Quelques contes tirés de cette formidable collection qui a ravi notre enfance
La
belle au puits et le joueur de Khën
KHUNG
était né de parents royaux, en une importante tribu kha, au pays
des Khvêts, dans la forêt de Saravane. Il était l’aîné de
douze enfants. C’était un fier garçon, bien pris dans sa ceinture
multicolore. Il savait être aussi indolent que tout bon Lao, avait
passé sa jeunesse dans une bonzerie pour y assurer sa vie éternelle,
connaissait, un grand nombre de chansons d’amour ; bref, il avait
tout ce qui pouvait plaire aux jeunes filles laos, les plus
séduisantes et les plus douces de toute la presqu’île
indochinoise.
Hélas ! Khung était laid. Mais d’une laideur atroce
! Un vrai masque de bête… Certainement, c’était là œuvre d’un
Phi malfaisant qui s’était vengé sur l’enfant de quelque
offense du Roi des Khvêts. Khung en était arrivé à ne plus sortir
que la nuit. Alors, loin du feu, il s’asseyait en face des jeunes
filles et il les charmait de contes d’amour qu’il leur récitait
d’une voix mélodieuse. Mais, que le soleil arrivât sans qu’il y
prît garde, c’était une fuite éperdue des jeunes filles
terrifiées par sa face de monstre.
Peu à peu, Khung avait appris à
ne plus quitter la forêt. Là, à écouter les merles siffler, il
avait imité leur chant sur une flûte de roseau. La maîtrise
venant, il pouvait interpréter sur son instrument les mystères de
la forêt ; il calmait les Mânes aux aguets et charmait les Phis
malintentionnés.
Dans le village, une légende s’était créée
autour de lui. Au cours des années de cette retraite, on avait
oublié sa laideur et l’on disait qu’un homme habitait la forêt,
qui savait apaiser les Esprits. Des femmes et des filles, curieuses,
essayaient bien de l’approcher, mais il s’enfuyait avec légèreté
dans les buissons.
Une des plus ravissantes fillettes venait tous les
soirs à la lisière des bois. Khung, qui l’avait aperçue, prit
l’habitude de se cacher derrière un arbre et de jouer pour elle.
C’était alors l’appréhension des terreurs indéfinies qu’il
traduisait sur sa flûte, le vol des oiseaux au-dessus des cases,
l’appel des cerfs et jusqu’au barrissement des éléphants qui
chargent dans la nuit, en écrasant les fourrés. La jeune fille ne
savait pas que c’était Khung l’Horrible qui la captivait ainsi.
Peu à peu, la nuit tombée, les jeunes gens se rapprochèrent l’un
de l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y eût même plus un buisson
entre eux deux…
Dès ce moment, Khung crut avoir trouvé le
bonheur. Pourtant, à mesure que la nuit s’avançait, il devenait
inquiet comme une biche qui pressent l’approche du tigre. Dès que
le ciel pâlissait à l’Orient, il bondissait dans les fourrés,
lançait à sa belle une dernière roulade et disparaissait pour la
journée. Après avoir parlé d’amour, les jeunes gens
s’entretinrent d’épousailles.
Les parents de la jeune fille
consentirent avec joie à ce que la fillette se mariât avec le
Maître des Esprits. Et c’est à peine s’ils s’étonnèrent que
l’époux exigeât que la cérémonie eût lieu de nuit. L’ancien
du village venait à peine de nouer aux bras des nouveaux époux le
symbolique lien de coton qui les unissait pour la vie entière qu’une
fusée lancée maladroitement tomba sur les arbres et les enflamma.
En quelques secondes, une vive clarté inonda la forêt. La jeune
femme s’était tournée vers son mari, curieuse de voir un visage
jusqu’alors inconnu, mais elle poussa un cri strident et s’évanouit
: elle venait de connaître la Hideur elle-même.
Pendant des lunes,
Khung rôda à la lisière des bois, mais la jeune femme ne revint
pas. Un soir, il se glissa sous une case à pilotis : il entendit les
habitants qui racontaient qu’un Phi de la forêt avait pris
l’aspect d’un homme pour épouser une jeune fille du village :
celle-ci avait surpris l’identité du monstre et était allée, de
désespoir, se jeter dans la Sé Kamane. En hurlant, Khung s’enfuit
dans la forêt. Farouche, il invoquait les Génies et les suppliait
de lui arracher son masque.
À l’aube, plein d’espoir d’avoir
été frôlé pendant la nuit par quelque insecte, il se penchait sur
une source. Mais le miroir d’eau ne lui renvoyait qu’une vision
d’épouvante. Un jour qu’il n’avait même plus le courage de
jouer de sa flûte, il entendit du bruit dans un vieux puits, creusé
là où autrefois s’élevait un village. Longtemps, il hésita à
se pencher sur l’eau, car il redoutait trop de s’y mirer.
D’abord, il ne vit rien, absolument rien, même pas son image,
aucun reflet que celui des nuages qui vont, de pays en pays,
colporter les légendes des campagnes. Puis, un oiseau s’étant mis
à chanter, il aperçut qu’une délicieuse figure de femme naissait
dans l’eau. Ébloui par le sourire qu’il contemplait, ce ne fut
qu’au bout de quelques instants qu’il reconnut sa femme.
Comme
l’oiseau s’était tu, la figure commença à disparaître.
Aussitôt Khung saisit sa flûte et répéta les trilles de l’oiseau
: l’apparition se reforma et resta, tout le temps que jouait le
jeune homme. Tous les jours, Khung revint au puits et recréa le
tendre fantôme. Un matin, des oiseaux se joignirent à son chant :
la figure parut se détacher des eaux et monter vers le haut du
puits. Mais ce ne fut qu’une fois. Alors Khung imagina de couper
des roseaux de longueurs différentes, d’y percer des trous, de les
lier tous ensemble et de jouer avec une embouchure unique qu’il
modela dans la terre glaise. Cela prit des mois et des mois. Il
venait essayer ses trouvailles près du puits et voyait maintenant un
corps de femme monter presque jusqu’à lui. Il eut l’idée de
joindre au faisceau un huitième bambou, plus long et plus sonore que
tous les autres réunis.
Ce jour, il chanta son amour et son désir,
sa misère et sa désespérance. Le khën criait le besoin qu’avait
Khung d’aimer et d’être aimé. Le jeune homme tomba dans une
douce somnolence et il se vit entouré de nymphes qui l’enlaçaient
de leurs écharpes, cherchant à l’entraîner dans leur ronde. La
figure adorable de sa femme était là, presque à hauteur de la
sienne…
Autour du puits, la ronde des nymphes des Bois et des Eaux
se resserrait autour de Khung. Il étendit la main vers le puits pour
caresser la douce chevelure dont il sentait des mèches lui entourer
le visage. Comme dans une brume, il vit les arbres, le puits et la
figure de l’apparition tournoyer autour de lui. En même temps, un
grand cri retentissait jusque dans sa moelle.
Alors il sombra dans
l’inconscience. Des chasseurs le trouvèrent étendu près du
puits, la ligure baignée de larmes ; autour de lui paissaient des
buffles entravés, signe indiscutable que quelque assistance l’avait
récemment entouré. À peine revenu à lui, Khung se précipita vers
le puits : il ne vit dans le miroir d’eau que son affreuse laideur.
Saisissant son khën, il se mit à jouer, penché à tomber. Mais
rien ne vint effacer l’image de ses traits. Alors les chasseurs
l’entraînèrent au village. Quand il raconta les visions qu’il
avait eues, les anciens réunis en conseil le jugèrent fou et
déclarèrent le village tout entier interdit pendant trois jours.
Durant ce temps, on sacrifia les buffles qu’on avait trouvés
entravés près du puits, puis on lâcha Khung qui courut au miroir
d’eau.
Hélas ! bien qu’il jouât ses airs les plus attirants, il
ne vit rien que ses traits au fond du trou. Les Laos comprirent alors
qu’il se passait en ces lieux des mystères qui dépassaient leur
entendement. Tout le village plia bagage et alla incendier plus loin
la forêt pour préparer une nouvelle clairière où l’on pût
remonter les cases. Et personne n’entendit plus jamais parler de
Khung l’Horrible.
Bien des années plus tard, alors que les plus
jeunes camarades de Khung étaient devenus depuis longtemps des
ossements qui tombaient en poussière, des jeunes gens et des jeunes
filles qui cherchaient des baies dans la forêt entendirent des sons
étrangement mélodieux. On aurait dit d’un concert d’oiseaux,
mais d’oiseaux capables de chanter tout l’amour et tout le
désespoir des hommes. En même temps, ils crurent voir entre les
branches deux formes blanches volant au-dessus du sol. À leur
approche, elles disparurent comme fond la brume du matin lorsque le
soleil se glisse entre les troncs.
Un des garçons aperçut, accroché
à un châtaignier, un instrument comme on n’en avait jamais encore
vu. C’était le khën, oublié depuis des années dans la forêt.
Le jeune homme s’assit sur le bord d’un puits, seul vestige d’un
village depuis longtemps détruit. Et il commença à jouer. Une
étrange langueur s’empara des garçons et des filles. Tous
croyaient entendre les Esprits de la forêt, les oiseaux au matin, le
trouble appel des bêtes quand s’éveille le printemps.
Puis ils
revinrent au village, suivant celui qui jouait du khën. Leurs cœurs
étaient à la fois tristes et joyeux, car en eux était entré tout
le mystère de la nature. Les filles ne se moquaient plus des
garçons, les garçons protégeaient doucement les filles. Depuis
cette époque, il n’est d’assemblée, de fête, d’aveu d’amour
sans que le khën déroule sa mélodie prenante. Des jeunes gens
essayèrent bien souvent de modifier la longueur de roseaux ou d’en
changer le nombre : toujours ils durent en revenir au khën qu’ils
avaient trouvé, oublié dans la forêt de Saravane.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire