VI
LES
DÉMARCHES DU CARDINAL
Ne
vous surprenez pas, à Metz, Archambaud, de voir le Dauphin rendre
l’hommage à son oncle l’Empereur. Eh bien oui, pour le Dauphiné,
qui est dans la mouvance impériale… Non, non, je l’y ai fort
engagé ; c’est même un des prétextes au voyage ! Cela ne diminue
point la France, au contraire ; cela lui établit des droits sur le
royaume d’Arles, si l’on venait à le reconstituer, puisque le
Viennois jadis s’y trouvait inclus. Et puis c’est de bon exemple,
pour les Anglais, de leur montrer que roi ou fils de roi, sans
s’abaisser, peut consentir l’hommage à un autre souverain, quand
des parties de ses États relèvent de l’antique suzeraineté de
l’autre…
C’est la première fois, depuis bien longtemps, que
l’Empereur paraît résolu à pencher un peu du côté de la
France. Car jusqu’ici, et bien que sa sœur Madame Bonne ait été
la première épouse du roi Jean, il était plutôt favorable aux
Anglais. N’avait-il pas nommé le roi Édouard, qui s’était
montré bien habile avec lui, vicaire impérial ?
Les grandes
victoires de l’Angleterre, et l’abaissement de la France ont dû
le conduire à réfléchir. Un empire anglais à côté de l’Empire
ne lui sourirait guère. Il en va toujours ainsi avec les princes
allemands ; ils s’emploient autant qu’ils peuvent à diminuer la
France et, ensuite, ils s’aperçoivent que cela ne leur a rien
rapporté, au contraire…
Je vous conseille, quand nous serons
devant l’Empereur, et si l’on vient à parler de Crécy, de ne
point trop insister sur cette bataille. En tout cas, n’en prononcez
pas le nom le premier. Car, tout à la différence de son père Jean
l’Aveugle, l’Empereur, qui n’était pas encore empereur, n’y
a pas fait trop belle figure… Il a fui, tout bonnement, ne mâchons
pas les mots…
Mais ne parlez pas trop de Poitiers non plus, que
tout le monde forcément a en tête, et ne croyez point nécessaire
d’exalter le courage malheureux des chevaliers français, cela par
égard pour le Dauphin… car lui non plus ne s’est pas distingué
par un excès de vaillance. C’est une des raisons pour lesquelles
il a quelque peine à asseoir son autorité. Ah non ! ce ne sera pas
une réunion de héros… Enfin, il a des excuses, le Dauphin ; et
s’il n’est pas homme de guerre, ce n’est pas lui qui aurait
manqué de saisir la chance que j’offris à son père…
Je vous
reprends le récit de Poitiers, que nul ne pourrait vous faire plus
complètement que moi, vous allez comprendre pourquoi. Nous en étions
donc au samedi soir, lorsque les deux armées se savent toutes
voisines l’une de l’autre, presque à se toucher, et que le
prince de Galles comprend qu’il ne peut plus bouger… Le dimanche,
tôt le matin, le roi entend messe, en plein champ. Une messe de
guerre. Celui qui officie porte mitre et chasuble par-dessus sa cotte
de mailles ; c’est Regnault Chauveau, le comte-évêque de Châlons,
un de ces prélats qui conviendraient mieux à l’ordre militaire
qu’aux ordres religieux…
Je vous vois sourire, mon neveu… oui,
vous vous dites que j’appartiens à l’espèce ; mais moi, j’ai
appris à me contraindre, puisque Dieu m’a désigné mon chemin.
Pour Chauveau, cette armée agenouillée dans les prés mouillés de
rosée, en avant du bourg de Nouaille, doit lui offrir la vision des
légions célestes. Les cloches de l’abbaye de Maupertuis sonnent
dans leur gros clocher carré. Et les Anglais, sur la hauteur,
derrière les boqueteaux qui les dissimulent, entendent le formidable
Gloria que poussent les chevaliers de France.
Le roi communie entouré
de ses quatre fils et de son frère d’Orléans, tous en arroi de
combat. Les maréchaux regardent avec quelque perplexité les jeunes
princes auxquels il leur a fallu donner des commandements bien qu’ils
n’aient aucune expérience de la guerre. Oui, les princes leur sont
un souci. N’a-t-on pas amené jusqu’aux enfants, le jeune
Philippe, le fils préféré du roi, et son cousin Charles d’Alençon
? Quatorze ans, treize ans ; quel embarras que ces cuirasses naines !
Le jeune Philippe restera auprès de son père, qui tient à le
veiller lui-même ; et l’on a commis l’Archiprêtre à la
protection du petit Alençon.
Le connétable a réparti l’armée en
trois grosses batailles. La première, trente-deux bannières, est aux
ordres du duc d’Orléans. La deuxième aux ordres du Dauphin, duc
de Normandie, secondé de ses frères, Louis d’Anjou et Jean de
Berry. Mais en vérité, le commandement est à Jean de Landas, à
Thibaut de Voudenay et au sire de Saint-Venant, trois hommes de
guerre qui ont charge de serrer étroitement l’héritier du trône
et de le gouverner. Le roi prendrait la tête de la troisième
bataille.
On le hisse en selle, sur son grand destrier blanc. Du
regard, il parcourt son armée et s’émerveille de la voir si
nombreuse et si belle. Que de heaumes, que de lances côte à côte,
sur des rangs profonds ! Que de lourds chevaux qui encensent de la
tête et font cliqueter leurs mors ! Aux selles pendent les épées,
les masses d’armes, les haches à deux tranchants. Aux lances
flottent les pennons et les banderoles. Que de couleurs vives peintes
sur les écus et les targes, brodées sur les cottes des chevaliers
et sur les housses de leur monture ! Tout cela poudroie, luit,
scintille, éclate sous le soleil du matin. Le roi s’avance alors
et s’écrie :
« Mes beaux sires, quand vous étiez entre vous à
Paris, à Chartres, à Rouen ou à Orléans, vous menaciez les
Anglais et vous souhaitiez être le bassinet en tête devant eux ;
or, vous y êtes à présent ; je vous les montre. Aussi veuillez
leur montrer vos talents et venger les ennuis et dépits qu’ils
nous ont faits, car, sans faute, nous les battrons ! »
Et puis après
l’énorme :
« Dieu y ait part. Nous le verrons ! » qui lui
répond, il attend.
Il attend, pour donner l’ordre d’attaquer,
que soit revenu Eustache de Ribemont, le bailli de Lille et de Douai,
qu’il a envoyé avec un petit détachement reconnaître exactement
la position anglaise. Et toute l’armée attend, dans un grand
silence. Moment difficile que celui où l’on va charger et où
l’ordre tarde. Car chacun alors se dit :
« Ce sera peut-être mon
tour aujourd’hui… Je vois peut-être la terre pour la dernière
fois. »
Et toutes les gorges sont nouées, sous la mentonnière
d’acier ; et chacun se recommande à Dieu plus vivement encore que
pendant la messe. Le jeu de la guerre devient tout à coup solennel
et terrible. Messire Geoffroy de Charny portait l’oriflamme de
France que le roi lui avait fait l’honneur de lui confier, et l’on
m’a dit qu’il avait l’air tout transfiguré. Le duc d’Athènes
semblait des plus tranquilles. Il savait d’expérience que, le plus
gros de son travail de connétable, il l’avait assuré auparavant.
Dès que le combat serait engagé, il ne verrait guère à plus de
deux cents pas ni ne se ferait entendre à plus de cinquante ; on lui
dépêcherait des divers points du champ de bataille des écuyers qui
arriveraient ou n’arriveraient pas ; et, à ceux qui parviendraient
à lui, il crierait un ordre qui serait ou ne serait pas exécuté.
Qu’il soit là, qu’on puisse dépêcher à lui, qu’il fasse un
geste, qu’il crie une approbation, rassurerait. Peut-être une
décision à prendre dans un moment difficile… Mais dans cette
grande confusion de chocs et de clameurs, ce ne serait plus lui,
vraiment, qui commanderait, mais la volonté de Dieu. Et vu le nombre
des Français, il semblait bien que Dieu se fût déjà prononcé.
Le
roi Jean, lui, commençait à s’irriter parce que Eustache de
Ribemont ne revenait pas. Aurait-il été pris, comme hier Auxerre et
Joigny ? La sagesse serait d’envoyer une seconde reconnaissance.
Mais le roi Jean ne supporte point l’attente. Il est saisi de cette
coléreuse impatience qui monte en lui chaque fois que l’événement
n’obéit pas tout de suite à sa volonté, et qui le rend
impuissant à juger sainement des choses. Il est au bord de donner
l’ordre d’attaque… tant pis, on verra bien… quand reviennent
enfin messire de Ribemont et ses patrouilleurs.
« Alors, Eustache,
quelles nouvelles ?
– Fort bonnes, Sire ; vous aurez, s’il plaît
à Dieu, bonne victoire sur vos ennemis.
— Combien sont-ils ?
–
Sire, nous les avons vus et considérés. À l’estimation, les
Anglais peuvent être deux mille hommes d’armes, quatre mille
archers et quinze cents ribauds. »
Le roi, sur son destrier blanc, a
un sourire vainqueur. Il regarde les vingt-cinq mille hommes, ou
presque, rangés autour de lui.
« Et comment est leur gîte ?
– Ah
! Sire, ils occupent un fort lieu. On peut tenir pour sûr qu’ils
n’ont pas plus d’une bataille, et petite, à opposer aux nôtres,
mais ils l’ont bien ordonnée. »
Et de décrire comment les
Anglais sont installés, sur la hauteur, de part et d’autre d’un
chemin montant, bordé de haies touffues et de buissons derrière
lesquels ils ont aligné leurs archers. Pour les attaquer, il n’est
d’autre voie que ce chemin, où quatre chevaux seulement pourront
aller de front. De tous autres côtés, ce sont seulement vignes et
bois de pins où l’on ne saurait chevaucher.
Les hommes d’armes
anglais, leurs montures gardées à l’écart, sont tous à pied,
derrière les archers qui leur font une manière de herse. Et ces
archers ne seront pas légers à déconfire.
« Et comment, messire
Eustache, conseillez-vous de nous y rendre ? »
Toute l’armée
avait les yeux tournés vers le conciliabule qui réunissait, autour
du roi, le connétable, les maréchaux et les principaux chefs de
bannière. Et aussi le comte de Douglas, qui n’avait pas quitté le
roi depuis Breteuil. Il y a des invités, parfois, qui coûtent cher.
Guillaume de Douglas dit :
« Nous, les Escots, c’est toujours à
pied que nous avons battu les Anglais… »
Et Ribemont renchérit,
en parlant des milices flamandes. Et voici qu’à l’heure
d’engager combat, on se met à disserter d’art militaire.
Ribemont a une proposition à faire, pour la disposition d’attaque.
Et Guillaume de Douglas l’approuve. Et le roi invite à les
écouter, puisque Ribemont est le seul qui ait exploré le terrain,
et parce que Douglas est l’invité qui a si bonne connaissance des
Anglais. Soudain un ordre est lancé, transmis, répété.
« Pied à
terre ! »
Quoi ? Après ce grand moment de tension et d’anxiété,
où chacun s’est préparé au fond de soi à affronter la mort, on
ne va pas combattre ? Il se fait comme un flottement de déception.
Mais si, mais si ; on va combattre, oui, mais à pied. Ne resteront à
cheval que trois cents armures, qui iront, emmenées par les deux
maréchaux, percer une brèche dans les lignes des archers anglais.
Et, par cette brèche, les hommes d’armes s’engouffreront
aussitôt, pour combattre, main à main, les hommes du prince de
Galles.
Les chevaux sont gardés à toute proximité, pour la
poursuite. Déjà Audrehem et Clermont parcourent le front des
bannières pour choisir les trois cents chevaliers les plus forts,
les plus hardis et les plus lourdement armés qui formeront la
charge. Ils n’ont pas l’air content, les maréchaux, car ils
n’ont même pas été conviés à donner leur avis. Clermont a bien
tenté de se faire entendre et demandé qu’on réfléchisse un
instant. Le roi l’a rabroué.
« Messire Eustache a vu, et messire
de Douglas sait. Que nous apporterait de plus votre discours ? »
Le
plan de l’éclaireur et de l’invité devient le plan du roi.
«
Il n’y a qu’à nommer Ribemont maréchal et Douglas connétable
», grommelle Audrehem.
Pour tous ceux qui ne sont pas de la charge,
pied à terre, pied à terre…
« Ôtez vos éperons, et taillez vos
lances à la longueur de cinq pieds ! »
Humeur et grogne dans les
rangs. Ce n’était pas pour cela qu’on était venu. Et pourquoi
alors avoir licencié la piétaille à Chartres, si l’on devait à
présent en faire le travail ? Et puis raccourcir les lances, cela
leur brisait le cœur, aux chevaliers. De belles hampes de frêne,
choisies avec soin pour être tenues horizontales, coincées contre
la targe, et va le galop ! Maintenant ils allaient se promener,
alourdis de fer, avec des bâtons.
« N’oublions point qu’à
Crécy… » disaient ceux qui voulaient malgré tout donner raison
au roi.
« Crécy, toujours Crécy », répondaient les autres.
Ces
hommes qui, la demi-heure d’avant, avaient l’âme tout exaltée
d’honneur bougonnaient comme des paysans qui ont cassé un essieu
de chariot. Mais le roi lui-même, pour donner l’exemple, avait
renvoyé son destrier blanc et piétinait l’herbe, les talons sans
éperons, faisant sauter sa masse d’armes d’une main dans
l’autre. C’est au milieu de cette armée occupée à couper ses
lances à coups de hache d’arçon que, arrivant de Poitiers, je
dévalai au galop, couvert par la bannière du Saint-Siège, et
escorté seulement de mes chevaliers et de mes meilleurs bacheliers,
Guillermis, Cunhac, Élie d’Aimery, Hélie de Raymond, ceux-là
avec lesquels nous voyageons. Ils ne sont pas près d’oublier !
Ils
vous ont conté… non ? Je descends de cheval en lançant mes rênes
à La Rue ; je recoiffe mon chapeau que la course m’avait rabattu
dans le dos ; Brunet défroisse ma robe, j’avance vers le roi les
gants joints. Je lui dis d’entrée, avec autant de fermeté que de
révérence :
« Sire, je vous prie et vous supplie, au nom de la
foi, de surseoir un moment au combat. Je viens m’adresser à vous
d’ordre et de la volonté de notre Saint-Père. Vous plaira-t-il de
m’écouter ? »
Si surpris qu’il fût par l’arrivée, en un tel
instant, de ce gêneur d’Église, que pouvait-il faire, le roi
Jean, sinon me répondre, du même ton de cérémonie :
«
Volontiers, Monseigneur cardinal. Que vous plaît-il de me dire ? »
Je restai un moment les yeux levés vers le ciel, comme si je le
priais de m’inspirer. Et je priais, en effet ; mais aussi
j’attendais que le duc d’Athènes, les maréchaux, le duc de
Bourbon, l’évêque Chauveau en qui je pensais trouver un allié,
Jean de Landas, Saint-Venant, Tancarville et quelques autres, dont
l’Archiprêtre, se fussent rapprochés. Car ce n’étaient plus à
présent paroles seul à seul ou entretiens de dîner, comme à
Breteuil ou Chartres. Je voulais être entendu, non seulement du roi,
mais des plus hauts hommes de France, et qu’ils soient bien témoins
de ma démarche.
« Très cher Sire, repris-je, vous avez ici la
fleur de la chevalerie de votre royaume, en multitude, contre une
poignée de gens que sont les Anglais au regard de vous. Ils ne
peuvent tenir contre votre force ; et il serait plus honorable pour
vous qu’ils se missent à votre merci sans bataille, plutôt que
d’aventurer toute cette chevalerie, et de faire périr de bons
chrétiens de part et d’autre. Je vous dis ceci sur l’ordonnance
de notre très Saint-Père le pape, qui m’a mandé comme son nonce,
avec toute son autorité, afin d’aider à la paix, selon le
commandement de Dieu qui la veut entre les peuples chrétiens. Aussi
je vous prie de souffrir, au nom du Seigneur, que je chevauche vers
le prince de Galles, pour lui remontrer en quel danger vous le tenez,
et lui parler raison. »
S’il avait pu me mordre, le roi Jean, je
crois qu’il l’aurait fait. Mais un cardinal sur un champ de
bataille cela ne laisse pas d’impressionner. Et le duc d’Athènes
hochait le front, et le maréchal de Clermont, et Monseigneur de
Bourbon. J’ajoutai :
« Très cher Sire, nous sommes dimanche, jour
du Seigneur, et vous venez d’entendre messe. Vous plairait-il de
surseoir au travail de mort le jour consacré au Seigneur ? Laissez
au moins que j’aille parler au prince. »
Le roi Jean regarda ses
seigneurs autour de lui, et comprit que lui, le roi très chrétien,
ne pouvait point ne pas déférer à ma demande. Si jamais quelque
accident funeste survenait, on l’en tiendrait pour coupable et l’on
y verrait le châtiment de Dieu.
« Soit, Monseigneur, me dit-il. Il
nous plaît de nous accorder à votre souhait. Mais revenez sans
tarder. »
J’eus alors une bouffée d’orgueil… le bon Dieu m’en
pardonne… Je connus la suprématie de l’homme d’Église, du
prince de Dieu, sur les rois temporels. Eussé-je été comte de
Périgord, au lieu de votre père, jamais je n’aurais été investi
de cette puissance-là. Et je pensai que j’accomplissais la tâche
de ma vie.
Toujours escorté de mes quelques lances, toujours signalé
par la bannière de la papauté, je piquai vers la hauteur, par le
chemin qu’avait éclairé Ribemont, en direction du petit bois où
campait le prince de Galles.
« Prince, mon beau fils… » car cette
fois, quand je fus devant lui, je ne lui donnai plus du Monseigneur,
pour mieux lui laisser sentir sa faiblesse…
« si vous aviez
justement considéré la puissance du roi de France comme je viens de
le faire, vous me laisseriez tenter une convention entre vous, et de
vous accorder, si je le puis. »
Et je lui dénombrai l’armée de
France que j’avais pu contempler devant le bourg de Nouaille.
«
Voyez où vous êtes, et combien vous êtes… Croyez-vous donc que
vous pourrez tenir longtemps ? »
Eh non, il ne pourrait longtemps
tenir, et il le savait bien. Son seul avantage, c’était le terrain
; son retranchement était vraiment le meilleur qu’on pût trouver.
Mais ses hommes déjà commençaient à souffrir de la soif, car il
n’y avait pas d’eau sur cette colline ; il eût fallu pouvoir
aller en puiser au ruisseau, le Moisson, qui coulait en bas ; or les
Français le tenaient. Des vivres, il n’en était guère pourvu que
pour une journée. Il avait perdu son beau rire blanc sous ses
moustaches à la saxonne, le prince ravageur ! S’il n’avait pas
été qui il était, au milieu de ses chevaliers, Chandos, Grailly,
Warwick, Suffolk, qui l’observaient, il serait convenu de ce
qu’eux-mêmes pensaient, que leur situation ne permettait plus
d’espérance. À moins d’un miracle… et le miracle, c’était
peut-être moi qui le lui apportais. Néanmoins, par souci de
grandeur, il discuta un peu :
« Je vous l’ai dit à Montbazon,
Monseigneur de Périgord, je ne saurais traiter sans l’ordre du roi
mon père…
— Beau prince, au-dessus de l’ordre des rois, il y a
l’ordre de Dieu. Ni votre père le roi Édouard, sur son trône de
Londres, ni Dieu sur le trône du ciel ne vous pardonneraient de
faire perdre la vie à tant de bonnes et braves gens remis à votre
protection, si vous pouvez agir autrement. Acceptez-vous que je
discute les conditions où vous pourriez, sans perdre l’honneur,
épargner un combat bien cruel et bien douteux ? »
Armure noire et
robe rouge face à face. Le heaume aux trois plumes blanches
interrogeait mon chapeau rouge et semblait en compter les glands de
soie. Enfin le heaume fit un signe d’acquiescement. Le chemin
d’Eustache dévalé, où j’aperçus les archers anglais en rangs
tassés, derrière les palissades de pieux qu’ils avaient plantés,
et me voici revenu devant le roi Jean. Je tombai en pleine palabre ;
et je compris, à certains regards qui m’accueillirent, que tout le
monde n’avait pas dit du bien de moi. L’Archiprêtre se
balançait, efflanqué, goguenard, sous son chapeau de Montauban.
«
Sire, dis-je, j’ai bien vu les Anglais. Vous n’avez point à vous
hâter de les combattre, et vous ne perdez rien à vous reposer un
peu. Car, placés comme ils sont, ils ne peuvent vous fuir, ni vous
échapper. Je pense en vérité que vous les pourrez avoir sans coup
férir. Aussi je vous prie que vous leur accordiez répit jusques à
demain, au soleil levant. »
Sans coup férir… J’en vis
plusieurs, comme le comte Jean d’Artois, Douglas, Tancarville
lui-même, qui bronchèrent sous le mot et secouèrent le col. Ils
avaient envie de férir. J’insistai :
« Sire, n’accordez rien si
vous le voulez à votre ennemi, mais accordez son jour à Dieu. »
Le
connétable et le maréchal de Clermont penchaient pour cette
suspension d’armes…
« Attendons de savoir, Sire, ce que
l’Anglais propose et ce que nous en pouvons exiger ; nous n’y
risquons rien… »
En revanche, Audrehem, oh ! simplement parce que,
Clermont étant d’un avis, il était de l’autre… disait assez
haut pour que je l’entendisse :
« Sommes-nous donc là pour
batailler ou pour écouter prêche ? »
Eustache de Ribemont, parce
que sa disposition de combat avait été adoptée par le roi, et
qu’il était tout énervé de la voir en œuvre, poussait à
l’engagement immédiat. Et Chauveau, le comte-évêque de Châlons
qui portait heaume en forme de mitre, peint en violet, le voilà
soudain qui s’agite et presque s’emporte.
« Est-ce le devoir de
l’Église, messire cardinal, que de laisser des pillards et des
parjures s’en repartir sans châtiment ? »
Là, je me fâche un
peu.
« Est-ce le devoir d’un serviteur de l’Église, messire
évêque, que de refuser la trêve à Dieu ? Veuillez apprendre, si
vous ne le savez pas, que j’ai pouvoir d’ôter office et
bénéfices à tout ecclésiastique qui voudrait entraver mes efforts
de paix… La Providence punit les présomptueux, messire. Laissez
donc au roi l’honneur de montrer sa grandeur, s’il le veut…
Sire, vous tenez tout en vos mains ; Dieu décide à travers vous. »
Le compliment avait porté. Le roi tergiversa quelque temps encore,
tandis que je continuais de plaider, assaisonnant mon propos de
compliments gros comme les Alpes. Quel prince, depuis Saint Louis,
avait montré tel exemple que celui qu’il pouvait donner ? Toute la
chrétienté allait admirer un geste de preux, et viendrait désormais
demander arbitrage à sa sagesse ou secours à sa puissance !
«
Faites dresser mon pavillon, dit le roi à ses écuyers. Soit,
Monseigneur cardinal ; je me tiendrai ici jusqu’à demain, au
soleil levant, pour l’amour de vous.
— Pour l’amour de Dieu,
Sire ; seulement pour l’amour de Dieu. »
Et je repars. Six fois au
long de la journée, je devais faire la navette, allant suggérer à
l’un les conditions d’un accord, venant les rapporter à l’autre
; et chaque fois, passant entre les haies des archers gallois vêtus
de leur livrée mi-partie blanche et verte, je me disais que si
quelques-uns, se méprenant, me lançaient une volée de flèches, je
serais bien assaisonné.
Le roi Jean jouait aux dés, pour passer le
temps, sous son pavillon de drap vermeil. Tout à l’alentour,
l’armée s’interrogeait. Bataille ou pas bataille ? Et l’on en
disputait ferme jusque devant le roi. Il y avait les sages, il y
avait les bravaches, il y avait les timorés, il y avait les
coléreux… Chacun s’autorisait à donner un avis.
En vérité, le
roi Jean restait indécis. Je ne pense pas qu’il se posa un seul
moment la question du bien général. Il ne se posait que la question
de sa gloire personnelle qu’il confondait avec le bien de son
peuple. Après nombre de revers et de déboires, qu’est-ce donc qui
grandirait le plus sa figure, une victoire par les armes ou par la
négociation ? Car l’idée d’une défaite bien sûr ne le pouvait
effleurer, non plus qu’aucun de ses conseillers. Or les offres que
je lui portais, voyage après voyage, n’étaient point
négligeables. Au premier, le prince de Galles consentait à rendre
tout le butin qu’il avait fait au cours de sa chevauchée, ainsi
que tous les prisonniers, sans demander rançon. Au second, il
acceptait de remettre toutes les places et châteaux conquis, et
tenait pour nuls les hommages et ralliements. À la troisième
navette, c’était une somme d’or, en réparation de ce qu’il
avait détruit, non seulement pendant l’été, mais encore dans les
terres de Languedoc l’année précédente. Autant dire que de ses
deux expéditions, le prince Édouard ne conservait aucun profit. Le
roi Jean exigeait plus encore ? Soit. J’obtins du prince le retrait
de toutes garnisons placées en dehors de l’Aquitaine… c’était
un succès de belle taille… et l’engagement de ne jamais traiter
dans l’avenir ni avec le comte de Foix… à ce propos, Phœbus
était dans l’armée du roi, mais je ne le vis pas ; il se tenait
fort à l’écart… ni avec aucun parent du roi, ce qui visait
précisément Navarre.
Le prince cédait beaucoup ; il cédait plus
que je n’aurais cru. Et pourtant je devinais qu’au fond de lui il
ne pensait pas qu’il serait dispensé de combattre. Trêve
n’interdit pas de travailler. Aussi tout le jour il employa ses
hommes à fortifier leur position. Les archers doublaient les haies
de pieux épointés aux deux bouts, pour se faire des herses de
défense. Ils abattaient des arbres qu’ils tiraient en travers des
passages que pourrait emprunter l’adversaire. Le comte de Suffolk,
maréchal de l’ost anglais, inspectait chaque troupe l’une après
l’autre.
Les comtes de Warwick et de Salisbury, le sire d’Audley
participaient à nos entrevues et m’escortaient à travers le camp.
Le jour baissait quand j’apportai au roi Jean une ultime
proposition que j’avais moi-même avancée. Le prince était prêt
à jurer et signer que, pendant sept ans entiers, il ne s’armerait
pas ni n’entreprendrait rien contre le royaume de France. Nous
étions donc tout au bord de la paix générale.
« Oh ! On connaît
les Anglais, dit l’évêque Chauveau. Ils jurent, et puis renient
leur parole. »
Je répliquai qu’ils auraient peine à renier un
engagement pris par-devant le légat papal ; je serais signataire à
la convention.
« Je vous donnerai réponse au soleil levant », dit
le roi.
Et je m’en allai loger à l’abbaye de Maupertuis. Jamais
je n’avais tant chevauché dans une même journée, ni tant
discuté. Si recru de fatigue que je fusse, je pris le temps de bien
prier, de tout mon cœur. Je me fis éveiller à la pointe du jour.
Le soleil commençait juste à jaillir quand je me présentai
derechef devant le tref du roi Jean. Au soleil levant, aurait-il dit.
On ne pouvait être plus exact que moi. J’eus une mauvaise
impression. Toute l’armée de France était sous les armes, en
ordre de bataille, à pied, sauf les trois cents désignés pour la
charge, et n’attendant que le signal d’attaquer.
« Monseigneur
cardinal, me déclare brièvement le roi, je n’accepterai de
renoncer au combat que si le prince Édouard et cent de ses
chevaliers, à mon choix, se viennent mettre en ma prison.
– Sire,
c’est là demande trop grosse et contraire à l’honneur ; elle
rend inutiles tous nos pourparlers d’hier. J’ai pris suffisante
connaissance du prince de Galles pour savoir qu’il ne la
considérera même pas. Il n’est pas homme à capituler sans
combattre, et à venir se livrer en vos mains avec la fleur de la
chevalerie anglaise, dût ce jour être pour lui le dernier. Le
feriez-vous, ou aucun de vos chevaliers de l’Étoile, si vous en
étiez en sa place ?
– Certes non !
— Alors, Sire, il me paraît
vain que j’aille porter une requête avancée seulement pour
qu’elle soit repoussée.
– Monseigneur cardinal, je vous sais gré
de vos offices ; mais le soleil est levé. Veuillez vous retirer du
champ. »
Derrière le roi, ils se regardaient par leur ventaille, et
échangeaient sourires et clins d’œil, l’évêque Chauveau, Jean
d’Artois, Douglas, Eustache de Ribemont et même Audrehem et bien
sûr l’Archiprêtre, aussi contents, semblait-il, d’avoir fait
échec au légat du pape qu’ils le seraient d’aplatir les
Anglais.
Un instant, je balançai, tant la colère me montait au nez,
à lâcher que j’avais pouvoir d’excommunication. Mais quoi ?
Quel effet cela aurait-il eu ? Les Français seraient tout de même
partis à l’attaque, et je n’aurais gagné que de mettre en plus
grande évidence l’impuissance de l’Église. J’ajoutai
seulement :
« Dieu jugera, Sire, lequel de vous deux se sera montré
le meilleur chrétien. »
Et je remontai, pour la dernière fois,
vers les boqueteaux. J’enrageais.
« Qu’ils crèvent tous, ces
fous ! me disais-je en galopant. Le Seigneur n’aura pas besoin de
les trier ; ils sont tous bons pour sa fournaise. »
Arrivé devant
le prince de Galles, je lui dis : « Beau fils, faites ce que vous
pourrez ; il vous faut combattre. Je n’ai pu trouver nulle grâce
d’accord avec le roi de France.
– Nous battre est bien notre
intention, me répondit le prince. Que Dieu m’aide ! »
Là-dessus,
je m’en repartis, fort amer et dépité, vers Poitiers. Or ce fut
le moment que choisit mon neveu de Durazzo pour me dire :
« Je vous
prie de me relever de mon service, mon oncle. Je veux aller
combattre.
– Et avec qui ? lui criai-je.
— Avec les Français,
bien sûr !
— Tu ne les trouves donc pas assez nombreux ?
— Mon
oncle, comprenez qu’il va y avoir bataille, et il n’est pas digne
d’un chevalier de n’y pas prendre part. Et messire de Heredia
vous en prie aussi… »
J’aurais dû le tancer bien fort, lui dire
qu’il était requis par le Saint-Siège pour m’escorter dans ma
mission de paix, et que, tout au contraire d’acte de noblesse, ce
pourrait être regardé comme une forfaiture d’avoir rejoint l’un
des deux partis. J’aurais dû lui ordonner, simplement, de rester…
Mais j’étais las, j’étais irrité. Et d’une certaine façon,
je le comprenais. J’aurais eu envie de prendre une lance, moi aussi
et de charger je ne sais trop qui, l’évêque Chauveau… Alors je
lui criai :
« Allez au Diable, tous les deux ! Et grand bien vous
fasse ! »
C’est la dernière parole que j’adressai à mon neveu
Robert. Je me la reproche, je me la reproche bien fort…
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 4ème partie – ch 7 - ‘’La
main de Dieu’’
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