V
L’ARRESTATION
Grand
merci, messire abbé, je suis votre obligé… Non, de rien, je vous
l’assure, je n’ai plus besoin de rien… seulement que l’on me
remette quelques bûches au feu… Mon neveu va me faire compagnie ;
j’ai à m’entretenir avec lui. C’est cela, messire abbé, la
bonne nuit. Merci des prières que vous allez dire pour le Très
Saint-Père et pour mon humble personne… oui, et toute votre pieuse
communauté… L’honneur est pour moi. Oui, je vous bénis ; le bon
Dieu vous ait en Sa sainte garde…
Ououh ! Si je le lui avais
permis, il nous aurait tenus jusqu’à la minuit, cet abbé-là ! Il
a dû naître le jour de la Saint-Bavard… Voyons, où en
étions-nous ? Je ne veux point vous laisser languir. Ah oui… le
maréchal, l’épée haute… Et derrière le maréchal surgirent
une douzaine d’archers qui rabattirent brutalement échansons et
valets contre les murs ; et puis Lalemant et Perrinet le Buffle, et
sur leurs talons le roi Jean II lui-même tout armé, heaume en tête,
et dont les yeux jetaient du feu par la ventaille levée. Il était
suivi de près par Chaillouel et Crespi, deux autres sergents de sa
garde étroite.
« Je suis piégé », dit Charles de Navarre. La
porte continuait de dégorger l’escorte royale dans laquelle il
reconnaissait quelques-uns de ses pires ennemis, les frères
d’Artois, Tancarville… Le roi marcha droit vers la table
d’honneur. Les seigneurs normands esquissèrent un vague mouvement
pour lui faire révérence. D’un geste des deux mains, il leur
imposa de rester assis. Il saisit son gendre par le col fourré de
son surcot, le secoua, le souleva, tout en lui criant du fond de son
heaume :
« Mauvais traître ! Tu n’es pas digne de t’asseoir à
côté de mon fils. Par l’âme de mon père, je ne penserai jamais
à boire ni à manger tant que tu vivras ! »
L’écuyer de Charles
de Navarre, Colin Doublel, voyant son maître ainsi malmené, eut une
folle impulsion et brandit un couteau à trancher pour en frapper le
roi. Mais son geste fut prévenu par Perrinet le Buffle qui lui
retourna le bras. Le roi, pour sa part, lâcha Navarre et, perdant
contenance un instant, regarda avec surprise ce simple écuyer qui
avait osé lever la main sur lui.
« Prenez-moi ce garçon et son
maître aussi », commanda-t-il.
La suite du roi s’était portée
en avant d’un seul élan, les frères d’Artois au premier rang,
qui encadrèrent Navarre comme un noisetier pincé entre deux chênes.
Les hommes d’armes avaient complètement investi la salle ; les
tapisseries étaient comme hérissées de piques. Les huissiers de
cuisine semblaient vouloir rentrer dans les murs. Le Dauphin s’était
levé et disait :
« Sire mon père, Sire mon père… »
Charles de
Navarre tentait de s’expliquer, de se défendre.
« Monseigneur, je
ne puis comprendre ! Qui vous a si mal informé contre moi ? Que Dieu
m’aide, mais jamais, faites-m’en grâce, je n’ai pensé
trahison, ni contre vous ni contre Monseigneur votre fils ! S’il
est homme au monde qui m’en veuille accuser, qu’il le fasse,
devant vos pairs, et je jure que je me purgerai de ses dires et le
confondrai. »
Même en si périlleuse situation, il avait la voix
claire, et la parole qui coulait aisément de la bouche. Il était
vraiment très petit, très fluet, au milieu de tous ces gens de
guerre ; mais il gardait son assurance dans le caquet.
« Je suis
roi, Monseigneur, d’un moindre royaume que le vôtre, certes, mais
je mérite d’être traité en roi.
– Tu es comte d’Évreux, tu
es mon vassal, et tu es félon !
– Je suis votre bon cousin, je
suis l’époux de Madame votre fille, et je n’ai jamais forfait.
Il est vrai que j’ai fait tuer Monseigneur d’Espagne. Mais il
était mon adversaire et m’avait offensé. J’en ai fait
pénitence. Nous nous sommes donné la paix et vous avez accordé des
lettres de rémission à tous…
– En prison, traître. Tu as assez
joué de menterie. Allez ! Qu’on l’enferme, qu’on les enferme
tous les deux ! » cria le roi en montrant Navarre et son écuyer.
«
Et celui-là aussi », ajouta-t-il en désignant de son gantelet
Friquet de Fricamps qu’il venait de reconnaître et qu’il savait
avoir monté l’attentat de la Truie-qui-file.
Alors que sergents et
archers entraînaient les trois hommes vers une chambre voisine, le
Dauphin se jeta aux genoux du roi. Si effrayé qu’il pût être de
la grande fureur où il voyait son père, il était demeuré assez
lucide pour en apercevoir les conséquences, au moins pour lui-même.
« Ah ! Sire mon père, pour Dieu merci, vous me déshonorez ! Que
va-t-on dire de moi ? J’avais prié le roi de Navarre et ses barons
à dîner, et vous les traitez ainsi. On dira de moi que je les ai
trahis. Je vous supplie par Dieu de vous calmer et de changer d’avis.
– Calmez-vous vous-même, Charles ! Vous ne savez pas ce que je
sais. Ils sont mauvais traîtres, et leurs méfaits se découvriront
bientôt. Non, vous ne savez pas tout ce que je sais. »
Là-dessus
notre Jean II, se saisissant de la masse d’armes d’un sergent,
alla en frapper le comte d’Harcourt d’un coup formidable dont
tout autre, moins gras que lui, aurait eu l’épaule cassée.
«
Debout, traître ! Passez vous aussi en prison. Vous serez bien malin
si vous m’échappez. »
Et comme le gros d’Harcourt, tout
éberlué, ne se levait pas assez vite, il l’empoigna par sa cotte
blanche qu’il déchira, faisant craquer tout son vêtement jusqu’à
la chemise. Poussé par les archers, Jean d’Harcourt, dépoitraillé,
passa devant son cadet, Louis, et lui dit quelque chose qu’on ne
comprit point, mais qui était méchant, et auquel l’autre répondit
d’un geste qui pouvait signifier ce qu’on voulait… je n’ai
rien pu faire ; je suis chambellan du roi… tu l’as cherché, tant
pis pour toi…
« Sire mon père, insistait le duc de Normandie,
vous faites mal de traiter ainsi ces vaillants hommes… »
Mais Jean
II ne l’entendait plus. Il échangeait des regards avec Nicolas
Braque et Robert de Lorris qui lui désignaient silencieusement
certains convives.
« Et celui-là, en prison !… Et celui-là… »
ordonnait-il en bousculant le sire de Graville et en cognant du poing
Maubué de Mainemares, deux chevaliers qui avaient, eux aussi, trempé
dans l’assassinat de Charles d’Espagne, mais qui avaient reçu,
depuis deux ans, leurs lettres de rémission, signées de la main du
roi.
Comme vous le voyez, c’était de la haine bien recuite. Mitton
le Fol, grimpé sur un banc de pierre, dans l’ébrasement d’une
fenêtre, faisait des signes à son maître en lui montrant les plats
posés sur une desserte, et puis le roi, et puis agitait ses doigts
devant sa bouche… manger…
« Mon père, dit le Dauphin,
voulez-vous qu’on vous serve à manger ? »
L’idée était
heureuse ; elle évita d’expédier au cachot toute la Normandie.
«
Pardieu oui ! C’est vrai que j’ai faim. Savez-vous, Charles, que
je suis parti d’au-delà la forêt de Lyons, et que je cours depuis
l’aube pour châtier ces méchants ? Faites-moi servir. »
Et il
appela de la main pour qu’on lui délaçât son heaume. Il apparut
les cheveux collés ; la face rougie ; la sueur lui coulait dans la
barbe. En s’asseyant à la place de son fils, il avait déjà
oublié son serment de ne manger ni boire tant que son gendre serait
encore en vie. Tandis qu’on se hâtait à lui dresser un couvert,
qu’on lui versait du vin, qu’on le faisait patienter avec un pâté
de brochet point trop entamé, qu’on lui présentait un cygne,
resté intact et encore tiède, il se fit, entre les prisonniers
qu’on emmenait et les valets qui dévalaient de nouveau vers les
cuisines, un flottement dans la salle et les escaliers ; les
seigneurs normands en profitèrent pour s’échapper, tel le sire de
Clères qui comptait également parmi les meurtriers du bel Espagnol
et qui s’en tira de justesse. Le roi ne faisant plus mine d’arrêter
personne, les archers les laissaient passer. L’escorte crevait de
faim et de soif, elle aussi. Jean d’Artois, Tancarville, les
sergents louchaient vers les plats. Ils attendaient un geste du roi
les autorisant à se restaurer. Comme ce geste ne venait pas, le
maréchal d’Audrehem arracha la cuisse d’un chapon qui traînait
sur une table et se mit à manger, debout.
Louis d’Orléans eut une
moue d’humeur. Son frère, vraiment, montrait trop peu de souci de
ceux qui le servaient. Il s’assit au siège que Navarre occupait un
moment avant, en disant :
« Je me fais devoir de vous tenir
compagnie, mon frère. »
Le roi, alors, avec une sorte de mansuétude
indifférente, invita ses parents et barons à s’asseoir. Et tous
aussitôt s’attablèrent, autour des nappes maculées, pour épuiser
les reliefs de la ripaille. On ne se soucia pas de changer les
écuelles d’argent. On attrapait ce qui se présentait au passage,
le gâteau de lait avant le canard confit, l’oie grasse avant la
soupe de coquillages. On mangeait des restes de friture froide. Les
archers se bourraient de tranches de pain ou bien filaient se faire
nourrir aux cuisines. Les sergents lampaient les gobelets abandonnés.
Le roi, bottes écartées sous la table, restait enfermé dans une
songerie brutale. Sa colère n’était pas apaisée ; elle semblait
même reflamber avec la mangeaille. Pourtant il aurait dû avoir
quelques motifs de contentement. Il était dans son rôle de
justicier, le bon roi ! Il venait enfin de remporter une victoire ;
il avait une belle prouesse à faire consigner par ses clercs pour la
prochaine assemblée de l’Ordre de l’Étoile.
« Comment
Monseigneur le roi Jean défit les traîtres qu’il saisit au
château de Bouvreuil… »
Il parut s’étonner soudain de ne plus
voir les chevaliers normands, et s’en inquiéta. Il se méfiait
d’eux. S’ils allaient lui organiser une révolte, soulever la
ville, libérer les prisonniers ?… Il montrait là toute sa nature,
cet habile homme. Dans un premier temps, poussé par une fureur
longuement remâchée, il se ruait, sans réfléchir à rien ; puis
il négligeait de consolider ses actes ; puis il se faisait des
imaginations, toujours à côté de la réalité, mais dont il était
difficile de l’ôter.
Maintenant, il voyait Rouen en rébellion,
comme Arras l’avait été un mois auparavant. Il voulut qu’on fît
venir le maire. Plus de maître Mustel.
« Mais il était là voici à
peine un moment », disait Nicolas Braque.
On rattrapa le maire dans
la cour du château. Il comparut, blanc d’une digestion coupée,
devant le roi bâfrant. Il s’entendit ordonner de fermer les portes
de la ville et de crier par les rues que chacun restât chez soi.
Interdiction à quiconque de circuler, bourgeois ou manant, et pour
aucune raison. C’était l’état de siège, le couvre-feu en plein
jour. Une armée ennemie enlevant la ville n’eût pas agi
autrement. Mustel eut le courage de se montrer outragé. Les
Rouennais n’avaient rien fait qui justifiât de telles mesures…
«
Si ! Vous refusez de verser les aides, en suivant les exhortements de
ces méchants que je suis venu confondre. Mais, par saint Denis, ils
ne vous exhorteront plus. »
En voyant se retirer le maire, le
Dauphin dut penser avec tristesse que tous ses efforts patients
poursuivis depuis plusieurs mois pour se concilier les Normands
étaient réduits à néant. À présent, il aurait tout le monde
contre lui, noblesse et bourgeoisie. Qui pourrait croire, en effet,
qu’il n’était pas complice de ce guet-apens ? En vérité, son
père lui donnait un bien méchant rôle. Et puis le roi demanda
qu’on allât quérir Guillaume… ah ! Guillaume comment… le nom
m’échappe, pourtant je l’ai su… enfin, son roi des ribauds. Et
chacun comprit qu’il avait résolu de procéder sans plus attendre
à l’exécution immédiate des prisonniers.
« Ceux qui ne savent
pas garder la chevalerie, il n’y a point de raison qu’on leur
garde la vie, disait le roi.
– Certes, mon cousin Jean »,
approuvait Jean d’Artois, ce monument de sottise.
Je vous le
demande, Archambaud, était-ce vraiment de la chevalerie que de se
mettre en arroi de bataille pour prendre des gens désarmés, et en
se servant de son fils comme appât ? Navarre, sans doute, avait
d’assez beaux états de gredinerie ; mais le roi Jean, sous ses
dehors superbes, a-t-il beaucoup plus d’honneur dans l’âme ?
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 2ème partie – ch 6 - ‘’Les
apprêts’’
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