vous voyez, je m’en souviens, allez savoir
pourquoi… qui avait quatre homicides sur la conscience, ce qui
paraissait une bonne préparation au travail qu’on allait lui
confier, en échange d’une lettre de rémission délivrée par le
roi.
Il l’échappait belle, ce Bétrouve. S’il y avait eu un
bourreau en ville… Il avait fallu aussi trouver un prêtre ; mais
c’est denrée moins rare, et l’on ne s’était guère mis en
peine pour le choisir… le premier capucin venu, dans le couvent le
plus voisin. Durant ces apprêts, le roi Jean tenait petit conseil
dans la salle du banquet un peu nettoyée…
Décidément le temps
est à la pluie. Il y en a pour la journée. Bah ! nous avons de
bonnes fourrures, de la braise dans nos échauffettes, des dragées,
de l’hypocras pour nous revigorer contre la mouillure ; nous avons
de quoi tenir jusqu’à Auxerre. Je suis bien aise de revoir Auxerre
; cela va raviver mes souvenirs…
Donc le roi tenait conseil, un
conseil où il était presque seul à parler. Son frère d’Orléans
se taisait ; son fils d’Anjou également. Audrehem était sombre.
Le roi lisait bien sur les visages de ses conseillers que même les
plus acharnés à perdre le roi de Navarre n’approuvaient pas qu’il
fût décapité ainsi, sans procès et comme à la sauvette. Cela
rappelait trop l’exécution de Raoul de Brienne, l’ancien
connétable, décidée de la sorte sur un coup de colère, pour des
raisons jamais éclairées, et qui avait mal inauguré le règne.
Seul Robert de Lorris, le premier chambellan, semblait seconder le
souverain dans son vouloir de vengeance instantanée ; mais c’était
platitude plutôt que conviction. Il avait connu plusieurs mois de
disgrâce pour s’être, aux yeux du roi, trop avancé du côté
navarrais lors du traité de Mantes. Il fallait à Lorris prouver sa
fidélité. Nicolas Braque, qui a de l’habileté et sait manœuvrer
le roi, chercha diversion en parlant de Friquet de Fricamps. Il
opinait pour qu’on le gardât en vie, provisoirement, afin de lui
faire subir une question en bonne et due forme. Nul doute que le
gouverneur de Caen, suffisamment traité, n’ait à livrer des
secrets bien intéressants. Comment connaître tous les rameaux de la
conspiration si l’on ne conservait aucun des prisonniers ?
« Oui,
c’est sagement pensé, dit le roi. Qu’on garde Friquet. »
Alors,
Audrehem ouvrit une des fenêtres et cria au roi des ribauds, dans la
cour :
« Cinq charrettes, il suffira ! », confirmant du geste, la
main grande ouverte : cinq.
Et l’une des charrettes fut renvoyée
au maire.
« Si c’est sagesse de garder Fricamps, ce le serait plus
encore de garder son maître », dit alors le Dauphin.
Le premier
émoi passé, il avait repris son calme et son air réfléchi. Son
honneur était engagé dans l’affaire. Il cherchait par tous moyens
à sauver son beau-frère. Jean II avait demandé à Jean d’Artois
de répéter, pour la gouverne de tous, ce qu’il savait du complot.
Mais « mon cousin Jean » s’était montré moins assuré, devant
le Conseil, que devant le roi seul. Chuchoter de bouche à oreille
une délation vous a un bon air de certitude. Redite à haute voix,
pour dix personnes, elle perd de la force. Après tout, il ne
s’agissait que d’on-dit. Un ancien serviteur avait vu… un autre
avait entendu… Même si, dans le secret de l’âme, le duc de
Normandie ne pouvait s’empêcher d’accorder crédit aux
accusations portées, les présomptions ne lui semblaient pas assez
établies.
« Pour mon mauvais gendre, nous en savons assez, ce me
semble, dit le roi.
– Non, mon père, nous ne savons guère,
répondit le Dauphin.
« Charles, êtes-vous donc si obtus ? dit le
roi avec colère. N’avez-vous pas entendu que ce méchant parent
sans foi ni aveu, cette bête nuisible, nous voulait saigner bientôt,
moi puis vous ? Car, vous aussi, il voulait vous occire. Croyez-vous
qu’après moi vous eussiez été un grand obstacle aux entreprises
de votre bon frère qui voulait naguère vous tirer en Allemagne,
contre moi ? C’est notre place et notre trône qu’il guigne, rien
moins. Ou bien êtes-vous toujours si coiffé de lui que refusiez de
rien comprendre ? »
Alors le Dauphin qui prenait de l’assurance et
de la détermination :
« J’ai fort bien entendu, mon père ; mais
il n’y a preuve ni aveux.
– Et quelle preuve voulez-vous, Charles
? La parole d’un loyal cousin ne vous suffit-elle pas ?
Attendez-vous de gésir, navré dans votre sang et percé comme le
fut mon pauvre Charles d’Espagne, pour fournir la preuve ? »
Le
Dauphin s’obstinait.
« Il y a présomptions très fortes, mon
père, je ne le contredis point ; mais pour l’heure, rien de plus.
Présomption n’est pas crime.
– Présomption est crime pour le
roi, qui a devoir de se garder, dit Jean II devenu tout rouge. Vous
ne parlez pas en roi, mais comme un clerc d’université rencogné
derrière ses gros livres. »
Mais le jeune Charles tenait bon.
« Si
devoir royal est de se garder, ne nous mettons pas à nous décapiter
entre rois. Charles d’Évreux a été oint et sacré pour la
Navarre. Il est votre beau-fils, félon sans doute, mais votre
beau-fils. Qui respectera les personnes royales si les rois
s’envoient l’un l’autre au bourreau ?
– Il n’avait qu’à
ne point commencer », cria le roi.
Alors le maréchal d’Audrehem
intervint, pour fournir son avis.
« Sire, en l’occasion, c’est
vous, aux yeux du monde, qui paraîtriez commencer. »
Un maréchal,
Archambaud, de même qu’un connétable, c’est toujours difficile
à manier. Vous l’installez dans une autorité et puis, tout à
coup, il en use pour vous contredire. Audrehem est un vieil homme de
guerre… pas si vieux que cela, au fond ; il a moins d’âge que
moi… mais enfin un homme qui a longtemps obéi en se taisant et vu
beaucoup de sottises se commettre sans pouvoir rien dire. Alors, il
se rattrapait.
« Si encore nous avions pris tous les renards dans le
même piège ! continua-til. Mais Philippe de Navarre est libre, lui,
et aussi acharné. Expédiez l’aîné, et le cadet le remplace, qui
soulèvera tout aussi bien son parti, et traitera tout aussi bien
avec l’Anglais, d’autant qu’il est meilleur chevalier et plus
ardent à la bataille. »
Louis d’Orléans vint alors appuyer le
Dauphin et le maréchal, représentant au roi qu’aussi longtemps
qu’il tiendrait Navarre en prison, il garderait prise sur ses
vassaux.
« Instruisez longuement procès contre lui, faites éclater
sa noirceur, faites-le juger par les pairs du royaume ; alors nul ne
vous reprochera votre sentence. Quand le père de notre cousin Jean
commit tous les actes qu’on sait, le roi notre père ne procéda
pas autrement que par jugement public et solennel. Et quand notre
grand-oncle Philippe le Bel découvrit l’inconduite de ses brus, si
rapide qu’ait été sa justice, elle fut établie sur
interrogatoires et prononcée en grande audience. »
Tout cela ne fut
point du goût du roi Jean qui s’emporta derechef :
« Les beaux
exemples, et bien profitables, que vous me baillez là, mon frère !
Le grand jugement de Maubuisson a mis le déshonneur et le désordre
dans la famille royale. Quant à Robert d’Artois, pour l’avoir
seulement banni, n’en déplaise à notre cousin Jean, au lieu de le
proprement saisir et occire, il nous a ramené la guerre
d’Angleterre. »
Monseigneur d’Orléans qui n’aime point trop
son aîné et se plaît à lui tenir tête, aurait alors reparti…
on m’a assuré que cela fut dit…
« Sire, mon frère, faut-il
vous rappeler que Maubuisson ne nous a pas trop desservis ? Sans
Maubuisson où notre grand-père Valois, que Dieu garde, joua sa
part, c’est sans doute notre cousin de Navarre qui serait au trône
en cette heure, au lieu de vous. Quant à la guerre d’Angleterre,
le comte Robert y poussa peut-être, mais il ne lui apporta qu’une
lance, la sienne. Or, la guerre d’Angleterre dure depuis dix-huit
ans… »
Il paraît que le roi fléchit sous l’estocade. Il se
retourna vers le Dauphin qu’il regarda durement en disant :
«
C’est vrai, dix-huit ans ; juste votre âge, Charles », comme s’il
lui faisait grief de cette coïncidence.
Sur quoi Audrehem bougonna :
« Nous aurions plus aisé à bouter l’Anglais hors de chez nous si
nous n’étions pas toujours à nous battre entre Français. »
Le
roi resta muet un moment, l’air fort courroucé. Il faut être bien
sûr de soi pour se maintenir dans une décision quand nul de ceux
qui vous servent ne l’approuve. C’est à cela qu’on peut juger
le caractère des princes. Mais le roi Jean n’est pas déterminé ;
il est buté. Nicolas Braque, qui a appris dans les conseils l’art
de profiter des silences, fournit au roi une porte de retraite en
ménageant tout ensemble son orgueil et sa rancune.
« Sire, n’est-ce
point expier bien vite que de mourir d’un coup ? Voici deux années
et plus que Monseigneur de Navarre vous fait souffrir. Et vous lui
accorderiez si courte punition ? Tenu en geôle, vous pouvez faire en
sorte qu’il se sente mourir tous les jours. En outre, je gage que
ses partisans ne laisseront pas de monter quelque tentative pour le
délivrer. Alors vous pourrez capturer ceux-là qui aujourd’hui ont
nargué vos filets. Et vous aurez bon prétexte à abattre votre
justice sur une rébellion si patente… »
Le roi se rallia à ce
conseil, disant qu’en effet son traître beau-fils méritait
d’expier plus longtemps.
« Je diffère son exécution. Puissé-je
n’avoir pas à m’en repentir. Mais à présent qu’on hâte le
châtiment des autres. C’est assez de paroles et nous n’avons
perdu que trop de temps. »
Il semblait craindre qu’on ne parvînt
à le dessaisir d’une autre tête. Audrehem, de la fenêtre, héla
de nouveau le roi des ribauds et lui montra quatre doigts. Et comme
il n’était pas sûr que l’autre eût bien compris, il lui
dépêcha un archer pour lui dire qu’il y avait une charrette de
moins.
« Qu’on se hâte ! répétait le roi. Faites délivrer ces
traîtres. »
Délivrer… l’étrange mot qui peut surprendre ceux
qui ne sont pas familiers de cet étrange prince ! C’est sa formule
habituelle, quand il ordonne une exécution. Il ne dit pas : « Qu’on
me délivre de ces traîtres », ce qui ferait sens, mais « délivrez
ces traîtres »… qu’est-ce que cela signifie pour lui ?
Délivrez-les au bourreau ? Délivrez-les de la vie ? Ou bien est-ce
simplement un lapsus dans lequel il s’obstine, parce que dans la
colère sa tête confuse ne contrôle plus ses paroles ?
Je vous
conte tout cela, Archambaud, comme si j’y avais été. C’est que
j’en ai eu le récit fait, en juillet, à peine trois mois après,
quand les mémoires étaient encore fraîches, et par Audrehem, et
par Monseigneur d’Orléans, et par Monseigneur le Dauphin lui-même,
et aussi par Nicolas Braque, chacun, bien sûr, se souvenant surtout
de ce qu’il avait dit lui-même. De la sorte, j’ai reconstitué,
assez justement je crois, et dans le menu, toute cette affaire, et
j’en ai écrit au pape, auquel étaient parvenues des versions plus
courtes et un peu différentes. Les détails, en ces sortes de
choses, ont plus d’intérêt qu’on ne pense, parce que cela
renseigne sur le caractère des gens.
Lorris et Braque sont tous deux
des hommes fort avides d’argent et déshonnêtes dans leur âpreté
à en faire ; mais Lorris est d’assez médiocre nature, alors que
Braque est un politique judicieux…
Il pleut toujours… Brunet, où
sommes-nous ? Fontenoy… Ah oui, je me rappelle ; c’était dans
mon diocèse. Il s’est livré là une bataille fameuse, qui a eu de
grosses conséquences pour la France ; Fontanetum selon le nom
ancien. Vers l’an 840 ou 841, Charles et Louis le Germanique y ont
défait leur frère Lothaire, à la suite de quoi ils signèrent le
traité de Verdun. Et c’est à partir de là que le royaume de
France a été pour toujours séparé de l’Empire…
Avec cette
pluie, on ne voit rien. D’ailleurs, il n’y a rien à voir. De
temps en temps, les manants, en labourant, trouvent une poignée de
glaive, un casque tout rongé, vieux de cinq cents ans…
Poursuivons, Brunet, poursuivons.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 2ème partie – ch 7 ‘’Le
champ du pardon’’
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire