IV
LE
BANQUET
Vous
ne connaissez pas Rouen, Archambaud, ni donc le château du
Bouvreuil. Oh ! c’est un gros château à six ou sept tours
disposées en rond, avec une grande cour centrale. Il fut bâti voici
cent et cinquante ans, par le roi Philippe Auguste, pour surveiller
la ville et son port, et commander le cours extrême de la rivière
de Seine. C’est une place importante que Rouen, une des ouvertures
du royaume du côté de l’Angleterre, donc une fermeture aussi. La
mer remonte jusqu’à son pont de pierre qui relie les deux parties
du duché de Normandie. Le donjon n’est pas au milieu du château ;
c’est une des tours, un peu plus haute et épaisse que les autres.
Nous avons des châteaux pareils en Périgord, mais ils ont
ordinairement plus de fantaisie dans l’aspect.
La fleur de la
chevalerie de Normandie y était assemblée, vêtue avec autant de
richesse qu’il était possible. Soixante sires étaient venus,
chacun avec au moins un écuyer. Les sonneurs venaient de corner
l’eau quand un écuyer de messire Godefroy d’Harcourt, tout suant
d’un long galop, vint avertir le comte Jean que son oncle le
mandait en hâte et le priait de quitter Rouen sur-le-champ. Le
message était fort impérieux, comme si messire Godefroy avait eu
vent de quelque chose. Jean d’Harcourt se mit en devoir
d’obtempérer, se coulant hors de la compagnie ; et il était déjà
au bas de l’escalier du donjon qu’il encombrait presque tout de
sa personne, tant il était gras, une vraie futaille, quand il tomba
sur Robert de Lorris qui lui barra le passage de l’air le plus
affable.
« Messire comte, messire, vous vous en partez ? Mais
Monseigneur le Dauphin n’attend plus que vous pour dîner ! Votre
place est à sa gauche. »
N’osant faire affront au Dauphin, le
gros d’Harcourt se résigna à différer son départ. Il partirait
après le repas. Et il remonta l’escalier, sans trop de regret. Car
la table du Dauphin avait grande réputation ; on savait qu’il s’y
servait merveilles ; et Jean d’Harcourt n’avait pas acquis tout
le lard dont il était bardé à sucer seulement des brins d’herbes.
Et de fait, quel festin ! Ce n’était pas en vain que Nicolas
Braque avait aidé le Dauphin à l’apprêter.
Ceux qui y furent, et
qui en réchappèrent, n’en ont rien oublié. Six tables, réparties
dans la grande salle ronde. Aux murs, des tapisseries de verdure, si
vives de couleur qu’on aurait cru dîner au milieu de la forêt.
Auprès des fenêtres, des buissons de cierges, pour renforcer le
jour qui venait par les ébrasements, comme le soleil à travers les
arbres. Derrière chaque convive, un écuyer tranchant, soit, pour
les grands seigneurs, le leur propre, et pour les autres quelqu’un
de la maison du Dauphin. On usait de couteaux à manche d’ébène,
dorés et émaillés aux armes de France, tout spécialement réservés
pour le temps de carême. C’est la coutume de la cour de ne sortir
les couteaux à manche d’ivoire qu’à partir des fêtes de
Pâques. Car on respectait le carême. Pâtés de poisson, ragoûts
de poisson, carpes, brochets, tanches, brèmes, saumons et bars,
plats d’œufs, volailles, gibiers de plume ; on avait vidé les
viviers et les basses-cours, écumé les rivières. Les pages de
cuisine, formant une chaîne continue dans l’escalier, montaient
les plats d’argent et de vermeil où rôtisseurs, queux et sauciers
avaient disposé, dressé, nappé les mets préparés sous les
cheminées de la tour des cuisines. Six échansons versaient les vins
de Beaune, de Meursault, d’Arbois et de Touraine…
Ah ! vous
aussi, cela vous met en appétit, Archambaud ! J’espère qu’on
nous fera bonne chère, tout à l’heure, à Saint-Sauveur…
Le
Dauphin, au milieu de la table d’honneur, avait Charles de Navarre
à sa droite et Jean d’Harcourt à sa gauche. Il était vêtu d’un
drap bleu marbré de Bruxelles et coiffé d’un chaperon de même
étoffe, orné de broderies de perles disposées en forme de
feuillage. Je ne vous ai jamais encore décrit Monseigneur le
Dauphin… Le corps étiré, les épaules larges et maigres, il a le
visage allongé, un grand nez un peu bossué en son milieu, un regard
dont on ne sait s’il est attentif ou songeur, la lèvre supérieure
mince, l’autre plus charnue, le menton effacé. On dit qu’il
ressemble assez, pour autant qu’on ait moyen de savoir, à son
ancêtre Saint Louis, qui était comme lui très long et un peu
voûté. Cette tournure-là, à côté d’hommes très sanguins et
redressés, apparaît de temps à autre dans la famille de France.
Les huissiers de cuisine venaient d’un pas empesé présenter les
plats l’un après l’autre ; et lui, le Dauphin, désignait la
table vers laquelle ils devaient être portés, faisant ainsi honneur
à chacun de ses hôtes, au comte d’Étampes, au sire de la Ferté,
au maire de Rouen, accompagnant d’un sourire, avec beaucoup de
dignité courtoise, le geste qu’il faisait de la main, la main
gauche toujours. Car, je vous l’ai dit, je crois, sa main droite
est enflée, rougeâtre et le fait souffrir ; il s’en sert le moins
possible. À peine peut-il jouer à la paume, une demi-heure, et tout
de suite sa main gonfle. Ah ! c’est une grande faiblesse pour un
prince…
Ni chasse ni guerre. Son père ne se cache pas pour l’en
mépriser. Comme il devait envier, le pauvre Dauphin, tous ces
seigneurs qu’il traitait, les sires de Clères, de Graville, du Bec
Thomas, de Mainemares, de Braquemont, de Sainte-Beuve ou d’Houdetot,
ces chevaliers solides, sûrs d’eux, tapageurs, fiers de leurs
exploits aux armes. Il devait même envier le gros d’Harcourt, que
son quintal de graisse n’empêchait pas de maîtriser un cheval ni
d’être un redoutable tournoyeur, et surtout le sire de Biville, un
fameux homme qu’on entoure beaucoup dès qu’il paraît en société
et à qui l’on fait raconter son exploit… C’est celui-là même…
vous voyez, son nom vous est parvenu… oui, d’un seul coup d’épée,
un Turc fendu en deux, sous les yeux du roi de Chypre. À chaque
récit qu’il recommence, l’entaille augmente d’un pouce. Un
jour il aura aussi fendu le cheval…
Mais je reviens au Dauphin
Charles. Il sait, ce garçon, à quoi sa naissance et son rang
l’obligent ; il sait pourquoi Dieu l’a fait naître, la place que
la Providence lui a assignée, au plus haut de l’échelle des
hommes, et que, sauf à mourir avant son père, il sera roi. Il sait
qu’il aura le royaume à gouverner souverainement ; il sait qu’il
sera la France. Et si dans le secret de soi il s’afflige que Dieu
ne lui ait pas dispensé, en même temps que la charge, la robustesse
qui l’aiderait à la bien porter, il sait qu’il doit pallier les
insuffisances de son corps par une bonne grâce, une attention à
autrui, un contrôle de son visage et de ses propos, un air tout
ensemble de bienveillance et de certitude qui jamais ne laissent
oublier qui il est, et se composer de la sorte une manière de
majesté.
Cela n’est point chose aisée, quand on a dix-huit ans et
que la barbe vous pousse à peine ! Il faut dire qu’il y a été
entraîné de bonne heure. Il avait onze ans quand son grand-père le
roi Philippe VI parvint enfin à racheter le Dauphiné à Humbert II
de Vienne. Cela effaçait quelque peu la défaite de Crécy et la
perte de Calais. Je vous ai dit après quelles négociations… Ah !
je croyais…
Vous voulez donc en savoir le menu ? Le Dauphin Humbert
était aussi gonflé d’orgueil que perclus de dettes. Il désirait
vendre, mais continuer à gouverner quelque partie de ce qu’il
cédait, et que ses États après lui restassent indépendants. Il
avait d’abord voulu traiter avec le comte de Provence, roi de
Sicile ; mais il monta le prix trop haut. Il se retourna alors vers
la France, et c’est là que je fus appelé à m’occuper des
tractations. Dans un premier accord, il céda sa couronne mais
seulement pour après sa mort… il avait perdu son unique fils…
partie au comptant, cent vingt mille florins s’il vous plaît, et
partie en pension viagère. Avec cela, il eût pu vivre à l’aise.
Mais au lieu d’éteindre ses dettes, il dissipa tout ce qu’il
avait reçu en allant chercher la gloire à combattre les Turcs.
Harcelé par ses créanciers, il lui fallut alors vendre ce qui lui
restait, c’est-à-dire ses droits viagers. Ce qu’il finit par
accepter, pour deux cent mille florins de plus et vingt-quatre mille
livres de rente, mais non sans continuer de faire le superbe.
Heureusement pour nous, il n’avait plus d’amis. C’est moi, je
le dis modestement, qui trouvai l’accommodement par lequel on put
satisfaire à l’honneur d’Humbert et de ses sujets. Le titre de
Dauphin de Viennois ne serait pas porté par le roi de France, mais
par l’aîné des petits-fils du roi Philippe VI et ensuite par son
aîné fils. Ainsi les Dauphinois, jusque-là indépendants,
gardaient l’illusion de conserver un prince qui ne régnait que sur
eux. C’est la raison pour laquelle le jeune Charles de France,
ayant reçu l’investiture à Lyon, eut à accomplir, au long de
l’hiver de 1349 et du printemps de 1350, la visite de ses nouveaux
États. Cortèges, réceptions, fêtes. Il n’avait, je vous le
répète, que onze ans. Mais avec cette facilité qu’ont les
enfants d’entrer dans leur personnage, il prit l’habitude d’être
accueilli dans les villes par des vivats, d’avancer entre des
fronts courbés, de s’asseoir sur un trône tandis qu’on se
hâtait de lui glisser sous les pieds assez de carreaux de soie pour
qu’ils ne pendissent pas dans le vide, de recevoir en ses mains
l’hommage des seigneurs, d’écouter gravement les doléances des
villes.
Il avait surpris par sa dignité, son affabilité, le bon
sens de ses questions. Les gens s’attendrissaient de son sérieux ;
les larmes venaient aux yeux des vieux chevaliers et de leurs
vieilles épouses lorsque cet enfant les assurait de son amour et de
son amitié, les louait de leurs mérites et leur disait compter sur
leur fidélité. De tout prince, la moindre parole est objet de
gloses infinies par lesquelles celui qui l’a reçue se donne
importance. Mais d’un si jeune garçon, d’une miniature de
prince, quels récits émus ne provoquait pas la plus simple phrase !
« À cet âge, on ne peut point feindre. »
Mais si, il feignait, et
même il se plaisait à feindre comme tous les gamins. Feindre
l’intérêt pour chacun qu’il voyait, même si on lui offrait un
regard louche et une bouche édentée, feindre le contentement devant
le présent qu’on lui remettait même s’il en avait déjà reçu
quatre semblables, feindre l’autorité lorsqu’un conseil de ville
venait se plaindre pour une affaire de péage ou quelque litige
communal…
« Vous serez rétabli dans votre droit, si l’on vous a
fait tort. Je veux que l’on conduise enquête avec diligence. »
Il
avait vite compris combien prescrire une enquête d’un ton décidé
produit grand effet sans engager à rien. Il ne savait pas encore
qu’il serait d’une santé si faible, bien qu’il fût tombé
malade pendant plusieurs semaines, à Grenoble. Ce fut durant ce
voyage qu’il apprit la mort de sa mère, puis de sa grand-mère, et
bientôt après le remariage de son grand-père et celui de son père,
coup sur coup, avant qu’on lui annonçât qu’il allait lui-même
bientôt épouser Madame Jeanne de Bourbon, sa cousine, qui avait le
même âge que lui. Ce qui s’était fait, à Tain l’Hermitage, au
début d’avril, dans une grande pompe et toute une affluence
d’Église et de noblesse…
Il n’y a que six ans. C’est miracle
qu’il n’ait pas eu la tête tournée, ou perturbée, par toutes
ces pompes. Il avait seulement révélé le penchant commun à tous
les princes de sa famille pour la dépense et le luxe. Des mains
percées. Avoir tout de suite tout ce qui leur plaît. Je veux ceci,
je veux cela. Acheter, posséder les choses les plus belles, les plus
rares, les plus curieuses, et surtout les plus coûteuses, les
animaux des ménageries, les orfèvreries somptueuses, les livres
enluminés, dépenser, vivre dans des chambres tendues de soie et de
drap d’or de Chypre, faire coudre sur leur vêtement des fortunes
en pierreries, rutiler, c’est, pour le Dauphin comme pour tous les
gens de son lignage, le signe du pouvoir et la preuve, à leurs
propres yeux, de la majesté. Une naïveté qui leur vient de leur
aïeul, le premier Charles, le frère de Philippe le Bel, l’empereur
titulaire de Constantinople, ce gros bourdon qui tant s’agita et
agita l’Europe, et même un moment songea à l’empire
d’Allemagne. Un dispendieux, si jamais il en fut… Tous ont cela
dans le sang.
Quand on se commande des souliers, dans la famille,
c’est par vingt-quatre, quarante ou cinquante-cinq paires à la
fois, pour le roi, pour le Dauphin, pour Monseigneur d’Orléans. Il
est vrai que leurs sottes poulaines ne tiennent pas à la boue ; les
longues pointes se déforment, les broderies se ternissent, et l’on
abîme en trois jours ce qui a pris un mois de labeur aux meilleurs
artisans qui sont dans la boutique de Guillaume Loisel, à Paris.
Je
le sais parce que c’est de là que je fais venir mes mules rouges ;
mais moi il me suffit de huit paires à l’année. Et regardez ; ne
suis-je pas toujours proprement chaussé ?
Comme la cour donne le
ton, seigneurs et bourgeois se ruinent en passementerie, en
fourrures, en joyaux, en dépenses de vanité. On rivalise
d’ostentation. Pensez que pour orner le chaperon que portait
Monseigneur le Dauphin, ce jour de Rouen que je vous conte, on avait
usé un marc de grosses perles et un marc de menues, commandées chez
Belhommet Thurel pour trois cents ou trois cent vingt écus !
Allez-vous étonner que les coffres soient vides quand chacun dépense
plus qu’il ne lui reste d’argent ?
Ah ! voilà ma litière qui
revient. On a changé d’attelage. Eh bien, remontons…
Il en est
un, en tout cas, à qui ces difficultés de finances profitent, et
qui fait bien ses affaires sur la pénurie de la caisse royale ;
c’est messire Nicolas Braque, le premier maître de l’hôtel, qui
est aussi le trésorier et le gouverneur des monnaies. Il a monté
une petite compagnie de banque, je devrais dire une compagnie de
frime, qui rachète parfois aux deux tiers, parfois à la moitié,
parfois même au tiers prix, les dettes du roi et de sa parenté. La
machinerie est simple. Un fournisseur de la cour est saisi à la
gorge parce que depuis deux ans ou plus on ne lui a rien versé et
qu’il ne sait plus comment payer ses compagnons ou acheter ses
marchandises. Il s’en vient trouver messire Braque et lui agite ses
mémoires sous le nez. Il a grand air, messire Braque ; il est bel
homme, toujours sévèrement vêtu, et il ne prononce jamais plus de
mots qu’il n’en faut. Il n’a pas son pareil pour rabattre aux
gens leur caquet. Tel qui arrivait tempêtant… « Cette fois, il va
m’entendre ; c’est que j’en ai gros à lui dire, et je ne lui
mâcherai pas mes mots… » se retrouve en un tournemain balbutiant
et suppliant. Messire Braque laisse tomber sur lui, comme une douche
de gouttière, quelques paroles froides et roides :
« Vos prix sont
forcés, comme toujours sur les travaux qu’on fait pour le roi…
la clientèle de la cour vous attire maintes pratiques sur lesquelles
vous gagnez gros… si le roi est en difficulté de payer, c’est
que tout l’argent de son Trésor passe à subvenir aux frais de la
guerre… prenez-vous-en aux bourgeois, comme maître Marcel, qui
rechignent à consentir les aides… puisque vous peinez tant à
fournir le roi, eh bien, on vous retirera les commandes… »
Et
quand le doléant est bien assagi, bien marri, bien grelottant, alors
Braque lui dit :
« Si vraiment vous êtes dans la gêne, je veux
essayer de vous venir en aide. Je puis peser sur une compagnie de
change où je compte des amis pour qu’elle reprenne vos créances.
Je tenterai, je dis bien, je tenterai, qu’elles vous soient
rachetées pour les quatre sixièmes ; et vous donnerez quittance du
tout. La Compagnie se fera rembourser quand Dieu voudra regarnir le
Trésor… si jamais il le veut. Mais n’en allez point parler,
sinon chacun dans le royaume m’en viendrait demander autant. C’est
grande faveur que je vous fais. »
Après quoi, dès qu’il y a
trois sous dans la cassette, Braque prend l’occasion de glisser au
roi :
« Sire, je ne voulais point, pour votre honneur et votre
renom, laisser traîner cette dette criarde, d’autant que le
créancier était fort monté et menaçait d’un esclandre. J’ai,
pour l’amour de vous, éteint cette dette avec mes propres deniers.
»
Et par priorité de faveur, il se fait rembourser du tout. Comme
c’est lui, d’autre part, qui ordonne la dépense du palais, il se
fait arroser de beaux cadeaux pour chaque commande passée. Il gagne
aux deux bouts, cet honnête homme. Ce jour du banquet, il
s’affairait moins à négocier le paiement des aides refusées par
les États de Normandie qu’à traiter avec le maire de Rouen,
maître Mustel, du rachat des créances des marchands rouennais. Car
des mémoires qui dataient du dernier voyage du roi, et même
d’avant, restaient impayés. Quant au Dauphin, depuis qu’il était
lieutenant du roi en Normandie, avant même d’être duc en titre,
il commandait, il commandait, mais sans jamais solder aucun de ses
comptes. Et messire Braque se livrait à son trafic habituel, en
assurant le maire que c’était par amitié pour lui et pour
l’estime dans laquelle il tenait les bonnes gens de Rouen qu’il
allait leur rafler le tiers de leurs profits. Davantage même, car il
les paierait en francs à la chaise, c’est-à-dire dans une monnaie
amincie, et par qui ? Par lui, qui décidait des altérations…
Reconnaissons que lorsque les États se plaignent des grands
officiers royaux, ils y ont quelques motifs. Quand je pense que
messire Enguerrand de Marigny fut naguère pendu parce qu’on lui
reprochait, dix ans après, d’avoir une fois rogné la monnaie !
Mais c’était un saint auprès des argentiers d’aujourd’hui !
Qui y avait-il encore, à Rouen, qui mérite d’être nommé, hors
les serviteurs habituels, et Mitton le Fol, nain du Dauphin, qui
gambadait entre les tables, portant lui aussi chaperon emperlé…
des perles pour un nain, je vous le demande, est-ce bonne manière de
dépenser les écus qu’on n’a pas ? Le Dauphin le fait vêtir
d’un drap rayé qu’on lui tisse tout exprès, à Gand… Je
désapprouve cet emploi qu’on fait des nains. On les oblige à
bouffonner, on les pousse du pied, on en fait risée. Ce sont
créatures de Dieu, après tout, même si l’on peut dire que Dieu
ne les a pas trop réussies. Raison de plus pour témoigner un peu de
charité. Mais les familles, à ce qu’il paraît, tiennent pour une
bénédiction la venue d’un nain.
« Ah ! il est petit. Puisse-t-il
ne pas grandir. On pourra le vendre à un duc, ou peut-être au roi…
»
Non, je crois vous avoir cité tous les convives d’importance,
avec Friquet de Fricamps, Graville, Mainemares, oui, je les ai
nommés… et puis, bien sûr, le plus important de tous, le roi de
Navarre. Le Dauphin lui réservait toute son attention. Il n’avait
guère d’efforts à faire, d’ailleurs, du côté du gros
d’Harcourt. Celui-là ne causait qu’avec les plats, et il était
bien vain de lui adresser parole pendant qu’il engloutissait des
montagnes. Mais les deux Charles, Normandie et Navarre, les deux
beaux-frères, parlaient beaucoup. Ou plutôt Navarre parlait. Ils ne
s’étaient guère revus depuis leur équipée manquée d’Allemagne
; et c’était tout à fait dans la manière du Navarrais que de
chercher, par flatterie, protestations de bonne amitié, souvenirs
joyeux et récits plaisants à reprendre empire sur son jeune parent.
Tandis que son écuyer, Colin Doublel, déposait les mets devant lui,
Navarre, rieur, charmant, plein d’entrain et de désinvolte…
«
C’est la fête de nos retrouvailles ; grand merci, Charles, de me
permettre de te montrer l’attachement que j’ai pour toi ; je
m’ennuie, depuis ton éloignement… »
lui rappelait leurs fines
parties de l’hiver précédent et les aimables bourgeoises qu’ils
jouaient aux dés, à qui la blonde, à qui la brune ? « … la
Cassinel est grosse à présent et nul ne doute que c’est de toi…
», et de là passait aux affectueux reproches…
« Ah ! qu’es-tu
allé conter tous nos projets à ton père !… Tu en as retiré le
duché de Normandie, c’est bien joué, je le reconnais. Mais avec
moi, c’est tout le royaume que tu pourrais avoir à cette heure…
»
pour lui glisser enfin, reprenant son antienne :
« Avoue que tu
ferais un meilleur roi que lui ! »
Et de s’enquérir, sans avoir
l’air d’y toucher, de la prochaine rencontre entre le Dauphin et
le roi Jean, si la date en était arrêtée, si elle aurait lieu en
Normandie…
« J’ai ouï dire qu’il était à chasser du côté
de Gisors. »
Or il trouvait un Dauphin plus réservé, plus secret
que par le passé. Affable certes, mais sur ses gardes, et ne
répondant que par sourires ou inclinaisons de tête à tant
d’empressement. Soudain, il se produisit un grand fracas de
vaisselle qui domina les voix des dîneurs. Mitton le Fol, qui
s’employait à singer les huissiers de cuisine en présentant un
merle, tout seul, sur le plus grand plat d’argent qu’il avait pu
trouver, Mitton venait de laisser tomber le plat. Et il ouvrait la
bouche toute grande, en désignant la porte. Les bons chevaliers
normands, déjà fortement abreuvés, s’amusaient du tour qu’ils
jugeaient fort drôle. Mais leurs rires se coincèrent aussitôt dans
leur gorge. Car de la porte surgissait le maréchal d’Audrehem,
tout armé, tenant son épée droite, la pointe en l’air, et qui
leur criait de sa voix de bataille : « Que nul d’entre vous ne
bouge pour chose qu’il voit, s’il ne veut mourir de cette épée
».
Ah ! mais, ma litière est arrêtée… Eh oui, nous voici
arrivés ; je ne m’en avisais point. Je vous dirai la suite après
souper.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 2ème partie – ch 5 -
‘’L’arrestation’’
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