jeudi 16 janvier 2020

Quand un roi perd la France - 4ème partie - ch 6 - Les démarches du cardinal

VI
LES DÉMARCHES DU CARDINAL 


 
  Ne vous surprenez pas, à Metz, Archambaud, de voir le Dauphin rendre l’hommage à son oncle l’Empereur. Eh bien oui, pour le Dauphiné, qui est dans la mouvance impériale… Non, non, je l’y ai fort engagé ; c’est même un des prétextes au voyage ! Cela ne diminue point la France, au contraire ; cela lui établit des droits sur le royaume d’Arles, si l’on venait à le reconstituer, puisque le Viennois jadis s’y trouvait inclus. Et puis c’est de bon exemple, pour les Anglais, de leur montrer que roi ou fils de roi, sans s’abaisser, peut consentir l’hommage à un autre souverain, quand des parties de ses États relèvent de l’antique suzeraineté de l’autre… 
  C’est la première fois, depuis bien longtemps, que l’Empereur paraît résolu à pencher un peu du côté de la France. Car jusqu’ici, et bien que sa sœur Madame Bonne ait été la première épouse du roi Jean, il était plutôt favorable aux Anglais. N’avait-il pas nommé le roi Édouard, qui s’était montré bien habile avec lui, vicaire impérial ? 
  Les grandes victoires de l’Angleterre, et l’abaissement de la France ont dû le conduire à réfléchir. Un empire anglais à côté de l’Empire ne lui sourirait guère. Il en va toujours ainsi avec les princes allemands ; ils s’emploient autant qu’ils peuvent à diminuer la France et, ensuite, ils s’aperçoivent que cela ne leur a rien rapporté, au contraire… 
  Je vous conseille, quand nous serons devant l’Empereur, et si l’on vient à parler de Crécy, de ne point trop insister sur cette bataille. En tout cas, n’en prononcez pas le nom le premier. Car, tout à la différence de son père Jean l’Aveugle, l’Empereur, qui n’était pas encore empereur, n’y a pas fait trop belle figure… Il a fui, tout bonnement, ne mâchons pas les mots… 
  Mais ne parlez pas trop de Poitiers non plus, que tout le monde forcément a en tête, et ne croyez point nécessaire d’exalter le courage malheureux des chevaliers français, cela par égard pour le Dauphin… car lui non plus ne s’est pas distingué par un excès de vaillance. C’est une des raisons pour lesquelles il a quelque peine à asseoir son autorité. Ah non ! ce ne sera pas une réunion de héros… Enfin, il a des excuses, le Dauphin ; et s’il n’est pas homme de guerre, ce n’est pas lui qui aurait manqué de saisir la chance que j’offris à son père… 
  Je vous reprends le récit de Poitiers, que nul ne pourrait vous faire plus complètement que moi, vous allez comprendre pourquoi. Nous en étions donc au samedi soir, lorsque les deux armées se savent toutes voisines l’une de l’autre, presque à se toucher, et que le prince de Galles comprend qu’il ne peut plus bouger… Le dimanche, tôt le matin, le roi entend messe, en plein champ. Une messe de guerre. Celui qui officie porte mitre et chasuble par-dessus sa cotte de mailles ; c’est Regnault Chauveau, le comte-évêque de Châlons, un de ces prélats qui conviendraient mieux à l’ordre militaire qu’aux ordres religieux… 
  Je vous vois sourire, mon neveu… oui, vous vous dites que j’appartiens à l’espèce ; mais moi, j’ai appris à me contraindre, puisque Dieu m’a désigné mon chemin. Pour Chauveau, cette armée agenouillée dans les prés mouillés de rosée, en avant du bourg de Nouaille, doit lui offrir la vision des légions célestes. Les cloches de l’abbaye de Maupertuis sonnent dans leur gros clocher carré. Et les Anglais, sur la hauteur, derrière les boqueteaux qui les dissimulent, entendent le formidable Gloria que poussent les chevaliers de France. 
  Le roi communie entouré de ses quatre fils et de son frère d’Orléans, tous en arroi de combat. Les maréchaux regardent avec quelque perplexité les jeunes princes auxquels il leur a fallu donner des commandements bien qu’ils n’aient aucune expérience de la guerre. Oui, les princes leur sont un souci. N’a-t-on pas amené jusqu’aux enfants, le jeune Philippe, le fils préféré du roi, et son cousin Charles d’Alençon ? Quatorze ans, treize ans ; quel embarras que ces cuirasses naines ! Le jeune Philippe restera auprès de son père, qui tient à le veiller lui-même ; et l’on a commis l’Archiprêtre à la protection du petit Alençon. 
  Le connétable a réparti l’armée en trois grosses batailles. La première, trente-deux bannières, est aux ordres du duc d’Orléans. La deuxième aux ordres du Dauphin, duc de Normandie, secondé de ses frères, Louis d’Anjou et Jean de Berry. Mais en vérité, le commandement est à Jean de Landas, à Thibaut de Voudenay et au sire de Saint-Venant, trois hommes de guerre qui ont charge de serrer étroitement l’héritier du trône et de le gouverner. Le roi prendrait la tête de la troisième bataille. 
  On le hisse en selle, sur son grand destrier blanc. Du regard, il parcourt son armée et s’émerveille de la voir si nombreuse et si belle. Que de heaumes, que de lances côte à côte, sur des rangs profonds ! Que de lourds chevaux qui encensent de la tête et font cliqueter leurs mors ! Aux selles pendent les épées, les masses d’armes, les haches à deux tranchants. Aux lances flottent les pennons et les banderoles. Que de couleurs vives peintes sur les écus et les targes, brodées sur les cottes des chevaliers et sur les housses de leur monture ! Tout cela poudroie, luit, scintille, éclate sous le soleil du matin. Le roi s’avance alors et s’écrie : 
  « Mes beaux sires, quand vous étiez entre vous à Paris, à Chartres, à Rouen ou à Orléans, vous menaciez les Anglais et vous souhaitiez être le bassinet en tête devant eux ; or, vous y êtes à présent ; je vous les montre. Aussi veuillez leur montrer vos talents et venger les ennuis et dépits qu’ils nous ont faits, car, sans faute, nous les battrons ! » 
  Et puis après l’énorme : 
  « Dieu y ait part. Nous le verrons ! » qui lui répond, il attend. 
  Il attend, pour donner l’ordre d’attaquer, que soit revenu Eustache de Ribemont, le bailli de Lille et de Douai, qu’il a envoyé avec un petit détachement reconnaître exactement la position anglaise. Et toute l’armée attend, dans un grand silence. Moment difficile que celui où l’on va charger et où l’ordre tarde. Car chacun alors se dit : 
  « Ce sera peut-être mon tour aujourd’hui… Je vois peut-être la terre pour la dernière fois. » 
  Et toutes les gorges sont nouées, sous la mentonnière d’acier ; et chacun se recommande à Dieu plus vivement encore que pendant la messe. Le jeu de la guerre devient tout à coup solennel et terrible. Messire Geoffroy de Charny portait l’oriflamme de France que le roi lui avait fait l’honneur de lui confier, et l’on m’a dit qu’il avait l’air tout transfiguré. Le duc d’Athènes semblait des plus tranquilles. Il savait d’expérience que, le plus gros de son travail de connétable, il l’avait assuré auparavant. Dès que le combat serait engagé, il ne verrait guère à plus de deux cents pas ni ne se ferait entendre à plus de cinquante ; on lui dépêcherait des divers points du champ de bataille des écuyers qui arriveraient ou n’arriveraient pas ; et, à ceux qui parviendraient à lui, il crierait un ordre qui serait ou ne serait pas exécuté. Qu’il soit là, qu’on puisse dépêcher à lui, qu’il fasse un geste, qu’il crie une approbation, rassurerait. Peut-être une décision à prendre dans un moment difficile… Mais dans cette grande confusion de chocs et de clameurs, ce ne serait plus lui, vraiment, qui commanderait, mais la volonté de Dieu. Et vu le nombre des Français, il semblait bien que Dieu se fût déjà prononcé. 
  Le roi Jean, lui, commençait à s’irriter parce que Eustache de Ribemont ne revenait pas. Aurait-il été pris, comme hier Auxerre et Joigny ? La sagesse serait d’envoyer une seconde reconnaissance. Mais le roi Jean ne supporte point l’attente. Il est saisi de cette coléreuse impatience qui monte en lui chaque fois que l’événement n’obéit pas tout de suite à sa volonté, et qui le rend impuissant à juger sainement des choses. Il est au bord de donner l’ordre d’attaque… tant pis, on verra bien… quand reviennent enfin messire de Ribemont et ses patrouilleurs. 
  « Alors, Eustache, quelles nouvelles ? 
  – Fort bonnes, Sire ; vous aurez, s’il plaît à Dieu, bonne victoire sur vos ennemis. 
  — Combien sont-ils ? 
  – Sire, nous les avons vus et considérés. À l’estimation, les Anglais peuvent être deux mille hommes d’armes, quatre mille archers et quinze cents ribauds. » 
  Le roi, sur son destrier blanc, a un sourire vainqueur. Il regarde les vingt-cinq mille hommes, ou presque, rangés autour de lui. 
  « Et comment est leur gîte ? 
  – Ah ! Sire, ils occupent un fort lieu. On peut tenir pour sûr qu’ils n’ont pas plus d’une bataille, et petite, à opposer aux nôtres, mais ils l’ont bien ordonnée. » 
  Et de décrire comment les Anglais sont installés, sur la hauteur, de part et d’autre d’un chemin montant, bordé de haies touffues et de buissons derrière lesquels ils ont aligné leurs archers. Pour les attaquer, il n’est d’autre voie que ce chemin, où quatre chevaux seulement pourront aller de front. De tous autres côtés, ce sont seulement vignes et bois de pins où l’on ne saurait chevaucher. 
  Les hommes d’armes anglais, leurs montures gardées à l’écart, sont tous à pied, derrière les archers qui leur font une manière de herse. Et ces archers ne seront pas légers à déconfire. 
  « Et comment, messire Eustache, conseillez-vous de nous y rendre ? » 
  Toute l’armée avait les yeux tournés vers le conciliabule qui réunissait, autour du roi, le connétable, les maréchaux et les principaux chefs de bannière. Et aussi le comte de Douglas, qui n’avait pas quitté le roi depuis Breteuil. Il y a des invités, parfois, qui coûtent cher. 
  Guillaume de Douglas dit : 
  « Nous, les Escots, c’est toujours à pied que nous avons battu les Anglais… » 
  Et Ribemont renchérit, en parlant des milices flamandes. Et voici qu’à l’heure d’engager combat, on se met à disserter d’art militaire. Ribemont a une proposition à faire, pour la disposition d’attaque. Et Guillaume de Douglas l’approuve. Et le roi invite à les écouter, puisque Ribemont est le seul qui ait exploré le terrain, et parce que Douglas est l’invité qui a si bonne connaissance des Anglais. Soudain un ordre est lancé, transmis, répété. 
  « Pied à terre ! » 
  Quoi ? Après ce grand moment de tension et d’anxiété, où chacun s’est préparé au fond de soi à affronter la mort, on ne va pas combattre ? Il se fait comme un flottement de déception. Mais si, mais si ; on va combattre, oui, mais à pied. Ne resteront à cheval que trois cents armures, qui iront, emmenées par les deux maréchaux, percer une brèche dans les lignes des archers anglais. Et, par cette brèche, les hommes d’armes s’engouffreront aussitôt, pour combattre, main à main, les hommes du prince de Galles. 
  Les chevaux sont gardés à toute proximité, pour la poursuite. Déjà Audrehem et Clermont parcourent le front des bannières pour choisir les trois cents chevaliers les plus forts, les plus hardis et les plus lourdement armés qui formeront la charge. Ils n’ont pas l’air content, les maréchaux, car ils n’ont même pas été conviés à donner leur avis. Clermont a bien tenté de se faire entendre et demandé qu’on réfléchisse un instant. Le roi l’a rabroué. 
  « Messire Eustache a vu, et messire de Douglas sait. Que nous apporterait de plus votre discours ? » 
  Le plan de l’éclaireur et de l’invité devient le plan du roi. 
  « Il n’y a qu’à nommer Ribemont maréchal et Douglas connétable », grommelle Audrehem. 
  Pour tous ceux qui ne sont pas de la charge, pied à terre, pied à terre… 
  « Ôtez vos éperons, et taillez vos lances à la longueur de cinq pieds ! » 
  Humeur et grogne dans les rangs. Ce n’était pas pour cela qu’on était venu. Et pourquoi alors avoir licencié la piétaille à Chartres, si l’on devait à présent en faire le travail ? Et puis raccourcir les lances, cela leur brisait le cœur, aux chevaliers. De belles hampes de frêne, choisies avec soin pour être tenues horizontales, coincées contre la targe, et va le galop ! Maintenant ils allaient se promener, alourdis de fer, avec des bâtons. 
  « N’oublions point qu’à Crécy… » disaient ceux qui voulaient malgré tout donner raison au roi. 
  « Crécy, toujours Crécy », répondaient les autres. 
  Ces hommes qui, la demi-heure d’avant, avaient l’âme tout exaltée d’honneur bougonnaient comme des paysans qui ont cassé un essieu de chariot. Mais le roi lui-même, pour donner l’exemple, avait renvoyé son destrier blanc et piétinait l’herbe, les talons sans éperons, faisant sauter sa masse d’armes d’une main dans l’autre. C’est au milieu de cette armée occupée à couper ses lances à coups de hache d’arçon que, arrivant de Poitiers, je dévalai au galop, couvert par la bannière du Saint-Siège, et escorté seulement de mes chevaliers et de mes meilleurs bacheliers, Guillermis, Cunhac, Élie d’Aimery, Hélie de Raymond, ceux-là avec lesquels nous voyageons. Ils ne sont pas près d’oublier ! 
  Ils vous ont conté… non ? Je descends de cheval en lançant mes rênes à La Rue ; je recoiffe mon chapeau que la course m’avait rabattu dans le dos ; Brunet défroisse ma robe, j’avance vers le roi les gants joints. Je lui dis d’entrée, avec autant de fermeté que de révérence : 
  « Sire, je vous prie et vous supplie, au nom de la foi, de surseoir un moment au combat. Je viens m’adresser à vous d’ordre et de la volonté de notre Saint-Père. Vous plaira-t-il de m’écouter ? » 
  Si surpris qu’il fût par l’arrivée, en un tel instant, de ce gêneur d’Église, que pouvait-il faire, le roi Jean, sinon me répondre, du même ton de cérémonie : 
  « Volontiers, Monseigneur cardinal. Que vous plaît-il de me dire ? » 
  Je restai un moment les yeux levés vers le ciel, comme si je le priais de m’inspirer. Et je priais, en effet ; mais aussi j’attendais que le duc d’Athènes, les maréchaux, le duc de Bourbon, l’évêque Chauveau en qui je pensais trouver un allié, Jean de Landas, Saint-Venant, Tancarville et quelques autres, dont l’Archiprêtre, se fussent rapprochés. Car ce n’étaient plus à présent paroles seul à seul ou entretiens de dîner, comme à Breteuil ou Chartres. Je voulais être entendu, non seulement du roi, mais des plus hauts hommes de France, et qu’ils soient bien témoins de ma démarche. 
  « Très cher Sire, repris-je, vous avez ici la fleur de la chevalerie de votre royaume, en multitude, contre une poignée de gens que sont les Anglais au regard de vous. Ils ne peuvent tenir contre votre force ; et il serait plus honorable pour vous qu’ils se missent à votre merci sans bataille, plutôt que d’aventurer toute cette chevalerie, et de faire périr de bons chrétiens de part et d’autre. Je vous dis ceci sur l’ordonnance de notre très Saint-Père le pape, qui m’a mandé comme son nonce, avec toute son autorité, afin d’aider à la paix, selon le commandement de Dieu qui la veut entre les peuples chrétiens. Aussi je vous prie de souffrir, au nom du Seigneur, que je chevauche vers le prince de Galles, pour lui remontrer en quel danger vous le tenez, et lui parler raison. » 
  S’il avait pu me mordre, le roi Jean, je crois qu’il l’aurait fait. Mais un cardinal sur un champ de bataille cela ne laisse pas d’impressionner. Et le duc d’Athènes hochait le front, et le maréchal de Clermont, et Monseigneur de Bourbon. J’ajoutai : 
  « Très cher Sire, nous sommes dimanche, jour du Seigneur, et vous venez d’entendre messe. Vous plairait-il de surseoir au travail de mort le jour consacré au Seigneur ? Laissez au moins que j’aille parler au prince. » 
  Le roi Jean regarda ses seigneurs autour de lui, et comprit que lui, le roi très chrétien, ne pouvait point ne pas déférer à ma demande. Si jamais quelque accident funeste survenait, on l’en tiendrait pour coupable et l’on y verrait le châtiment de Dieu. 
  « Soit, Monseigneur, me dit-il. Il nous plaît de nous accorder à votre souhait. Mais revenez sans tarder. » 
  J’eus alors une bouffée d’orgueil… le bon Dieu m’en pardonne… Je connus la suprématie de l’homme d’Église, du prince de Dieu, sur les rois temporels. Eussé-je été comte de Périgord, au lieu de votre père, jamais je n’aurais été investi de cette puissance-là. Et je pensai que j’accomplissais la tâche de ma vie. 
  Toujours escorté de mes quelques lances, toujours signalé par la bannière de la papauté, je piquai vers la hauteur, par le chemin qu’avait éclairé Ribemont, en direction du petit bois où campait le prince de Galles. 
  « Prince, mon beau fils… » car cette fois, quand je fus devant lui, je ne lui donnai plus du Monseigneur, pour mieux lui laisser sentir sa faiblesse…
   « si vous aviez justement considéré la puissance du roi de France comme je viens de le faire, vous me laisseriez tenter une convention entre vous, et de vous accorder, si je le puis. » 
  Et je lui dénombrai l’armée de France que j’avais pu contempler devant le bourg de Nouaille. 
  « Voyez où vous êtes, et combien vous êtes… Croyez-vous donc que vous pourrez tenir longtemps ? » 
  Eh non, il ne pourrait longtemps tenir, et il le savait bien. Son seul avantage, c’était le terrain ; son retranchement était vraiment le meilleur qu’on pût trouver. Mais ses hommes déjà commençaient à souffrir de la soif, car il n’y avait pas d’eau sur cette colline ; il eût fallu pouvoir aller en puiser au ruisseau, le Moisson, qui coulait en bas ; or les Français le tenaient. Des vivres, il n’en était guère pourvu que pour une journée. Il avait perdu son beau rire blanc sous ses moustaches à la saxonne, le prince ravageur ! S’il n’avait pas été qui il était, au milieu de ses chevaliers, Chandos, Grailly, Warwick, Suffolk, qui l’observaient, il serait convenu de ce qu’eux-mêmes pensaient, que leur situation ne permettait plus d’espérance. À moins d’un miracle… et le miracle, c’était peut-être moi qui le lui apportais. Néanmoins, par souci de grandeur, il discuta un peu : 
  « Je vous l’ai dit à Montbazon, Monseigneur de Périgord, je ne saurais traiter sans l’ordre du roi mon père… 
  — Beau prince, au-dessus de l’ordre des rois, il y a l’ordre de Dieu. Ni votre père le roi Édouard, sur son trône de Londres, ni Dieu sur le trône du ciel ne vous pardonneraient de faire perdre la vie à tant de bonnes et braves gens remis à votre protection, si vous pouvez agir autrement. Acceptez-vous que je discute les conditions où vous pourriez, sans perdre l’honneur, épargner un combat bien cruel et bien douteux ? » 
  Armure noire et robe rouge face à face. Le heaume aux trois plumes blanches interrogeait mon chapeau rouge et semblait en compter les glands de soie. Enfin le heaume fit un signe d’acquiescement. Le chemin d’Eustache dévalé, où j’aperçus les archers anglais en rangs tassés, derrière les palissades de pieux qu’ils avaient plantés, et me voici revenu devant le roi Jean. Je tombai en pleine palabre ; et je compris, à certains regards qui m’accueillirent, que tout le monde n’avait pas dit du bien de moi. L’Archiprêtre se balançait, efflanqué, goguenard, sous son chapeau de Montauban. 
  « Sire, dis-je, j’ai bien vu les Anglais. Vous n’avez point à vous hâter de les combattre, et vous ne perdez rien à vous reposer un peu. Car, placés comme ils sont, ils ne peuvent vous fuir, ni vous échapper. Je pense en vérité que vous les pourrez avoir sans coup férir. Aussi je vous prie que vous leur accordiez répit jusques à demain, au soleil levant. » 
  Sans coup férir… J’en vis plusieurs, comme le comte Jean d’Artois, Douglas, Tancarville lui-même, qui bronchèrent sous le mot et secouèrent le col. Ils avaient envie de férir. J’insistai : 
  « Sire, n’accordez rien si vous le voulez à votre ennemi, mais accordez son jour à Dieu. » 
  Le connétable et le maréchal de Clermont penchaient pour cette suspension d’armes… 
  « Attendons de savoir, Sire, ce que l’Anglais propose et ce que nous en pouvons exiger ; nous n’y risquons rien… » 
  En revanche, Audrehem, oh ! simplement parce que, Clermont étant d’un avis, il était de l’autre… disait assez haut pour que je l’entendisse : 
  « Sommes-nous donc là pour batailler ou pour écouter prêche ? » 
  Eustache de Ribemont, parce que sa disposition de combat avait été adoptée par le roi, et qu’il était tout énervé de la voir en œuvre, poussait à l’engagement immédiat. Et Chauveau, le comte-évêque de Châlons qui portait heaume en forme de mitre, peint en violet, le voilà soudain qui s’agite et presque s’emporte. 
  « Est-ce le devoir de l’Église, messire cardinal, que de laisser des pillards et des parjures s’en repartir sans châtiment ? » 
  Là, je me fâche un peu. 
  « Est-ce le devoir d’un serviteur de l’Église, messire évêque, que de refuser la trêve à Dieu ? Veuillez apprendre, si vous ne le savez pas, que j’ai pouvoir d’ôter office et bénéfices à tout ecclésiastique qui voudrait entraver mes efforts de paix… La Providence punit les présomptueux, messire. Laissez donc au roi l’honneur de montrer sa grandeur, s’il le veut… Sire, vous tenez tout en vos mains ; Dieu décide à travers vous. » 
  Le compliment avait porté. Le roi tergiversa quelque temps encore, tandis que je continuais de plaider, assaisonnant mon propos de compliments gros comme les Alpes. Quel prince, depuis Saint Louis, avait montré tel exemple que celui qu’il pouvait donner ? Toute la chrétienté allait admirer un geste de preux, et viendrait désormais demander arbitrage à sa sagesse ou secours à sa puissance ! 
  « Faites dresser mon pavillon, dit le roi à ses écuyers. Soit, Monseigneur cardinal ; je me tiendrai ici jusqu’à demain, au soleil levant, pour l’amour de vous. 
  — Pour l’amour de Dieu, Sire ; seulement pour l’amour de Dieu. » 
  Et je repars. Six fois au long de la journée, je devais faire la navette, allant suggérer à l’un les conditions d’un accord, venant les rapporter à l’autre ; et chaque fois, passant entre les haies des archers gallois vêtus de leur livrée mi-partie blanche et verte, je me disais que si quelques-uns, se méprenant, me lançaient une volée de flèches, je serais bien assaisonné. 
  Le roi Jean jouait aux dés, pour passer le temps, sous son pavillon de drap vermeil. Tout à l’alentour, l’armée s’interrogeait. Bataille ou pas bataille ? Et l’on en disputait ferme jusque devant le roi. Il y avait les sages, il y avait les bravaches, il y avait les timorés, il y avait les coléreux… Chacun s’autorisait à donner un avis. 
  En vérité, le roi Jean restait indécis. Je ne pense pas qu’il se posa un seul moment la question du bien général. Il ne se posait que la question de sa gloire personnelle qu’il confondait avec le bien de son peuple. Après nombre de revers et de déboires, qu’est-ce donc qui grandirait le plus sa figure, une victoire par les armes ou par la négociation ? Car l’idée d’une défaite bien sûr ne le pouvait effleurer, non plus qu’aucun de ses conseillers. Or les offres que je lui portais, voyage après voyage, n’étaient point négligeables. Au premier, le prince de Galles consentait à rendre tout le butin qu’il avait fait au cours de sa chevauchée, ainsi que tous les prisonniers, sans demander rançon. Au second, il acceptait de remettre toutes les places et châteaux conquis, et tenait pour nuls les hommages et ralliements. À la troisième navette, c’était une somme d’or, en réparation de ce qu’il avait détruit, non seulement pendant l’été, mais encore dans les terres de Languedoc l’année précédente. Autant dire que de ses deux expéditions, le prince Édouard ne conservait aucun profit. Le roi Jean exigeait plus encore ? Soit. J’obtins du prince le retrait de toutes garnisons placées en dehors de l’Aquitaine… c’était un succès de belle taille… et l’engagement de ne jamais traiter dans l’avenir ni avec le comte de Foix… à ce propos, Phœbus était dans l’armée du roi, mais je ne le vis pas ; il se tenait fort à l’écart… ni avec aucun parent du roi, ce qui visait précisément Navarre. 
  Le prince cédait beaucoup ; il cédait plus que je n’aurais cru. Et pourtant je devinais qu’au fond de lui il ne pensait pas qu’il serait dispensé de combattre. Trêve n’interdit pas de travailler. Aussi tout le jour il employa ses hommes à fortifier leur position. Les archers doublaient les haies de pieux épointés aux deux bouts, pour se faire des herses de défense. Ils abattaient des arbres qu’ils tiraient en travers des passages que pourrait emprunter l’adversaire. Le comte de Suffolk, maréchal de l’ost anglais, inspectait chaque troupe l’une après l’autre. 
  Les comtes de Warwick et de Salisbury, le sire d’Audley participaient à nos entrevues et m’escortaient à travers le camp. Le jour baissait quand j’apportai au roi Jean une ultime proposition que j’avais moi-même avancée. Le prince était prêt à jurer et signer que, pendant sept ans entiers, il ne s’armerait pas ni n’entreprendrait rien contre le royaume de France. Nous étions donc tout au bord de la paix générale. 
  « Oh ! On connaît les Anglais, dit l’évêque Chauveau. Ils jurent, et puis renient leur parole. » 
  Je répliquai qu’ils auraient peine à renier un engagement pris par-devant le légat papal ; je serais signataire à la convention. 
  « Je vous donnerai réponse au soleil levant », dit le roi. 
  Et je m’en allai loger à l’abbaye de Maupertuis. Jamais je n’avais tant chevauché dans une même journée, ni tant discuté. Si recru de fatigue que je fusse, je pris le temps de bien prier, de tout mon cœur. Je me fis éveiller à la pointe du jour. Le soleil commençait juste à jaillir quand je me présentai derechef devant le tref du roi Jean. Au soleil levant, aurait-il dit. On ne pouvait être plus exact que moi. J’eus une mauvaise impression. Toute l’armée de France était sous les armes, en ordre de bataille, à pied, sauf les trois cents désignés pour la charge, et n’attendant que le signal d’attaquer. 
  « Monseigneur cardinal, me déclare brièvement le roi, je n’accepterai de renoncer au combat que si le prince Édouard et cent de ses chevaliers, à mon choix, se viennent mettre en ma prison. 
  – Sire, c’est là demande trop grosse et contraire à l’honneur ; elle rend inutiles tous nos pourparlers d’hier. J’ai pris suffisante connaissance du prince de Galles pour savoir qu’il ne la considérera même pas. Il n’est pas homme à capituler sans combattre, et à venir se livrer en vos mains avec la fleur de la chevalerie anglaise, dût ce jour être pour lui le dernier. Le feriez-vous, ou aucun de vos chevaliers de l’Étoile, si vous en étiez en sa place ? 
  – Certes non ! 
  — Alors, Sire, il me paraît vain que j’aille porter une requête avancée seulement pour qu’elle soit repoussée. 
  – Monseigneur cardinal, je vous sais gré de vos offices ; mais le soleil est levé. Veuillez vous retirer du champ. » 
  Derrière le roi, ils se regardaient par leur ventaille, et échangeaient sourires et clins d’œil, l’évêque Chauveau, Jean d’Artois, Douglas, Eustache de Ribemont et même Audrehem et bien sûr l’Archiprêtre, aussi contents, semblait-il, d’avoir fait échec au légat du pape qu’ils le seraient d’aplatir les Anglais. 
  Un instant, je balançai, tant la colère me montait au nez, à lâcher que j’avais pouvoir d’excommunication. Mais quoi ? Quel effet cela aurait-il eu ? Les Français seraient tout de même partis à l’attaque, et je n’aurais gagné que de mettre en plus grande évidence l’impuissance de l’Église. J’ajoutai seulement : 
  « Dieu jugera, Sire, lequel de vous deux se sera montré le meilleur chrétien. » 
  Et je remontai, pour la dernière fois, vers les boqueteaux. J’enrageais. 
  « Qu’ils crèvent tous, ces fous ! me disais-je en galopant. Le Seigneur n’aura pas besoin de les trier ; ils sont tous bons pour sa fournaise. » 
  Arrivé devant le prince de Galles, je lui dis : « Beau fils, faites ce que vous pourrez ; il vous faut combattre. Je n’ai pu trouver nulle grâce d’accord avec le roi de France. 
  – Nous battre est bien notre intention, me répondit le prince. Que Dieu m’aide ! » 
  Là-dessus, je m’en repartis, fort amer et dépité, vers Poitiers. Or ce fut le moment que choisit mon neveu de Durazzo pour me dire : 
  « Je vous prie de me relever de mon service, mon oncle. Je veux aller combattre. 
  – Et avec qui ? lui criai-je. 
  — Avec les Français, bien sûr ! 
  — Tu ne les trouves donc pas assez nombreux ? 
  — Mon oncle, comprenez qu’il va y avoir bataille, et il n’est pas digne d’un chevalier de n’y pas prendre part. Et messire de Heredia vous en prie aussi… » 
  J’aurais dû le tancer bien fort, lui dire qu’il était requis par le Saint-Siège pour m’escorter dans ma mission de paix, et que, tout au contraire d’acte de noblesse, ce pourrait être regardé comme une forfaiture d’avoir rejoint l’un des deux partis. J’aurais dû lui ordonner, simplement, de rester… Mais j’étais las, j’étais irrité. Et d’une certaine façon, je le comprenais. J’aurais eu envie de prendre une lance, moi aussi et de charger je ne sais trop qui, l’évêque Chauveau… Alors je lui criai : 
  « Allez au Diable, tous les deux ! Et grand bien vous fasse ! » 
  C’est la dernière parole que j’adressai à mon neveu Robert. Je me la reproche, je me la reproche bien fort…
Demain ‘’Quand un roi perd la France’’ 4ème partie – ch 7 - ‘’La main de Dieu’’

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