V
LE
PRINCE D’AQUITAINE
Ah
! vous me retrouvez bien courroucé, Archambaud, pour ce bout de
route qui va nous mener jusqu’à Sainte-Menehould. Il est dit que
je ne m’arrêterai point dans une grande ville sans y trouver
quelque nouvelle qui me fasse bouillir le sang. À Troyes, c’était
la lettre du pape. À Châlons, ce fut le courrier de Paris. Qu’ai-je
appris ? Que le Dauphin, près d’une quinzaine avant de se mettre
en route, a signé un mandement pour altérer une fois encore le
cours des monnaies, dans le sens de l’affaiblissement, bien sûr.
Mais par crainte que la chose ne soit mal accueillie… ça, il n’y
avait pas besoin d’être grand devin pour le prévoir… il en a
repoussé la promulgation jusqu’après son départ, quand il serait
assez loin, à cinq jours de chemin, et c’est seulement le 10 de ce
mois que l’ordonnance a été publiée. En somme, il a craint
d’affronter ses bourgeois, et s’est forlongé comme un cerf.
Vraiment, la fuite est trop souvent sa ressource !
Je ne sais qui lui
a inspiré cette peu honorable ruse, si c’est Braque ou Bucy ; mais
les fruits en ont vite mûri. Le prévôt Marcel et les plus gros
marchands s’en sont allés tout en colère chanter matines au duc
d’Anjou, que le Dauphin a installé au Louvre en sa place ; et le
second fils du roi, qui n’a que dix-huit ans et pas beaucoup de
jugeote, s’est laissé arracher, pour éviter l’émeute dont on
le menaçait, de suspendre l’ordonnance jusqu’au retour du
Dauphin. Ou il ne fallait pas prendre la mesure, ce pour quoi
j’aurais penché, car elle n’est une fois de plus qu’un mauvais
expédient, ou il fallait la prendre et l’imposer tout
immédiatement. Il arrive bien renforcé devant son oncle l’Empereur,
notre Dauphin Charles, avec une capitale où le conseil de ville
refuse d’obéir aux ordonnances royales !
Qui donc, aujourd’hui,
commande au royaume de France ? On est en droit de se le demander. La
chose, ne nous y trompons pas, aura des suites graves. Car voilà le
Marcel devenu sûr de lui, sachant qu’il a fait ployer la volonté
de la couronne, et soutenu forcément par la populace des bourgeois,
puisqu’il défend leur bourse. Le Dauphin avait bien joué ses
États généraux, les laissant désemparés par son départ ; avec
ce coup-là, il perd tout son avantage. Avouez que c’est décevant,
vraiment, de se donner tant de soins et de courir les routes, comme
je le fais depuis une demi-année, pour tenter d’améliorer le sort
de princes si obstinés à se nuire à eux-mêmes ! Adieu, Châlons…
Oh non, oh non ! Je ne veux point me mêler de la désignation d’un
nouvel évêque. Le comte-évêque de Châlons est l’un des six
pairs ecclésiastiques. C’est l’affaire du roi Jean, ou du
Dauphin. Qu’ils la règlent directement avec le Saint-Père… ou
bien qu’ils en donnent la fatigue à Niccola Capocci ; il
s’emploiera à quelque chose, pour une fois…
Il ne faut tout de
même pas trop accabler le Dauphin ; il n’a point tâche facile. Le
grand fautif, c’est le roi Jean ; et jamais le fils ne pourra
commettre autant d’erreurs que le père en a additionné. Pour me
désencolérer, ou peut-être m’encolérer davantage…
Dieu me
pardonne de pécher… je vais vous conter son équipée, au roi
Jean. Et vous allez voir comment un roi perd la France ! À Chartres,
ainsi que je vous le disais, il s’était repris. Il avait cessé de
parler chevalerie quand il eût fallu parler finances, de s’occuper
de finances quand il eût dû s’occuper de la guerre, et de se
soucier de vétilles quand se jouait le sort du royaume. Pour une
fois, il semblait sorti de sa confusion intérieure et de sa funeste
inclination au contretemps ; pour une fois, il paraissait coïncider
avec l’heure. Il avait adopté de vraies dispositions de campagne.
Et comme l’humeur du chef est chose contagieuse, ces dispositions
furent mises en œuvre avec exactitude et rapidité.
D’abord,
interdire aux Anglais le franchissement de la Loire. De forts
détachements, commandés par des capitaines auxquels ces pays
étaient familiers, furent envoyés pour tenir tous les ponts et
passages entre Orléans et Angers. Ordre aux chefs d’avoir toujours
lien avec leurs voisins, et d’envoyer fréquemment messagers à
l’armée du roi.
Empêcher à tout prix la chevauchée du prince de
Galles, qui vient de Sologne, et celle du duc de Lancastre, qui
arrive de Bretagne, de se joindre. On les battra séparément. Et
d’abord, le prince de Galles. L’armée, divisée en quatre
colonnes pour en faciliter l’écoulement, franchira le fleuve par
les ponts de Meung, de Blois, d’Amboise et de Tours. Éviter les
engagements, quelles que soient les occasions qui s’en puissent
offrir, avant que tous les corps de bataille ne soient rassemblés
outre-Loire. Pas de prouesses individuelles, si tentantes qu’elles
puissent paraître. La prouesse, ce sera d’écraser l’Anglais
tous ensemble, et de purger le royaume de France de la misère et de
la honte qu’il subit depuis de trop longues années.
Telles étaient
les instructions que le connétable duc d’Athènes donna aux chefs
de bannières réunis avant le départ.
« Allez, messires, et que
chacun soit à son devoir. Le roi a les yeux sur vous. »
Le ciel
était encombré de gros nuages noirs qui crevèrent soudain,
traversés d’éclairs. Toutes ces journées, le Vendômois et la
Touraine furent battus de pluies d’orage, brèves mais drues, qui
trempaient les cottes d’armes et les harnachements, traversaient
les chemises de mailles, alourdissaient les cuirs. On eût dit que la
foudre était attirée par tout cet acier qui défilait ; trois
hommes d’armes, qui s’étaient abrités sous un grand arbre, en
furent frappés. Mais l’armée, dans l’ensemble, supportait bien
les intempéries, souvent encouragée par un peuple en clameur. Car
bourgeois des petites villes et manants des campagnes s’inquiétaient
fort de l’avance du prince d’Aquitaine dont on disait choses
effrayantes. Ce long défilé d’armures qui se hâtaient, quatre de
front, les rassurait dès qu’ils comprenaient que les combats ne se
livreraient pas dans leurs parages.
« Vive notre bon roi ! Rossez
bien ses ennemis ! Dieu vous protège, vaillants seigneurs ! »
Ce
qui voulait dire :
« Dieu nous garde, grâce à vous… dont
beaucoup vont tomber raides quelque part… de voir nos maisons et
nos pauvres hardes brûlées, nos troupeaux dispersés, nos récoltes
perdues, nos filles malmenées. Dieu nous garde de la guerre que vous
allez faire ailleurs. »
Et ils n’étaient pas chiches de leur vin
qui est frais et doré. Ils le tendaient aux chevaliers qui le
buvaient, cruche levée, sans arrêter leur monture. J’ai vu tout
cela, car j’avais pris résolution de suivre le roi et d’aller
comme lui à Blois. Il se hâtait à la guerre mais, moi, j’avais
mission de faire la paix. Je m’obstinais.
J’avais mon plan, moi
aussi. Et ma litière avançait, derrière le gros de l’armée,
mais suivie de détachements qui avaient manqué de rejoindre à
temps le camp de Chartres. Il en arriverait pendant plusieurs jours
encore, tels les comtes de Joigny, d’Auxerre et de Châtillon,
trois fiers compères qui s’en allaient sans se presser, suivis de
toutes les lances de leurs comtés, et prenaient la guerre par son
côté joyeux.
« Bonnes gens, avez-vous vu passer l’armée du roi
?
– L’armée ? On l’a vue passer le jour d’avant-hier, qu’il
y en avait, qu’il y en avait ! Cela a duré plus d’une couple
d’heures. Et d’autres encore ont passé ce matin. Si vous trouvez
l’Anglais, ne lui faites point quartier.
– Pour sûr, bonnes
gens, pour sûr… et si nous prenons le prince Édouard, nous nous
rappellerons de vous en envoyer un morceau. »
Et le prince Édouard,
pendant ce temps, allez-vous me demander… Le prince avait été
retardé devant Romorantin. Moins longtemps que ne l’escomptait le
roi Jean, mais assez toutefois pour lui laisser développer sa
manœuvre. Cinq journées, car les sires de Boucicaut, de Craon et de
Caumont s’étaient furieusement défendus. Dans la journée du 31
août, l’assaut leur fut donné trois fois, qu’ils repoussèrent.
Et ce fut seulement le 3 septembre que la place tomba. Le prince la
fit incendier, comme à l’accoutumée ; mais le lendemain, qui
était un dimanche, il lui fallut laisser reposer sa troupe. Les
archers, qui avaient perdu nombre des leurs, étaient fatigués.
C’était la première rencontre un peu sérieuse depuis le début
de la campagne. Et le prince, moins souriant qu’à son ordinaire,
ayant appris par ses espies… car il avait toujours des
intelligences très en avant… que le roi de France avec tout son
ost se dispose à descendre sur lui, le prince se demande s’il n’a
pas eu tort de s’obstiner contre la forteresse, et s’il n’aurait
pas mieux fait de laisser les trois cents lances de Boucicaut
enfermées dans Romorantin.
Il ne connaît pas exactement le nombre
de l’armée du roi Jean ; mais il la sait plus forte que la sienne,
et de beaucoup, cette armée qui va chercher passage sur quatre ponts
à la fois… S’il ne veut pas souffrir d’une disparité trop
écrasante, il lui faut à tout prix opérer sa jonction avec le duc
de Lancastre. Finie la chevauchée plaisante, fini de s’amuser des
vilains fuyant dans les bois et des toits de monastères qui
flambent. Messires de Chandos et de Grailly, ses meilleurs
capitaines, ne sont pas moins inquiets, et même ce sont eux, vieux
routiers rompus à la fortune des guerres, qui l’invitent à la
hâte. Il descend la vallée du Cher, traversant Saint-Aignan,
Thésée, Montrichard sans s’arrêter à trop les piller, sans même
regarder la belle rivière aux eaux tranquilles, ni ses îles
plantées de peupliers que le soleil traverse, ni les coteaux crayeux
où mûrissent, sous la chaleur, les prochaines vendanges. Il tend
vers l’ouest, vers le secours et le renfort. Le 7 septembre, il
atteint Montlouis pour apprendre qu’un gros corps de bataille, que
commandent le comte de Poitiers, troisième fils du roi, et le
maréchal de Clermont, est à Tours.
Alors, il balance. Quatre jours
il attend, sur les hauteurs de Montlouis, que Lancastre arrive, ayant
passé le fleuve ; le miracle, en somme. Et si le miracle ne se
produit pas, en tout cas sa position est bonne. Quatre jours il
attend que les Français, qui savent le lieu où il est, lui livrent
bataille. Contre le corps Poitiers-Clermont, le prince de Galles pense
qu’il peut tenir et même l’emporter. Il a choisi son emplacement
de combat, sur un terrain coupé par d’épais buissons d’épines.
Il occupe ses archers à terrasser leurs retranchements. Lui-même,
ses maréchaux et ses écuyers campent dans des maisonnettes
avoisinantes.
Quatre jours, dès l’aurore, il scrute l’horizon,
du côté de Tours. Le matin dépose dans l’immense vallée des
brumes dorées ; le fleuve, grossi par les récentes pluies, roule de
l’ocre entre ses berges vertes. Les archers continuent à façonner
des talus. Quatre nuits, regardant le ciel, le prince s’interroge
sur ce que l’aube suivante lui réserve. Les nuits furent très
belles dans ce moment-là, et Jupiter y brillait bien, plus gros que
tous les autres astres.
« Que vont faire les Français ? se
demandait le prince. Que vont-ils faire ? »
Or, les Français,
respectant pour une fois l’ordre qui leur avait été donné,
n’attaquent point. Le 10 de septembre, le roi Jean est à Blois
avec son corps de bataille bien rassemblé. Le 11, il se meut vers la
jolie cité d’Amboise, autant dire à toucher Montlouis. Adieu
renforts, adieu Lancastre ; il faut au prince de Galles retraiter sur
l’Aquitaine, au plus rapide, s’il veut éviter que, entre Tours
et Amboise, la nasse ne se referme ; à deux corps de bataille, il ne
peut opposer front.
Le même jour, il déloge de Montlouis pour aller
dormir à Montbazon. Et là, au matin du 12, que voit-il arriver ?
Deux cents lances, précédées d’une bannière jaune et blanche,
et au milieu des lances une grande litière rouge d’où sort un
cardinal… J’ai accoutumé mes sergents et valets, vous l’avez
vu, à mettre genou en terre quand je descends. Cela fait toujours
impression sur ceux chez qui je parviens. Beaucoup aussitôt
s’agenouillent de même, et se signent. Mon apparition mit de
l’émotion, je vous le donne à croire, dans le camp anglais.
J’avais la veille quitté le roi Jean à Amboise. Je savais qu’il
n’attaquerait pas encore, mais que le moment ne pouvait plus être
éloigné. Alors, à moi d’engager mon affaire. J’étais passé
par Bléré, où j’avais pris peu de sommeil. Flanqué des armures
de mon neveu de Durazzo et de messire de Hérédia, et suivi des
robes de mes prélats et clercs, j’allai au Prince et lui demandai
de s’entretenir avec moi, seul à seul.
Il me parut pressé, me
disant qu’il levait le camp dans l’heure. Je lui assurai qu’il
avait un moment, et que mon propos, qui était celui de notre
Saint-Père le pape, méritait qu’il l’entendît. De savoir,
comme je m’en portais certain, qu’il ne serait pas attaqué ce
jour lui donna certainement du répit ; mais tout le temps que nous
parlâmes, bien qu’il voulût se montrer sûr de soi, il continua
de marquer de la hâte, ce que je trouvai bon. Il a de la hauteur
dans le naturel, ce prince, et comme j’en ai aussi, cela ne pouvait
pas nous faire le début facile. Mais moi, j’ai l’âge, qui me
sert… Bel homme, belle taille…
En effet, en effet, il est vrai,
mon neveu, que je ne vous ai point encore décrit le prince de Galles
!… Vingt-six ans. C’est l’âge d’ailleurs de toute la
nouvelle génération qui devient maîtresse des affaires. Le roi de
Navarre a vingt-cinq ans, et Phœbus de même ; seul le Dauphin est
plus jeune… Galles a un sourire avenant qu’aucune dent gâtée ne
dépare encore. Pour le bas du visage et pour la carnation, il tient
du côté de sa mère, la reine Philippa. Il en a les manières
enjouées, et il grossira comme elle. Pour le haut du visage, il
tirerait plutôt vers son arrière grand-père, Philippe le Bel. Un
front lisse, des yeux bleus, écartés et grands, d’une froideur de
fer. Il vous regarde fixement, d’une façon qui dément l’aménité
du sourire. Les deux parties de cette figure, d’expressions si
différentes, sont séparées par de belles moustaches blondes, à la
saxonne, qui lui encadrent la lèvre et le menton… Le fond de sa
nature est d’un dominateur. Il ne voit le monde que du haut d’un
cheval. Vous connaissez ses titres ? Édouard de Woodstock, prince de
Galles, prince d’Aquitaine, duc de Cornouailles, comte de Chester,
seigneur de Biscaye… Le pape et les rois couronnés sont les seuls
hommes qu’il ait à regarder pour supérieurs. Toutes les autres
créatures, à ses yeux, n’ont que des degrés dans l’infériorité.
Il a le don de commander, c’est certain, et le mépris du risque.
Il est endurant ; il garde tête claire dans le danger. Il est
fastueux dans le succès et couvre de dons ses amis.
Il a déjà un
surnom, le Prince Noir, qu’il doit à l’armure d’acier bruni
qu’il affectionne et qui le rend très remarquable, surtout avec
les trois plumes blanches de son heaume, parmi les chemises de
mailles toutes brillantes et les cottes d’armes multicolores des
chevaliers qui l’entourent. Il a commencé de bonne heure dans la
gloire. À Crécy, il avait donc seize ans, son père lui confia
toute une bataille à commander, celle des archers gallois, en
l’entourant, bien sûr, de capitaines éprouvés qui avaient à le
conseiller et même à le diriger. Or, cette bataille fut si durement
attaquée par les chevaliers français qu’un moment, jugeant le
prince en péril, ceux-là qui avaient charge de le seconder
dépêchèrent vers le roi pour lui demander de se porter au secours
de son fils. Le roi Édouard III, qui observait le combat depuis la
butte d’un moulin, répondit au messager :
« Mon fils est-il mort,
atterré ou si blessé qu’il ne se puisse aider luimême ? Non ?…
Alors, retournez vers lui, ou vers ceux qui vous ont envoyé, et
dites-leur qu’ils ne viennent me requérir, quelque aventure qu’il
lui advienne, tant qu’il sera en vie. J’ordonne qu’ils laissent
à l’enfant gagner ses éperons ; car je veux, si Dieu l’a
ordonné, que la journée soit sienne et que l’honneur lui en
demeure. »
Voilà le jeune homme donc devant lequel je me trouvais,
pour la première fois. Je lui dis que le roi de France…
« Devant
moi, il n’est pas le roi de France », fit le prince.
– Devant la
Sainte Église, il est le roi oint et couronné », lui renvoyai-je ;
vous jugez du ton… que le roi de France donc venait à lui avec son
ost qui comptait près de trente mille hommes.
Je forçais un peu, à
dessein ; et pour être cru, j’ajoutais :
« D’autres vous
parleraient de soixante mille. Moi, je vous dis le vrai. C’est que
je n’inclus pas la piétaille qui est demeurée en arrière. »
J’évitai de lui dire qu’elle avait été renvoyée ; j’eus le
sentiment qu’il le savait déjà. Mais n’importe ; soixante ou
trente, ou même vingt-cinq mille, chiffre qui s’approchait plus du
vrai : le prince n’avait que six mille hommes avec lui, tous
archers et coutiliers compris. Je lui représentai que, dès lors, ce
n’était plus question de vaillance, mais de nombre.
Il me dit
qu’il allait être rejoint d’un moment à l’autre par l’armée
de Lancastre. Je lui répondis que je le lui souhaitais de tout mon
cœur, pour son salut. Il vit qu’à jouer l’assurance, il ne
serait pas mon maître, et, après avoir marqué un court silence, il
me dit tout à trac qu’il me savait plus favorable au roi Jean… à
présent, il lui rendait son titre de roi… que je ne l’étais à
son père.
« Je ne suis favorable qu’à la paix entre les deux
royaumes, lui répondis-je, et c’est elle que je viens vous
proposer. »
Alors il commença avec beaucoup de grandeur à me
représenter que l’an précédent il avait traversé tout le
Languedoc et mené ses chevaliers jusqu’à la mer latine sans que
le roi s’y pût opposer ; que cette saison même, il venait de
faire chevauchée de la Guyenne jusqu’à la Loire ; que la Bretagne
était quasiment sous la loi anglaise ; que bonne part de la
Normandie, amenée par Monseigneur Philippe de Navarre, était tout
près d’y passer ; que moult seigneurs d’Angoumois, du Poitou, de
Saintonge, et même du Limousin lui étaient ralliés… il eut le
bon goût de ne point mentionner le Périgord… et en même temps,
il regardait la hauteur du soleil par la fenêtre… pour enfin me
lâcher :
« Après tant de succès pour nos armes, et toutes les
emprises que nous avons, de droit et de fait, dans le royaume de
France, quelles seraient les offres que nous ferait le roi Jean pour
la paix ? »
Ah ! si le roi avait bien voulu m’entendre à
Breteuil, à Chartres… Que pouvais-je répondre, qu’avais-je dans
les mains ? Je dis au prince que je ne lui apportais aucune offre du
roi de France car ce dernier, fort comme il l’était, ne pouvait
songer à la paix avant d’emporter la victoire qu’il escomptait ;
mais que je lui portais le commandement du pape, qui voulait qu’on
cessât d’ensanglanter les royaumes d’Occident, et qui priait
impérieusement les rois, insistai-je, de s’accorder afin de se
porter au secours de nos frères de Constantinople. Et je lui
demandai à quelles conditions l’Angleterre…
Il regardait
toujours monter le soleil, et rompit l’entretien en disant :
« Il
revient au roi mon père, non à moi, de décider de la paix. Je n’ai
point d’ordre de lui qui m’autorise à traiter. »
Puis il
souhaita que je voulusse bien l’excuser s’il me précédait sur
la route. Il n’avait en tête que de mettre distance avec l’armée
poursuivante.
« Laissez-moi vous bénir, Monseigneur, lui dis-je. Et
je resterai proche, s’il vous advenait d’avoir besoin de moi. »
Vous me direz, mon neveu, que j’emportais petite pêche dans mon
filet, en m’en repartant de Montbazon derrière l’armée
anglaise. Mais je n’étais point aussi mécontent que vous le
pourriez croire. La situation étant ce que je la voyais, j’avais
ferré le poisson et lui laissais du fil. Cela dépendait des remous
de la rivière. Il me fallait seulement ne pas m’éloigner du bord.
Le prince avait piqué vers le sud, vers Châtellerault. Les chemins
de la Touraine et du Poitou, ces journées-là, virent passer
d’étonnants cortèges. D’abord, l’armée du prince de Galles,
compacte, rapide, six mille hommes, toujours en bon ordre, mais tout
de même un peu essoufflés et qui ne musent plus à brûler les
granges. C’est plutôt la terre qui semble brûler les sabots de
leurs montures. À un jour de marche, lancée à leur poursuite,
l’armée formidable du roi Jean, lequel a regroupé, comme il le
voulait, toutes ses bannières, ou presque, vingt-cinq mille hommes,
mais qu’il presse trop, qu’il fatigue et qui commencent à moins
bien s’articuler et à laisser des traînards.
Et puis, entre
Anglais et Français, suivant les premiers, précédant les seconds,
mon petit cortège qui met un point de pourpre et d’or dans la
campagne. Un cardinal entre deux armées, cela ne s’est pas vu
souvent ! Toutes les bannières se hâtent à la guerre, et moi, avec
ma petite escorte, je m’obstine à la paix. Mon neveu de Durazzo
trépigne ; je sens qu’il a comme de la honte à escorter quelqu’un
dont toute la prouesse serait de faire qu’on ne combattît point.
Et mes chevaliers, Heredia, La Rue, tous pensent de même. Durazzo me
dit :
« Laissez donc le roi Jean rosser les Anglais, et qu’on en
finisse. D’ailleurs qu’espérez-vous empêcher ? »
Je suis au
fond de moi assez de leur avis, mais je ne veux point lâcher. Je
vois bien que si le roi Jean rattrape le prince Édouard, et il va le
rattraper, il ne peut que l’écraser. Si ce n’est en Poitou, ce
sera en Angoumois. Tout, apparemment, donne Jean pour vainqueur. Mais
ces journées-ci, ses astres sont mauvais, très mauvais, je le sais.
Et je me demande comment, dans une situation qui l’avantage si
fort, il va essuyer un si funeste aspect. Je me dis qu’il va
peut-être livrer une bataille victorieuse, mais qu’il y sera tué.
Ou bien qu’une maladie va le saisir en chemin…
Sur les mêmes
routes avancent aussi les chevauchées des retardataires, les comtes
de Joigny, d’Auxerre et de Châtillon, les bons compères, toujours
joyeux et prenant leurs aises, mais comblant petit à petit leur
écart avec le gros de l’armée de France.
« Bonnes gens,
avez-vous vu le roi ? »
Le roi ? Il est parti le matin de La Haye.
Et l’Anglais ? Il y a dormi la veille… Jean II, puisqu’il suit
son cousin anglais, est renseigné fort exactement sur les routes de
son adversaire. Ce dernier, se sentant talonné, gagne Châtellerault,
et là, pour s’alléger et dégager le pont, il fait passer la
Vienne, de nuit, à son convoi personnel, tous les chariots qui
portent ses meubles, ses harnachements de parade, ainsi que tout son
butin, les soieries, les vaisselles d’argent, les objets d’ivoire,
les trésors d’églises qu’il a raflés au cours de sa
chevauchée.
Et fouette vers Poitiers. Lui-même, ses hommes d’armes
et ses archers, dès le petit matin, prennent un moment la même
route ; puis, pour plus de prudence, il jette son monde dans des
voies de traverse. Il a un calcul en tête : contourner par l’est
Poitiers, où le roi sera bien forcé de laisser reposer sa lourde
armée, ne serait-ce que quelques heures, et ainsi augmenter son
avance. Ce qu’il ignore, c’est que le roi n’a pas pris le
chemin de Châtellerault. Avec toute sa chevalerie qu’il emmène à
un train de chasse, il a piqué sur Chauvigny, encore plus au levant,
pour tenter de déborder son ennemi et lui couper la retraite. Il va
en tête, droit sur sa selle, le menton en avant, sans prendre garde
à rien, comme il est allé au banquet de Rouen. Une étape de plus
de douze lieues, d’un trait. Toujours courant à sa suite, les
trois seigneurs bourguignons, Joigny, Auxerre et Châtillon.
« Le
roi ?…
— Sur Chauvigny.
– Va donc pour Chauvigny ! »
Ils sont
contents ; ils ont presque rejoint l’ost ; ils seront là pour
l’hallali. Ils parviennent donc à Chauvigny, que surmonte son gros
château dans une courbe de la Vienne. Il y a là, dans le soir qui
tombe, un énorme rassemblement de troupes, un encombrement sans
pareil de chariots et de cuirasses. Joigny, Auxerre et Châtillon
aiment leurs aises. Ils ne vont pas se jeter, après une dure étape,
dans une telle cohue. À quoi bon se presser ? Prenons plutôt un bon
dîner, tandis que nos varlets panseront les montures. Cervelière
ôtée, jambières délacées, les voilà qui s’étirent, se
frottent les reins et les mollets, et puis s’attablent dans une
auberge non loin de la rivière. Leurs écuyers, qui les savent
gourmands, leur ont trouvé du poisson, puisqu’on est vendredi.
Ensuite, ils vont dormir… tout cela me fut conté après, par le
menu… et le matin suivant s’éveillent tard, dans un bourg vide
et silencieux.
« Bonnes gens… le roi ? »
On leur désigne la
direction de Poitiers.
« Le plus court ?
— Par la Chaboterie. »
Voilà donc Châtillon, Joigny et Auxerre, leurs lances à leur
suite, qui s’en vont à bonne allure dans les chemins de bruyères.
Joli matin ; le soleil perce les branches, mais sans trop darder.
Trois lieues sont franchies sans peine. On sera rendu à Poitiers
dans moins d’une demi-heure. Et soudain, au croisement de deux
layons, ils tombent nez à nez avec une soixantaine d’éclaireurs
anglais. Ils sont plus de trois cents. C’est l’aubaine. Fermons
nos ventailles, abaissons nos lances. Les éclaireurs anglais, qui
sont d’ailleurs gens du Hainaut que commandent messires de
Ghistelles et d’Auberchicourt, font demi-tour et prennent le galop.
« Ah ! les lâches, ah ! les couards ! À la poursuite, à la
poursuite ! »
La poursuite ne dure guère car, la première futaie
franchie, Joigny, Auxerre et Châtillon s’en vont donner dans le
gros de la colonne anglaise qui se referme sur eux. Les épées et
les lances s’entrechoquent un moment. Ils se battent bien les
Bourguignons ! Mais le nombre les étouffe.
« Courez au roi, courez
au roi, si vous pouvez ! » lancent Auxerre et Joigny à leurs
écuyers, avant d’être démontés et de devoir se rendre.
Le roi
Jean était déjà dans les faubourgs de Poitiers lorsque quelques
hommes du comte de Joigny, qui avaient pu échapper à une furieuse
chasse, s’en vinrent, hors d’haleine, lui conter l’affaire. Il
les félicita fort. Il était tout joyeux. D’avoir perdu trois
grands barons et leurs bannières ? Non, certes ; mais le prix
n’était pas lourd pour la bonne nouvelle. Le prince de Galles,
qu’il croyait encore devant lui, était derrière. Il avait réussi
; il lui avait coupé la route. Demi-tour vers la Chaboterie.
Conduisez-moi, mes braves ! L’hallali, l’hallali… Il venait de
vivre sa bonne journée, le roi Jean.
Moi-même, mon neveu ? Ah !
J’avais suivi la route venant de Châtellerault. J’arrivais à
Poitiers, pour y loger à l’évêché, où je fus, dans la soirée,
informé de tout.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 4ème partie - ch 6 - ‘’Les
démarches du cardinal’’
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