vendredi 10 janvier 2020

Quand un roi perd la France - 3ème partie - ch 3 - Le pape et le monde


III
LE PAPE ET LE MONDE

   Ne vous avais-je pas dit que nous aurions des nouvelles, à Sens ? Et de bonnes nouvelles. Le Dauphin, plantant là ses États généraux tout houleux où Marcel réclame la destitution du Grand Conseil et où l’évêque Le Coq, en même temps qu’il plaide pour la libération de Charles le Mauvais, s’oublie jusqu’à parler de déposer le roi Jean… si, si, mon neveu, nous en sommes là ; il a fallu que le voisin de l’évêque lui écrase le pied pour qu’il se reprenne et précise que ce n’étaient point les États qui pouvaient déposer un roi, mais le pape, à la demande des trois États… eh bien, le Dauphin, roulant son monde, s’en est parti hier lundi pour Metz, lui aussi. Avec deux mille chevaux. Il a allégué que les messages reçus de l’Empereur lui faisaient obligation de se rendre à sa diète, pour le bien du royaume. Oui… et surtout mon message. Il m’a entendu. De la sorte, les États sont dans le vide et vont se disperser sans avoir rien pu conclure. Si la ville se montrait par trop turbulente, il pourrait y revenir avec ses troupes. Il la tient sous menace…      
  Autre bonne nouvelle : le Capocci ne vient pas à Metz. Il refuse de me retrouver. Bienheureux refus. Il se met en tort vis-à-vis du Saint-Père, et moi je suis débarrassé de lui. J’envoie l’archevêque de Sens escorter le Dauphin, qu’accompagne déjà l’archevêque-chancelier, Pierre de La Forêt ; cela fait deux hommes sages pour le conseiller. 
  Pour ma part, j’ai douze prélats dans ma suite. Cela suffit. C’est autant qu’aucun légat n’en eut jamais. Et pas de Capocci. Vraiment, je ne peux comprendre pourquoi le Saint-Père s’est obstiné à me l’adjoindre et s’obstine encore à ne pas le rappeler. D’abord, sans lui, je serais parti plus tôt… 
  Vraiment, ce fut un printemps perdu. Dès que nous sûmes l’affaire de Rouen et que nous reçûmes en Avignon les lettres du roi Jean et du roi Édouard, et puis que nous apprîmes que le duc de Lancastre équipait une nouvelle expédition, cependant que l’ost de France était convoqué pour le premier juin, je devinai que tout allait tourner au pire. Je dis au Saint-Père qu’il fallait envoyer un légat, ce dont il tomba d’accord. Il gémissait sur l’état de la chrétienté. J’étais prêt à partir dans la semaine. Il en fallut trois pour rédiger les instructions. Je lui disais : 
  « Mais quelles instructions, sanctissimus pater ? Il n’est que de recopier celles que vous reçûtes de votre prédécesseur, le vénéré Clément VI, pour une mission toute semblable, voici dix ans. Elles étaient fort bonnes. Mes instructions, c’est d’agir en tout pour empêcher une reprise générale de la guerre. »     
  Peut-être au fond de lui, sans en avoir conscience, car il est certes incapable d’une mauvaise pensée volontaire, ne souhaitait-il pas tellement que je réussisse là où il avait échoué naguère, avant Crécy. Il l’avouait du reste. 
  « Je me suis fait rebuffer méchamment par Édouard III, et je crains qu’il ne vous en advienne de même. C’est un homme fort déterminé, Édouard III ; on ne le contourne pas aisément. De plus, il croit que tous les cardinaux français ont parti pris contre lui. Je vais envoyer avec vous notre venerabilis frater Capocci. » 
  C’était cela son idée. Venerabilis frater ! Chaque pape doit commettre au moins une erreur durant son pontificat, sinon il serait le bon Dieu lui-même. Eh bien, l’erreur de Clément VI, c’est d’avoir donné le chapeau à Capocci. 
  « Et puis, m’a dit Innocent, si l’un de vous deux venait à souffrir de quelque maladie… Notre-Seigneur vous en garde… l’autre pourrait poursuivre la mission. » 
  Comme il se sent toujours malade, notre pauvre Saint-Père, il veut que chacun le soit aussi, et il vous ferait donner l’extrême-onction dès que vous éternuez. M’avez-vous vu malade depuis que nous sommes en route, Archambaud ? Mais le Capocci, lui, les cahots lui brisent les reins ; il lui faut s’arrêter toutes les deux lieues pour pisser. Un jour, il sue de fièvre, un autre il a un flux de ventre. Il voulait me prendre mon médecin, maître Vigier, dont vous reconnaîtrez qu’il n’est pas accablé de labeur, en tout cas de mon fait. Pour moi, le bon physicien est celui qui chaque matin me palpe, m’ausculte, me regarde l’œil et la langue, examine mes urines, ne m’impose pas trop de privations ni ne me saigne plus d’une fois le mois, et qui me tient en bonne santé… Et puis, pour faire ses apprêts, le Capocci ! Il est de cette sorte de gens qui intriguent et insistent pour être chargés de mission et qui, dès qu’ils l’ont obtenue, ne tarissent plus d’exigences. Un secrétaire papal, ce n’était point assez, il lui en fallait deux. Pour quel office, on se le demande, puisque toutes les lettres pour la Curie, avant que nous ne soyons séparés, c’est moi qui ai dû les dicter et les corriger… 
  Tout cela fit que nous ne partîmes qu’au temps du solstice, le 21 juin. Trop tard. On n’arrête point les guerres quand les armées sont en route. On les arrête dans la tête des rois, lorsque la décision est encore hésitante. Je vous dis, Archambaud, un printemps perdu. La veille du départ, le Saint-Père me reçut, seul. Peut-être se repentait-il un peu de m’avoir infligé ce compagnon inutile. Je l’allai voir à Villeneuve, où il réside. Car il refuse de loger dans le grand palais qu’ont bâti ses prédécesseurs. Trop de luxe, trop de pompe à son gré, un train d’hôtel trop nombreux. Innocent a voulu satisfaire le sentiment public qui reprochait à la papauté de vivre dans trop de faste. 
  Le sentiment public ! Quelques écrivailleurs, pour qui le fiel est l’encre naturelle ; quelques prêcheurs que le Diable à envoyés dans l’Église pour y mettre la discorde. Avec ceux-ci, il suffisait d’une bonne excommunication, bien assenée ; avec ceux-là, une prébende, ou un bénéfice, accompagnés de quelque préséance, car c’est l’envie souvent qui stimule leurs crachats ; ce qu’ils entendent redresser dans le monde, c’est le trop peu de place, à leurs yeux, qu’ils y ont. Voyez Pétrarque, dont vous m’avez entendu parler, l’autre jour, avec Monseigneur d’Auxerre. C’est un homme de mauvais naturel, mais de grand savoir et valeur, il faut le lui reconnaître, et qui est fort écouté des deux côtés des Alpes. Il était ami de Dante Alighieri qui l’amena en Avignon ; et il a été chargé de maintes missions entre les princes. Voilà quelqu’un qui écrivait qu’Avignon était la sentine des sentines, que tous les vices y prospéraient, que les aventuriers y grouillaient, que l’on y venait acheter les cardinaux, que le pape y tenait boutique de diocèses et d’abbayes, que les prélats y avaient des maîtresses et leurs maîtresses des maquereaux… Enfin, la nouvelle Babylone. Sur moi-même, il répandait de fort méchantes choses. Comme il était personne à considérer, je l’ai vu, je l’ai écouté, ce qui lui a donné de la satisfaction, j’ai arrangé quelques-unes de ses affaires… on disait qu’il s’adonnait aux arts noirs, magie et autres choses… je lui ai fait rendre quelques bénéfices dont on l’avait privé ; j’ai correspondu avec lui en lui demandant de me copier dans chacune de ses lettres quelques vers ou sentences des grands poètes anciens, qu’il possède à merveille, pour orner mes sermons, car moi, je ne m’abuse point là-dessus, j’ai un style de légiste ; un moment même je l’ai proposé pour un office de secrétaire papal, et il n’a tenu qu’à lui que la chose aboutît. Eh bien, il dit beaucoup moins de mal de la cour d’Avignon, et de moi, il écrit merveilles. Je suis un astre dans le ciel de l’Église, un pouvoir derrière le trône papal ; j’égale ou surpasse en savoir aucun juriste de ce temps ; j’ai été béni par la nature et raffiné par l’étude ; et l’on peut reconnaître en moi cette capacité d’embrasser toute chose de l’univers que Jules César attribuait à Pline l’Ancien. Oui, mon neveu ; rien moins que cela ! Et je n’ai nullement réduit mon appareil de maison ni mon nombreux domestique qui naguère provoquaient sa diatribe… 
  Il est reparti pour l’Italie, mon ami Pétrarque. Quelque chose en lui fait qu’il ne peut se fixer nulle part, comme son ami Dante, sur lequel il s’est beaucoup modelé. Il s’est inventé un amour sans mesure pour une dame qui ne fut jamais sa maîtresse, et qui est morte. Avec cela, il a sa raison de sublime… Je l’aime bien, ce méchant homme. Il me manque. S’il était demeuré en Avignon, sans doute serait-il assis à votre place, en ce moment, car je l’aurais pris dans mon bagage… Mais suivre le prétendu sentiment public, comme notre bon Innocent ? C’est montrer faiblesse, donner puissance à la critique, et s’aliéner beaucoup des gens qui vous soutenaient, sans rallier aucun mécontent. 
  Donc, pour donner image d’humilité, notre Saint-Père s’est allé loger dans son petit palais cardinalice à Villeneuve, de l’autre côté du Rhône. Mais, même avec un train réduit, l’établissement s’est montré vraiment trop petit. Alors, il a fallu l’agrandir pour abriter les gens indispensables. La secrétairerie fonctionne mal faute de place ; les clercs changent sans cesse de chambre, au fur et à mesure des travaux. Les bulles s’écrivent dans la poussière. Et comme beaucoup d’offices sont demeurés en Avignon, il faut sans cesse traverser le fleuve, en affrontant le grand vent qui souffle souvent là-bas, et qui l’hiver vous gèle jusqu’à l’os. Toutes les affaires prennent retard… En outre, comme il a été élu de préférence à Jean Birel, le général des chartreux, qui jouissait d’une réputation de sainteté parfaite… je me demande, après tout, si j’ai eu raison de l’écarter ; il n’aurait pas été plus malencontreux… notre Saint-Père a fait vœu de fonder une chartreuse. On la bâtit en ce moment entre le logis pontifical et un nouvel appareil de défense, le fort Saint-André, que l’on est en train justement d’édifier. Mais là ce sont les officiers du roi qui ordonnancent les travaux. Si bien que la chrétienté pour l’heure est commandée au milieu d’un chantier. 
  Le Saint-Père me reçut dans sa chapelle, d’où il ne sort guère, une petite abside à cinq pans, attenante à la grande chambre d’audience… parce qu’il a besoin tout de même d’une salle d’audience ; il s’en est avisé… et qu’il a fait orner par un imagier venu de Viterbe, Matteo Giova quelque chose, Giovanotto, Giovanelli, Giovannetti… c’est bleu, c’est pâle ; cela conviendrait à un couvent de nonnes ; moi, je n’aime guère ; pas assez de rouge, pas assez d’or. Les couleurs vives ne coûtent pas plus cher que les autres… Et le bruit, mon neveu ! Il paraît que c’est le séjour le plus calme de tout le palais, et que c’est pourquoi le Saint-Père s’y retire ! Les scies grincent dans la pierre, les marteaux cliquettent contre les burins, les palans crissent, les charrois roulent, les madriers rebondissent, les ouvriers se hèlent et se querellent… Traiter de graves sujets dans ce vacarme, c’est le purgatoire. Je comprends qu’il souffre de la tête, le Saint-Père ! 
  « Vous voyez, mon vénérable frère, me dit-il, je dépense beaucoup d’argent et me cause beaucoup de tracas pour construire autour de moi les apparences de la pauvreté. Et puis, il me faut tout de même entretenir le grand palais d’en face. Je ne peux pas le laisser crouler… » 
  Il me touche le cœur, le pape Aubert, quand il se moque de lui-même, tristement, et semble reconnaître ses erreurs, pour me faire plaisir. Il était assis sur un piètre faudesteuil dont je n’aurais pas voulu pour siège dans mon premier évêché ; comme à l’accoutumée, il s’est tenu penché tout le long de l’entretien. Un grand nez busqué, dans le prolongement du front, de grandes narines, de grands sourcils levés très haut, de grandes oreilles dont le lobe sort du bonnet blanc, les coins de la bouche abaissés dans la barbe frisée. Il est de corps puissamment charpenté, et l’on s’étonne qu’il ait une santé si fragile. Un sculpteur sur pierre travaille à fixer son image, pour son gisant. Parce qu’il ne veut pas de statue debout : ostentation… Mais il accepte, tout de même, d’avoir un tombeau. Il était dans un jour à se complaindre. Il continua : 
  « Chaque pape, mon frère, doit vivre, à sa manière, la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La mienne est dans l’échec de toutes mes entreprises. Depuis que la volonté de Dieu m’a hissé au sommet de l’Église, je me sens les mains clouées. Qu’ai-je accompli, qu’ai-je réussi durant ces trois années et demie ? » 
  La volonté de Dieu, certes, certes ; mais reconnaissons qu’elle a choisi de s’exprimer un peu à travers ma modeste personne. Ce qui me permet quelque liberté avec le Saint-Père. Mais il est des choses, malgré tout, que je ne peux pas lui dire. Je ne puis lui dire, par exemple, que les hommes qui se trouvent investis d’une autorité suprême ne doivent pas chercher à trop modifier le monde pour justifier leur élévation. Il y a chez les grands humbles une forme sournoise d’orgueil qui est souvent la cause de leurs échecs. 
  Les projets du pape Innocent, ses hautes entreprises, je les connais bien. Il y en a trois, qui se commandent l’une l’autre. La plus ambitieuse : réunir les Églises latine et grecque, sous l’autorité de la catholique, bien sûr ; ressouder l’Orient et l’Occident, rétablir l’unité du monde chrétien. C’est le rêve de tout pape depuis mille ans. Et j’avais, avec Clément VI, fort avancé les choses, plus loin qu’elles ne le furent jamais, et, en tout cas, qu’elles ne le sont à présent. Innocent a repris le projet à son compte et comme si l’idée lui était venue, toute neuve, par Visitation du Saint-Esprit. Ne disputons point. Pour y parvenir, seconde entreprise, et préalable à la première : réinstaller la papauté à Rome, parce que l’autorité du pape sur les chrétiens d’Orient ne saurait être acceptée que si elle s’exprime du haut du trône de saint Pierre. Constantinople, présentement en défaillance, pourrait sans perdre l’honneur s’incliner devant Rome, non devant Avignon. 
  Là-dessus, vous le savez, je diffère tout à fait d’opinion. Le raisonnement serait juste à condition que le pape lui-même ne s’expose pas à être plus faible encore à Rome qu’il ne l’est en Provence… Or, pour rentrer à Rome, il fallait d’abord, troisième dessein, se réconcilier avec l’Empereur. Ce qui fut entrepris, par priorité. Voyons donc où nous en sommes de ces beaux projets… On s’est hâté, contre mon conseil, de couronner l’empereur Charles, élu depuis huit ans, et sur lequel nous avions barre tant que nous lui tenions haute la dragée de son sacre. À présent, nous ne pouvons plus rien sur lui. Il nous a remerciés par sa Bulle d’Or, que nous avons dû gober, perdant notre autorité non seulement sur l’élection à l’Empire, mais encore sur les finances de l’Église dans l’Empire. Ce n’est pas une réconciliation, c’est une capitulation. Moyennant quoi, l’Empereur nous a généreusement laissé les mains libres en Italie, c’est-à-dire nous a fait la grâce de nous permettre de les poser dans un nid de frelons. En Italie, le Saint-Père a envoyé le cardinal Alvarez d’Albornoz, qui est plus capitaine que cardinal, pour préparer le retour à Rome. Albornoz a commencé par se cheviller à Cola di Rienzi, qui domina Rome un moment. 
  Né dans une taverne du Trastevere, ce Rienzi était un de ces hommes du peuple à visage de César comme il en surgit de temps en temps là-bas, et qui captivent les Romains en leur rappelant que leurs aïeux ont commandé à tout l’univers. D’ailleurs, il se donnait pour fils d’empereur, s’étant découvert bâtard d’Henri VII de Luxembourg, mais il resta seul de cet avis. Il avait choisi le titre de tribun, il portait toge de pourpre, et siégeait au Capitole, sur les ruines du temple de Jupiter. Mon ami Pétrarque le saluait comme le restaurateur des antiques grandeurs de l’Italie. Ce pouvait être un pion sur notre damier, mais à avancer avec discernement, et non pas en misant tout notre jeu dessus. Il fut assassiné voici deux ans par les Colonna, parce qu’Albornoz tardait à lui envoyer secours. Maintenant tout est à reprendre ; et l’on n’a jamais été aussi loin de rentrer à Rome, où l’anarchie est pire que par le passé. Rome, il faut en rêver toujours, et n’y retourner jamais. 
  Quant à Constantinople… Oh ! nous sommes très avancés en paroles. L’empereur Paléologue est prêt à nous reconnaître ; il en a pris l’engagement solennel ; il viendrait jusqu’à s’agenouiller devant nous, s’il pouvait seulement sortir de son étroit empire. Il ne met qu’une seule condition : qu’on lui envoie une armée pour se délivrer de ses ennemis. Au point qu’il se trouve, il accepterait de reconnaître un curé de campagne, contre cinq cents chevaliers et mille hommes de pied… Ah ! vous aussi, vous vous en étonnez ! Si l’unité des chrétiens, si la réunion des Églises ne tient qu’à cela, ne peut-on expédier vers la mer grecque cette petite armée ? Eh bien, non, mon bon Archambaud, on ne le peut point. Parce que nous n’avons pas de quoi l’équiper et l’aligner en solde. Parce que notre belle politique a produit ses effets ; parce que, pour désarmer nos détracteurs, nous avons résolu de nous réformer et de revenir à la pureté de l’Église des origines… Quelles origines ? Bien audacieux celui qui affirme qu’il les connaît vraiment ! Quelle pureté ! Dès qu’il y eut douze apôtres, il s’y trouva un traître ! Et de commencer à supprimer les commendes et bénéfices qui ne s’accompagnent point de la cure des âmes… « Les brebis doivent être gardées par un pasteur, non par un mercenaire »… et d’ordonner que soient éloignés des divins mystères ceux qui amassent richesses… « Faisons-nous semblables aux pauvres »… et d’interdire tous tributs qui proviendraient des prostituées et des jeux de dés… mais oui, nous sommes descendus dans de tels détails… ah ! c’est que les jeux de dés poussent à proférer des blasphèmes ; point d’argent impur ; ne nous engraissons pas du péché, lequel, devenant meilleur marché, ne fait que croître et s’étaler. 
  Le résultat de toutes ces réformations c’est que les caisses sont vides, car l’argent pur ne coule qu’en très minces ruisseaux ; les mécontents ont décuplé, et il y a toujours des illuminés pour prêcher que le pape est hérétique. Ah ! s’il est vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions, le cher Saint-Père en aura dallé un bon bout de chemin ! 
  « Mon vénérable frère, ouvrez-moi toute votre pensée ; ne me cachez rien, même si ce sont reproches que vous avez à formuler à mon endroit. »       
  Puis-je lui dire que s’il lisait un peu plus attentivement ce que le Créateur écrit pour nous dans le ciel, il verrait alors que les astres forment de mauvaises conjonctions et de tristes quadrats sur presque tous les trônes, y compris le sien, sur lequel il n’est assis que, tout précisément, parce que la configuration est néfaste, car si elle était bonne ce serait sans doute moi qui m’y trouverais ? Puis-je lui dire que lorsqu’on est en si piètre position sidérale, ce n’est point le temps d’entreprendre de renouveler la maison de fond en comble, mais seulement de la soutenir du mieux qu’on peut, telle qu’elle nous a été léguée, et qu’il ne suffit pas d’arriver du village de Pompadour en Limousin, avec des simplicités de paysan, pour être entendu des rois et réparer les injustices du monde ? Le malheur du temps veut que les plus grands trônes ne sont point occupés par des hommes aussi grands que leur charge. Ah ! les successeurs n’auront pas la tâche facile ! Il me dit encore, en cette veille de départ :    
  « Serais-je donc le pape qui aurait pu faire l’unité des chrétiens et qui l’aura manquée ? J’apprends que le roi d’Angleterre assemble à Southampton cinquante bâtiments pour passer près de quatre cents chevaliers et archers et plus de mille chevaux sur le continent. » 
  Je pense bien qu’il avait appris ; c’était moi qui lui avais fait donner la nouvelle. 
  « C’est la moitié de ce qu’il me faudrait pour satisfaire l’empereur Paléologue. Ne pourriez-vous avec l’aide de notre frère le cardinal Capocci, dont je sais bien qu’il n’a pas tous vos mérites et que je ne parviens pas à aimer autant que je vous aime… »     
  Farine, farine, pour m’endormir… 
  « mais qui n’est pas sans crédit auprès du roi Édouard, ne pourriez-vous convaincre celui-ci, au lieu d’employer cette expédition contre la France… Oui, je vois bien ce que vous pensez… Le roi Jean, lui aussi, a convoqué son ost ; mais il est accessible aux sentiments d’honneur chevaleresque et chrétien. Vous avez du pouvoir sur lui. Si les deux rois renonçaient à se combattre pour dépêcher ensemble partie de leurs forces vers Constantinople afin qu’elle puisse rallier le giron de la seule Église, quelle gloire n’en retireraient-ils pas ? Tentez de leur représenter cela, mon vénérable frère ; montrez-leur qu’au lieu d’ensanglanter leurs royaumes, et d’amasser les souffrances sur leurs peuples chrétiens, ils se rendraient dignes des preux et des saints… » 
  Je répondis : 
  « Très Saint-Père, la chose que vous souhaitez sera la plus aisée du monde, aussitôt que deux conditions auront été remplies : pour le roi Édouard, qu’il ait été reconnu roi de France et sacré à Reims ; pour le roi Jean, que le roi Édouard ait renoncé à ses prétentions et qu’il lui ait rendu l’hommage. Ces deux choses accomplies, je ne vois plus d’obstacles… 
  – Vous vous moquez de moi, mon frère ; vous n’avez pas la foi. 
  – J’ai la foi, Très Saint-Père, mais je ne me sens pas capable de faire briller le soleil la nuit. Cela dit, je crois de toute ma foi que si Dieu veut un miracle, il pourra l’accomplir sans nous. » 
  Nous restâmes un moment sans parler, parce qu’on déversait un chariot de moellons dans une cour voisine et qu’une équipe de charpentiers s’était prise de bec avec les rouliers. Le pape abaissait son grand nez, ses grandes narines, sa grande barbe. Enfin, il me dit : 
  « Au moins, obtenez d’eux qu’ils signent une nouvelle trêve. Dites-leur bien que je leur interdis de reprendre les hostilités entre eux. Si aucun prélat ou clerc s’oppose à vos efforts de paix, vous le privez de tous ses bénéfices ecclésiastiques. Et rappelez-vous que si les deux rois persistent à se faire la guerre, vous pouvez aller jusqu’à l’excommunication ; cela est écrit dans vos instructions. L’excommunication et l’interdit. »           
  Après ce rappel de mes pouvoirs, j’avais bien besoin de la bénédiction qu’il me donna. Car vous me voyez, Archambaud, dans l’état où est l’Europe, excommunier les rois de France et d’Angleterre ? Édouard aurait aussitôt libéré son Église de toute obédience au Saint-Siège, et Jean aurait envoyé son connétable assiéger Avignon. Et Innocent, qu’aurait-il fait, à votre avis ? Je vais vous le dire. Il m’aurait désavoué, et levé les excommunications. Tout cela, ce n’étaient que paroles. Le lendemain donc, nous partîmes. Trois jours plus tôt, le 18 juin, les troupes du duc de Lancastre avaient débarqué à La Hague.

Demain ‘’Quand un roi perd la France’’ 4ème partie ‘’L’été des désastres’’ ch 1 ‘’La chevauchée normande’’

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