III
LE
PAPE ET LE MONDE
Ne
vous avais-je pas dit que nous aurions des nouvelles, à Sens ? Et de
bonnes nouvelles. Le Dauphin, plantant là ses États généraux tout
houleux où Marcel réclame la destitution du Grand Conseil et où
l’évêque Le Coq, en même temps qu’il plaide pour la libération
de Charles le Mauvais, s’oublie jusqu’à parler de déposer le
roi Jean… si, si, mon neveu, nous en sommes là ; il a fallu que le
voisin de l’évêque lui écrase le pied pour qu’il se reprenne
et précise que ce n’étaient point les États qui pouvaient
déposer un roi, mais le pape, à la demande des trois États… eh
bien, le Dauphin, roulant son monde, s’en est parti hier lundi pour
Metz, lui aussi. Avec deux mille chevaux. Il a allégué que les
messages reçus de l’Empereur lui faisaient obligation de se rendre
à sa diète, pour le bien du royaume. Oui… et surtout mon message.
Il m’a entendu. De la sorte, les États sont dans le vide et vont
se disperser sans avoir rien pu conclure. Si la ville se montrait par
trop turbulente, il pourrait y revenir avec ses troupes. Il la tient
sous menace…
Autre bonne nouvelle : le Capocci ne vient pas à
Metz. Il refuse de me retrouver. Bienheureux refus. Il se met en tort
vis-à-vis du Saint-Père, et moi je suis débarrassé de lui.
J’envoie l’archevêque de Sens escorter le Dauphin, qu’accompagne
déjà l’archevêque-chancelier, Pierre de La Forêt ; cela fait
deux hommes sages pour le conseiller.
Pour ma part, j’ai douze
prélats dans ma suite. Cela suffit. C’est autant qu’aucun légat
n’en eut jamais. Et pas de Capocci. Vraiment, je ne peux comprendre
pourquoi le Saint-Père s’est obstiné à me l’adjoindre et
s’obstine encore à ne pas le rappeler. D’abord, sans lui, je
serais parti plus tôt…
Vraiment, ce fut un printemps perdu. Dès
que nous sûmes l’affaire de Rouen et que nous reçûmes en Avignon
les lettres du roi Jean et du roi Édouard, et puis que nous apprîmes
que le duc de Lancastre équipait une nouvelle expédition, cependant
que l’ost de France était convoqué pour le premier juin, je
devinai que tout allait tourner au pire. Je dis au Saint-Père qu’il
fallait envoyer un légat, ce dont il tomba d’accord. Il gémissait
sur l’état de la chrétienté. J’étais prêt à partir dans la
semaine. Il en fallut trois pour rédiger les instructions. Je lui
disais :
« Mais quelles instructions, sanctissimus pater ? Il n’est
que de recopier celles que vous reçûtes de votre prédécesseur, le
vénéré Clément VI, pour une mission toute semblable, voici dix
ans. Elles étaient fort bonnes. Mes instructions, c’est d’agir
en tout pour empêcher une reprise générale de la guerre. »
Peut-être au fond de lui, sans en avoir conscience, car il est
certes incapable d’une mauvaise pensée volontaire, ne
souhaitait-il pas tellement que je réussisse là où il avait échoué
naguère, avant Crécy. Il l’avouait du reste.
« Je me suis fait
rebuffer méchamment par Édouard III, et je crains qu’il ne vous
en advienne de même. C’est un homme fort déterminé, Édouard III
; on ne le contourne pas aisément. De plus, il croit que tous les
cardinaux français ont parti pris contre lui. Je vais envoyer avec
vous notre venerabilis frater Capocci. »
C’était cela son idée.
Venerabilis frater ! Chaque pape doit commettre au moins une erreur
durant son pontificat, sinon il serait le bon Dieu lui-même. Eh
bien, l’erreur de Clément VI, c’est d’avoir donné le chapeau
à Capocci.
« Et puis, m’a dit Innocent, si l’un de vous deux
venait à souffrir de quelque maladie… Notre-Seigneur vous en
garde… l’autre pourrait poursuivre la mission. »
Comme il se
sent toujours malade, notre pauvre Saint-Père, il veut que chacun le
soit aussi, et il vous ferait donner l’extrême-onction dès que
vous éternuez. M’avez-vous vu malade depuis que nous sommes en
route, Archambaud ? Mais le Capocci, lui, les cahots lui brisent les
reins ; il lui faut s’arrêter toutes les deux lieues pour pisser.
Un jour, il sue de fièvre, un autre il a un flux de ventre. Il
voulait me prendre mon médecin, maître Vigier, dont vous
reconnaîtrez qu’il n’est pas accablé de labeur, en tout cas de
mon fait. Pour moi, le bon physicien est celui qui chaque matin me
palpe, m’ausculte, me regarde l’œil et la langue, examine mes
urines, ne m’impose pas trop de privations ni ne me saigne plus
d’une fois le mois, et qui me tient en bonne santé… Et puis,
pour faire ses apprêts, le Capocci ! Il est de cette sorte de gens
qui intriguent et insistent pour être chargés de mission et qui,
dès qu’ils l’ont obtenue, ne tarissent plus d’exigences. Un
secrétaire papal, ce n’était point assez, il lui en fallait deux.
Pour quel office, on se le demande, puisque toutes les lettres pour
la Curie, avant que nous ne soyons séparés, c’est moi qui ai dû
les dicter et les corriger…
Tout cela fit que nous ne partîmes
qu’au temps du solstice, le 21 juin. Trop tard. On n’arrête
point les guerres quand les armées sont en route. On les arrête
dans la tête des rois, lorsque la décision est encore hésitante.
Je vous dis, Archambaud, un printemps perdu. La veille du départ, le
Saint-Père me reçut, seul. Peut-être se repentait-il un peu de
m’avoir infligé ce compagnon inutile. Je l’allai voir à
Villeneuve, où il réside. Car il refuse de loger dans le grand
palais qu’ont bâti ses prédécesseurs. Trop de luxe, trop de
pompe à son gré, un train d’hôtel trop nombreux. Innocent a
voulu satisfaire le sentiment public qui reprochait à la papauté de
vivre dans trop de faste.
Le sentiment public ! Quelques
écrivailleurs, pour qui le fiel est l’encre naturelle ; quelques
prêcheurs que le Diable à envoyés dans l’Église pour y mettre
la discorde. Avec ceux-ci, il suffisait d’une bonne
excommunication, bien assenée ; avec ceux-là, une prébende, ou un
bénéfice, accompagnés de quelque préséance, car c’est l’envie
souvent qui stimule leurs crachats ; ce qu’ils entendent redresser
dans le monde, c’est le trop peu de place, à leurs yeux, qu’ils
y ont. Voyez Pétrarque, dont vous m’avez entendu parler, l’autre
jour, avec Monseigneur d’Auxerre. C’est un homme de mauvais
naturel, mais de grand savoir et valeur, il faut le lui reconnaître,
et qui est fort écouté des deux côtés des Alpes. Il était ami de
Dante Alighieri qui l’amena en Avignon ; et il a été chargé de
maintes missions entre les princes. Voilà quelqu’un qui écrivait
qu’Avignon était la sentine des sentines, que tous les vices y
prospéraient, que les aventuriers y grouillaient, que l’on y
venait acheter les cardinaux, que le pape y tenait boutique de
diocèses et d’abbayes, que les prélats y avaient des maîtresses
et leurs maîtresses des maquereaux… Enfin, la nouvelle Babylone.
Sur moi-même, il répandait de fort méchantes choses. Comme il
était personne à considérer, je l’ai vu, je l’ai écouté, ce
qui lui a donné de la satisfaction, j’ai arrangé quelques-unes de
ses affaires… on disait qu’il s’adonnait aux arts noirs, magie
et autres choses… je lui ai fait rendre quelques bénéfices dont
on l’avait privé ; j’ai correspondu avec lui en lui demandant de
me copier dans chacune de ses lettres quelques vers ou sentences des
grands poètes anciens, qu’il possède à merveille, pour orner mes
sermons, car moi, je ne m’abuse point là-dessus, j’ai un style
de légiste ; un moment même je l’ai proposé pour un office de
secrétaire papal, et il n’a tenu qu’à lui que la chose aboutît.
Eh bien, il dit beaucoup moins de mal de la cour d’Avignon, et de
moi, il écrit merveilles. Je suis un astre dans le ciel de l’Église,
un pouvoir derrière le trône papal ; j’égale ou surpasse en
savoir aucun juriste de ce temps ; j’ai été béni par la nature
et raffiné par l’étude ; et l’on peut reconnaître en moi cette
capacité d’embrasser toute chose de l’univers que Jules César
attribuait à Pline l’Ancien. Oui, mon neveu ; rien moins que cela
! Et je n’ai nullement réduit mon appareil de maison ni mon
nombreux domestique qui naguère provoquaient sa diatribe…
Il est
reparti pour l’Italie, mon ami Pétrarque. Quelque chose en lui
fait qu’il ne peut se fixer nulle part, comme son ami Dante, sur
lequel il s’est beaucoup modelé. Il s’est inventé un amour sans
mesure pour une dame qui ne fut jamais sa maîtresse, et qui est
morte. Avec cela, il a sa raison de sublime… Je l’aime bien, ce
méchant homme. Il me manque. S’il était demeuré en Avignon, sans
doute serait-il assis à votre place, en ce moment, car je l’aurais
pris dans mon bagage… Mais suivre le prétendu sentiment public,
comme notre bon Innocent ? C’est montrer faiblesse, donner
puissance à la critique, et s’aliéner beaucoup des gens qui vous
soutenaient, sans rallier aucun mécontent.
Donc, pour donner image
d’humilité, notre Saint-Père s’est allé loger dans son petit
palais cardinalice à Villeneuve, de l’autre côté du Rhône.
Mais, même avec un train réduit, l’établissement s’est montré
vraiment trop petit. Alors, il a fallu l’agrandir pour abriter les
gens indispensables. La secrétairerie fonctionne mal faute de place
; les clercs changent sans cesse de chambre, au fur et à mesure des
travaux. Les bulles s’écrivent dans la poussière. Et comme
beaucoup d’offices sont demeurés en Avignon, il faut sans cesse
traverser le fleuve, en affrontant le grand vent qui souffle souvent
là-bas, et qui l’hiver vous gèle jusqu’à l’os. Toutes les
affaires prennent retard… En outre, comme il a été élu de
préférence à Jean Birel, le général des chartreux, qui jouissait
d’une réputation de sainteté parfaite… je me demande, après
tout, si j’ai eu raison de l’écarter ; il n’aurait pas été
plus malencontreux… notre Saint-Père a fait vœu de fonder une
chartreuse. On la bâtit en ce moment entre le logis pontifical et un
nouvel appareil de défense, le fort Saint-André, que l’on est en
train justement d’édifier. Mais là ce sont les officiers du roi
qui ordonnancent les travaux. Si bien que la chrétienté pour
l’heure est commandée au milieu d’un chantier.
Le Saint-Père me
reçut dans sa chapelle, d’où il ne sort guère, une petite abside
à cinq pans, attenante à la grande chambre d’audience… parce
qu’il a besoin tout de même d’une salle d’audience ; il s’en
est avisé… et qu’il a fait orner par un imagier venu de Viterbe,
Matteo Giova quelque chose, Giovanotto, Giovanelli, Giovannetti…
c’est bleu, c’est pâle ; cela conviendrait à un couvent de
nonnes ; moi, je n’aime guère ; pas assez de rouge, pas assez
d’or. Les couleurs vives ne coûtent pas plus cher que les autres…
Et le bruit, mon neveu ! Il paraît que c’est le séjour le plus
calme de tout le palais, et que c’est pourquoi le Saint-Père s’y
retire ! Les scies grincent dans la pierre, les marteaux cliquettent
contre les burins, les palans crissent, les charrois roulent, les
madriers rebondissent, les ouvriers se hèlent et se querellent…
Traiter de graves sujets dans ce vacarme, c’est le purgatoire. Je
comprends qu’il souffre de la tête, le Saint-Père !
« Vous
voyez, mon vénérable frère, me dit-il, je dépense beaucoup
d’argent et me cause beaucoup de tracas pour construire autour de
moi les apparences de la pauvreté. Et puis, il me faut tout de même
entretenir le grand palais d’en face. Je ne peux pas le laisser
crouler… »
Il me touche le cœur, le pape Aubert, quand il se
moque de lui-même, tristement, et semble reconnaître ses erreurs,
pour me faire plaisir. Il était assis sur un piètre faudesteuil
dont je n’aurais pas voulu pour siège dans mon premier évêché ;
comme à l’accoutumée, il s’est tenu penché tout le long de
l’entretien. Un grand nez busqué, dans le prolongement du front,
de grandes narines, de grands sourcils levés très haut, de grandes
oreilles dont le lobe sort du bonnet blanc, les coins de la bouche
abaissés dans la barbe frisée. Il est de corps puissamment
charpenté, et l’on s’étonne qu’il ait une santé si fragile.
Un sculpteur sur pierre travaille à fixer son image, pour son
gisant. Parce qu’il ne veut pas de statue debout : ostentation…
Mais il accepte, tout de même, d’avoir un tombeau. Il était dans
un jour à se complaindre. Il continua :
« Chaque pape, mon frère,
doit vivre, à sa manière, la passion de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. La mienne est dans l’échec de toutes mes
entreprises. Depuis que la volonté de Dieu m’a hissé au sommet de
l’Église, je me sens les mains clouées. Qu’ai-je accompli,
qu’ai-je réussi durant ces trois années et demie ? »
La volonté
de Dieu, certes, certes ; mais reconnaissons qu’elle a choisi de
s’exprimer un peu à travers ma modeste personne. Ce qui me permet
quelque liberté avec le Saint-Père. Mais il est des choses, malgré
tout, que je ne peux pas lui dire. Je ne puis lui dire, par exemple,
que les hommes qui se trouvent investis d’une autorité suprême ne
doivent pas chercher à trop modifier le monde pour justifier leur
élévation. Il y a chez les grands humbles une forme sournoise
d’orgueil qui est souvent la cause de leurs échecs.
Les projets du
pape Innocent, ses hautes entreprises, je les connais bien. Il y en a
trois, qui se commandent l’une l’autre. La plus ambitieuse :
réunir les Églises latine et grecque, sous l’autorité de la
catholique, bien sûr ; ressouder l’Orient et l’Occident,
rétablir l’unité du monde chrétien. C’est le rêve de tout
pape depuis mille ans. Et j’avais, avec Clément VI, fort avancé
les choses, plus loin qu’elles ne le furent jamais, et, en tout
cas, qu’elles ne le sont à présent. Innocent a repris le projet à
son compte et comme si l’idée lui était venue, toute neuve, par
Visitation du Saint-Esprit. Ne disputons point. Pour y parvenir,
seconde entreprise, et préalable à la première : réinstaller la
papauté à Rome, parce que l’autorité du pape sur les chrétiens
d’Orient ne saurait être acceptée que si elle s’exprime du haut
du trône de saint Pierre. Constantinople, présentement en
défaillance, pourrait sans perdre l’honneur s’incliner devant
Rome, non devant Avignon.
Là-dessus, vous le savez, je diffère tout
à fait d’opinion. Le raisonnement serait juste à condition que le
pape lui-même ne s’expose pas à être plus faible encore à Rome
qu’il ne l’est en Provence… Or, pour rentrer à Rome, il
fallait d’abord, troisième dessein, se réconcilier avec
l’Empereur. Ce qui fut entrepris, par priorité. Voyons donc où
nous en sommes de ces beaux projets… On s’est hâté, contre mon
conseil, de couronner l’empereur Charles, élu depuis huit ans, et
sur lequel nous avions barre tant que nous lui tenions haute la
dragée de son sacre. À présent, nous ne pouvons plus rien sur lui.
Il nous a remerciés par sa Bulle d’Or, que nous avons dû gober,
perdant notre autorité non seulement sur l’élection à l’Empire,
mais encore sur les finances de l’Église dans l’Empire. Ce n’est
pas une réconciliation, c’est une capitulation. Moyennant quoi,
l’Empereur nous a généreusement laissé les mains libres en
Italie, c’est-à-dire nous a fait la grâce de nous permettre de
les poser dans un nid de frelons. En Italie, le Saint-Père a envoyé
le cardinal Alvarez d’Albornoz, qui est plus capitaine que
cardinal, pour préparer le retour à Rome. Albornoz a commencé par
se cheviller à Cola di Rienzi, qui domina Rome un moment.
Né dans
une taverne du Trastevere, ce Rienzi était un de ces hommes du
peuple à visage de César comme il en surgit de temps en temps
là-bas, et qui captivent les Romains en leur rappelant que leurs
aïeux ont commandé à tout l’univers. D’ailleurs, il se donnait
pour fils d’empereur, s’étant découvert bâtard d’Henri VII
de Luxembourg, mais il resta seul de cet avis. Il avait choisi le
titre de tribun, il portait toge de pourpre, et siégeait au
Capitole, sur les ruines du temple de Jupiter. Mon ami Pétrarque le
saluait comme le restaurateur des antiques grandeurs de l’Italie.
Ce pouvait être un pion sur notre damier, mais à avancer avec
discernement, et non pas en misant tout notre jeu dessus. Il fut
assassiné voici deux ans par les Colonna, parce qu’Albornoz
tardait à lui envoyer secours. Maintenant tout est à reprendre ; et
l’on n’a jamais été aussi loin de rentrer à Rome, où
l’anarchie est pire que par le passé. Rome, il faut en rêver
toujours, et n’y retourner jamais.
Quant à Constantinople… Oh !
nous sommes très avancés en paroles. L’empereur Paléologue est
prêt à nous reconnaître ; il en a pris l’engagement solennel ;
il viendrait jusqu’à s’agenouiller devant nous, s’il pouvait
seulement sortir de son étroit empire. Il ne met qu’une seule
condition : qu’on lui envoie une armée pour se délivrer de ses
ennemis. Au point qu’il se trouve, il accepterait de reconnaître
un curé de campagne, contre cinq cents chevaliers et mille hommes de
pied… Ah ! vous aussi, vous vous en étonnez ! Si l’unité des
chrétiens, si la réunion des Églises ne tient qu’à cela, ne
peut-on expédier vers la mer grecque cette petite armée ? Eh bien,
non, mon bon Archambaud, on ne le peut point. Parce que nous n’avons
pas de quoi l’équiper et l’aligner en solde. Parce que notre
belle politique a produit ses effets ; parce que, pour désarmer nos
détracteurs, nous avons résolu de nous réformer et de revenir à
la pureté de l’Église des origines… Quelles origines ? Bien
audacieux celui qui affirme qu’il les connaît vraiment ! Quelle
pureté ! Dès qu’il y eut douze apôtres, il s’y trouva un
traître ! Et de commencer à supprimer les commendes et bénéfices
qui ne s’accompagnent point de la cure des âmes… « Les brebis
doivent être gardées par un pasteur, non par un mercenaire »… et
d’ordonner que soient éloignés des divins mystères ceux qui
amassent richesses… « Faisons-nous semblables aux pauvres »… et
d’interdire tous tributs qui proviendraient des prostituées et des
jeux de dés… mais oui, nous sommes descendus dans de tels détails…
ah ! c’est que les jeux de dés poussent à proférer des
blasphèmes ; point d’argent impur ; ne nous engraissons pas du
péché, lequel, devenant meilleur marché, ne fait que croître et
s’étaler.
Le résultat de toutes ces réformations c’est que les
caisses sont vides, car l’argent pur ne coule qu’en très minces
ruisseaux ; les mécontents ont décuplé, et il y a toujours des
illuminés pour prêcher que le pape est hérétique. Ah ! s’il est
vrai que l’enfer est pavé de bonnes intentions, le cher Saint-Père
en aura dallé un bon bout de chemin !
« Mon vénérable frère,
ouvrez-moi toute votre pensée ; ne me cachez rien, même si ce sont
reproches que vous avez à formuler à mon endroit. »
Puis-je lui
dire que s’il lisait un peu plus attentivement ce que le Créateur
écrit pour nous dans le ciel, il verrait alors que les astres
forment de mauvaises conjonctions et de tristes quadrats sur presque
tous les trônes, y compris le sien, sur lequel il n’est assis que,
tout précisément, parce que la configuration est néfaste, car si
elle était bonne ce serait sans doute moi qui m’y trouverais ?
Puis-je lui dire que lorsqu’on est en si piètre position sidérale,
ce n’est point le temps d’entreprendre de renouveler la maison de
fond en comble, mais seulement de la soutenir du mieux qu’on peut,
telle qu’elle nous a été léguée, et qu’il ne suffit pas
d’arriver du village de Pompadour en Limousin, avec des simplicités
de paysan, pour être entendu des rois et réparer les injustices du
monde ? Le malheur du temps veut que les plus grands trônes ne sont
point occupés par des hommes aussi grands que leur charge. Ah ! les
successeurs n’auront pas la tâche facile ! Il me dit encore, en
cette veille de départ :
« Serais-je donc le pape qui aurait pu
faire l’unité des chrétiens et qui l’aura manquée ? J’apprends
que le roi d’Angleterre assemble à Southampton cinquante bâtiments
pour passer près de quatre cents chevaliers et archers et plus de
mille chevaux sur le continent. »
Je pense bien qu’il avait appris
; c’était moi qui lui avais fait donner la nouvelle.
« C’est la
moitié de ce qu’il me faudrait pour satisfaire l’empereur
Paléologue. Ne pourriez-vous avec l’aide de notre frère le
cardinal Capocci, dont je sais bien qu’il n’a pas tous vos
mérites et que je ne parviens pas à aimer autant que je vous aime…
»
Farine, farine, pour m’endormir…
« mais qui n’est pas sans
crédit auprès du roi Édouard, ne pourriez-vous convaincre
celui-ci, au lieu d’employer cette expédition contre la France…
Oui, je vois bien ce que vous pensez… Le roi Jean, lui aussi, a
convoqué son ost ; mais il est accessible aux sentiments d’honneur
chevaleresque et chrétien. Vous avez du pouvoir sur lui. Si les deux
rois renonçaient à se combattre pour dépêcher ensemble partie de
leurs forces vers Constantinople afin qu’elle puisse rallier le
giron de la seule Église, quelle gloire n’en retireraient-ils pas
? Tentez de leur représenter cela, mon vénérable frère ;
montrez-leur qu’au lieu d’ensanglanter leurs royaumes, et
d’amasser les souffrances sur leurs peuples chrétiens, ils se
rendraient dignes des preux et des saints… »
Je répondis :
«
Très Saint-Père, la chose que vous souhaitez sera la plus aisée du
monde, aussitôt que deux conditions auront été remplies : pour le
roi Édouard, qu’il ait été reconnu roi de France et sacré à
Reims ; pour le roi Jean, que le roi Édouard ait renoncé à ses
prétentions et qu’il lui ait rendu l’hommage. Ces deux choses
accomplies, je ne vois plus d’obstacles…
– Vous vous moquez de
moi, mon frère ; vous n’avez pas la foi.
– J’ai la foi, Très
Saint-Père, mais je ne me sens pas capable de faire briller le
soleil la nuit. Cela dit, je crois de toute ma foi que si Dieu veut
un miracle, il pourra l’accomplir sans nous. »
Nous restâmes un
moment sans parler, parce qu’on déversait un chariot de moellons
dans une cour voisine et qu’une équipe de charpentiers s’était
prise de bec avec les rouliers. Le pape abaissait son grand nez, ses
grandes narines, sa grande barbe. Enfin, il me dit :
« Au moins,
obtenez d’eux qu’ils signent une nouvelle trêve. Dites-leur bien
que je leur interdis de reprendre les hostilités entre eux. Si aucun
prélat ou clerc s’oppose à vos efforts de paix, vous le privez de
tous ses bénéfices ecclésiastiques. Et rappelez-vous que si les
deux rois persistent à se faire la guerre, vous pouvez aller jusqu’à
l’excommunication ; cela est écrit dans vos instructions.
L’excommunication et l’interdit. »
Après ce rappel de mes
pouvoirs, j’avais bien besoin de la bénédiction qu’il me donna.
Car vous me voyez, Archambaud, dans l’état où est l’Europe,
excommunier les rois de France et d’Angleterre ? Édouard aurait
aussitôt libéré son Église de toute obédience au Saint-Siège,
et Jean aurait envoyé son connétable assiéger Avignon. Et
Innocent, qu’aurait-il fait, à votre avis ? Je vais vous le dire.
Il m’aurait désavoué, et levé les excommunications. Tout cela,
ce n’étaient que paroles. Le lendemain donc, nous partîmes. Trois
jours plus tôt, le 18 juin, les troupes du duc de Lancastre avaient
débarqué à La Hague.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 4ème partie ‘’L’été
des désastres’’ ch 1 ‘’La chevauchée normande’’
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