jeudi 2 janvier 2020

Quand un roi perd la France - 2ème partie - ch 2 - La colère du roi

II
LA COLÈRE DU ROI 

 
   Donc, l’équipée d’Allemagne avait tourné court, laissant le Navarrais dans le dépit. Reparti pour Évreux, il ne manqua pas de s’y agiter. Trois mois passent ; nous arrivons à la fin mars de l’an dernier… Si, de l’an dernier, je dis bien… ou l’an présent, si vous voulez… mais Pâques étant cette année tombé le 24 avril, c’était encore l’an dernier… Oui ; je sais, mon neveu ; c’est assez sotte coutume qui veut en France, alors que l’on fête l’an neuf le premier janvier, que pour les registres, traités et toutes choses à se remémorer, on ne change le nombre qu’à partir de Pâques. La sottise, surtout, et qui met beaucoup de confusion, c’est d’avoir aligné le début légal de l’an sur une fête mobile. De sorte que certaines années comptent deux mois de mars, alors que d’autres sont privées d’avril… 
  Certes, il faudrait changer cela, j’en tombe bien d’accord avec vous. Il y a déjà fort longtemps qu’on en parle, mais l’on ne s’y résout point. C’est le Saint-Père qui devrait en décider une bonne fois, pour toute la chrétienté. Et croyez bien que la pire embrouille, c’est pour nous, en Avignon ; car en Espagne, comme en Allemagne, l’an commence le jour de Noël ; à Venise, le I er mars ; en Angleterre, le 25. Si bien que lorsque plusieurs pays sont parties à un traité conclu au printemps, on ne sait jamais de quelle année on parle. Imaginez qu’une trêve entre la France et l’Angleterre ait pu être signée dans les jours d’avant Pâques ; pour le roi Jean, elle serait datée de l’an 1355 et pour les Anglais de 1356. Oh ! je vous le concède volontiers, c’est chose la plus bête qui soit ; mais nul ne veut revenir sur ses habitudes, même détestables, et l’on dirait que les notaires, tabellions, prévôts et toutes gens d’administration prennent plaisir à s’encroûter dans des difficultés qui égarent le commun. 
  Nous en arrivons, vous disais-je, à cette fin du mois de mars où le roi Jean eut une grande colère… Contre son gendre, bien sûr. Oh ! reconnaissons que les motifs de déplaisir ne lui manquaient pas. Aux États de Normandie, assemblés au Vaudreuil par-devant son fils devenu le nouveau duc, il s’était dit de rudes paroles à son endroit, comme jamais on n’en avait ouï auparavant, et c’étaient les députés de la noblesse, montés par les Évreux-Navarre, qui les avaient proférées. Les deux d’Harcourt, l’oncle et le neveu, étaient les plus violents, à ce qu’on m’a dit ; et le neveu, le gros comte Jean, s’était emporté jusqu’à crier : 
  « Par le sang Dieu, ce roi est mauvais homme ; il n’est pas bon roi, et je me garderai de lui. » 
  Cela était revenu, vous imaginez bien, aux oreilles de Jean II. Et puis, aux nouveaux États de Langue d’oïl, qui s’étaient tenus à la suite, les députés de Normandie n’étaient point venus. Refus de paraître, tout bonnement. Ils ne voulaient plus s’associer aux aides et subsides, ni les payer. D’ailleurs, l’assemblée eut à constater que la gabelle et l’imposition sur les ventes n’avaient point produit ce qu’on en attendait. Alors on décida d’y substituer un impôt sur le revenu vaillant, en bout d’année où l’on se trouvait. 
  Je vous laisse à penser comme la mesure fut bien prise, d’avoir à payer au roi une part de tout ce qu’on avait reçu, perçu ou gagné, au fil de l’an, et souvent déjà dépensé… Non, cela ne fut point appliqué au Périgord, ni nulle part en Langue d’oc. Mais je sais des personnes de chez nous qui sont passées à l’Anglais par peur, simplement, que la mesure ne leur fût étendue. Cet impôt sur le revenu vaillant, joint à l’enchérissement des vivres, provoqua de l’émeute en diverses places, et surtout Arras, où le menu peuple s’insurgea ; et le roi Jean dut envoyer son connétable, avec plusieurs compagnies de gens d’armes, pour charger ces meneurs… 
  Non, certes, tout cela ne lui offrait guère raisons de se réjouir. Mais si gros ennuis qu’il ait, un roi doit conserver empire sur soi-même. Ce qu’il ne fit pas en l’occasion que voici. Il était à l’abbaye de Beaupré-en-Beauvaisis pour le baptême du premier né de Monseigneur Jean d’Artois, comte d’Eu depuis qu’il a été gratifié des biens et titres de Raoul de Brienne, le connétable décapité… Oui, c’est cela même, le fils du comte Robert d’Artois, auquel il ressemble fort d’ailleurs, par la tournure. Quand on le voit, on en est saisi ; on croit voir le père, à son âge. Un géant, une tour qui marche. Les cheveux rouges, le nez bref, les joues piquées de soies de porc, et des muscles qui lui joignent d’un trait la mâchoire à l’épaule. Il lui faut, pour sa remonte, des chevaux de fardier, et lorsqu’il charge, harnaché en bataille, il vous fait des trous dans une armée. Mais là s’arrête la semblance. Pour l’esprit, c’est le contraire. Le père était astucieux, délié, rapide, malin, trop malin. Celui là a la cervelle comme un mortier de chaux, et qui a bien pris. Le comte Robert était procédurier, comploteur, faussaire, parjure, assassin. Le comte Jean, comme s’il voulait racheter les fautes paternelles, se veut modèle d’honneur, de loyauté et de fidélité. Il a vu son père déchu et banni. Lui-même, en son enfance, a un peu séjourné en prison, avec sa mère et ses frères. Je crois qu’il n’est point encore accoutumé au pardon qu’il a reçu, et à son retour en fortune. Il regarde le roi Jean comme le Rédempteur en personne. Et puis il est ébloui de porter le même prénom. « Mon cousin Jean… mon cousin Jean… » Ils se balancent du cousin Jean toutes les trois paroles. Les hommes de mon âge, qui ont connu Robert d’Artois, même s’ils ont eu à souffrir de ses entreprises, ne peuvent se défendre d’un certain regret en voyant la bien pâle copie qu’il nous a laissée. Ah ! c’était un autre gaillard, le comte Robert ! Il a rempli son temps de ses turbulences. Quand il mourut, on eût dit que le siècle tombait dans le silence. Même la guerre semblait avoir perdu de sa rumeur. Quel âge aurait-il à présent ? Voyons… bah… autour de soixante-dix ans. Oh ! il avait de la force pour vivre jusque-là, si une flèche perdue ne l’avait abattu, dans le camp anglais, au siège de Vannes… 
  Tout ce qu’on peut dire, c’est que les preuves de loyauté que multiplie le fils n’ont pas eu pour la couronne meilleur effet que les trahisons du père. Car ce fut Jean d’Artois qui, juste avant le baptême, et comme pour remercier le roi du grand honneur de son parrainage, lui révéla le complot de Conches, ou ce qu’il croyait être un complot. Conches… oui, je vous l’ai dit… un des châteaux autrefois confisqués à Robert d’Artois et que Monseigneur de Navarre s’est fait donner par le traité de Valognes. Mais il reste là-bas quelques vieux serviteurs des d’Artois qui leur sont toujours attachés. De la sorte, Jean d’Artois put chuchoter au roi… un chuchotement qui s’entendait à l’autre bout du bailliage… que le roi de Navarre s’était réuni à Conches avec son frère Philippe, les deux d’Harcourt, l’évêque Le Coq, Friquet de Fricamps, plusieurs sires normands de vieille connaissance, et encore Guillaume Marcel, ou Jean… enfin l’un des neveux Marcel… et un seigneur qui arrivait de Pampelune, Miguel d’Espelette, et qu’ils auraient tous ensemble comploté d’assaillir par surprise le roi Jean, à la première fois que celui-ci se rendrait en Normandie, et de l’occire. 
  Était-ce vrai, était-ce faux ? Je pencherais à croire qu’il y avait un peu de vrai là-dedans, et que sans être allés jusqu’à mettre la conjuration sur pied, ils avaient envisagé la chose. Car elle est bien dans la manière de Charles le Mauvais qui, ayant manqué l’opération dans la grandeur en allant chercher appui auprès de l’empereur d’Allemagne, ne répugnait sans doute pas à l’accomplir dans la vilenie, en répétant le coup de la Truie-qui-file. Il faudra attendre d’être devant le tribunal de Dieu pour connaître le fond de la vérité. Ce qui est sûr, c’est qu’on avait beaucoup discuté à Conches, pour savoir si l’on se rendrait à Rouen, dans une semaine de là, le mardi d’avant la mi-carême, au festin auquel le Dauphin, duc de Normandie, avait prié tous les plus importants chevaliers normands, pour tenter de s’accorder avec eux. 
  Philippe de Navarre conseillait qu’on refusât ; Charles au contraire était enclin à accepter. Le vieux Godefroy d’Harcourt, celui qui boite, était contre, et le disait bien fort. D’ailleurs, lui qui s’était brouillé avec feu le roi Philippe VI pour une affaire de mariage où l’on avait contrarié ses amours, ne se regardait plus tenu par aucun lien de vassalité envers la couronne. « Mon roi, c’est l’Anglais », disait-il. 
  Son neveu, l’obèse comte Jean, que le fumet d’un banquet eût traîné à l’autre bout du royaume, penchait pour y aller. À la fin, Charles de Navarre dit que chacun en ferait à son gré, que lui-même se rendrait à Rouen avec ceux qui le voudraient, mais qu’il approuvait autant les autres de ne point paraître chez le Dauphin, et que même c’était sagesse qu’il y en eût dans le retrait, car jamais il ne fallait mettre tous les chiens dans le même terrier. 
  Une chose encore fut rapportée au roi qui pouvait étayer le soupçon de complot. Charles de Navarre aurait dit que, si le roi Jean venait à mourir, aussitôt il rendrait public son traité passé avec le roi d’Angleterre, par lequel il le reconnaissait pour roi de France, et qu’il se conduirait en tout comme son lieutenant dans le royaume. Le roi Jean ne demanda pas de preuves. Le premier soin d’un prince doit être de toujours faire vérifier la délation, et la plus plausible aussi bien que la plus incroyable. Mais notre roi manque tout à fait de cette prudence. Il gobe comme œufs frais tout ce qui nourrit ses rancunes. Un esprit plus rassis eût écouté, et puis cherché à rassembler renseignements et témoignages au sujet de ce traité secret qui venait de lui être révélé. Et si, de cette présomption, il avait pu faire vérité, il eût alors été bien fort contre son gendre. Mais lui, dans l’instant, prit la chose pour certifiée ; et c’est tout enflammé de colère qu’il entra dans l’église. 
  Il y eut, m’a-t-on dit, une conduite étrange, n’entendant point les prières, prononçant tout de travers les répons, regardant chacun d’un air furieux et jetant sur le surplis d’un diacre la braise d’un encensoir auquel il s’était heurté. Je ne sais trop comment fut baptisé le rejeton des d’Artois ; mais, avec un semblable parrain, je crois qu’il faudra bien vite faire renouveler ses vœux à ce petit chrétien-là, si l’on veut que le bon Dieu l’ait en miséricorde. Et dès l’issue de la cérémonie, ce fut l’ouragan. Jamais les moines de Beaupré n’entendirent tant de jurons affreux, comme si le diable s’était venu loger dans la gorge du roi. Il pleuvait, mais Jean II n’en avait cure. Pendant toute une grande heure et alors qu’on avait déjà corné l’eau du dîner, il se fit saucer en arpentant le jardin des moines, battant les flaques de ses poulaines… ces ridicules chaussures que le beau Monseigneur d’Espagne et lui mirent en mode… et forçant toute sa suite, messire Nicolas Braque, son maître de l’hôtel, et messire de Lorris, et les autres chambellans, et le maréchal d’Audrehem et le grand Jean d’Artois, tout éberlué et penaud, à se tremper avec lui. Il se gâta là pour des milliers de livres de velours, de broderies et de fourrures. 
  « Il n’y a nul maître en France hors moi, hurlait le roi. Je ferai qu’il crève, ce mauvais, cette vermine, ce blaireau pourri qui conspire ma fin avec tous mes ennemis. Je m’en vais l’occire moi-même. Je lui arracherai le cœur de mes mains, et je partagerai son puant corps en tant de morceaux, m’entendez-vous ? qu’il y en aura assez pour en pendre un à la porte de chacun des châteaux que j’ai eu la faiblesse de lui octroyer. Et qu’on ne vienne plus jamais intercéder pour lui, et qu’aucun de vous ne s’avise de me prêcher l’accommodement. D’ailleurs, il n’y aura plus lieu de plaider pour ce félon, et la Blanche et la Jeanne pourront se vider à faire couler leurs larmes ; on apprendra qu’il n’y a nul maître en France, hors moi. » 
  Et sans cesse il revenait sur ce « nul maître en France, hors moi », comme s’il avait eu besoin de se persuader qu’il était le roi. Il se calma à demi pour demander quand se tiendrait ce banquet que son âne de fils offrait si courtoisement à son serpent de gendre… « Le jour de la Sainte Irène, le 5 avril »… « Le 5 avril, la Sainte-Irène », répéta-t-il comme s’il avait peine à se mettre une chose si simple dans l’esprit. 
  Il resta un moment à secouer la tête, tel un cheval, pour égoutter ses cheveux jaunes tout collés de pluie. « Ce jour-là, j’irai chasser à Gisors », fit-il. On était habitué à ses sautes d’humeur ; chacun pensa que la colère du roi s’était épuisée en paroles et que la chose en resterait là. Et puis advint ce qui se passa au banquet de Rouen… 
  Oui, mais vous ne le savez pas par le menu. Je vais vous conter cela, mais demain ; car pour ce jour d’hui, l’heure avance, et nous devons être proches d’arriver. Vous voyez, à bavarder ainsi, le chemin paraît plus court. Pour ce soir, nous n’avons qu’à souper et dormir. Demain, nous serons à Auxerre, où j’aurai des nouvelles d’Avignon et de Paris. 
  Ah ! un mot encore, Archambaud. Soyez circonspect avec Monseigneur de Bourges, qui nous accompagne, si jamais il vous entreprend. Il ne me plaît guère, et je ne sais pourquoi, j’ai dans l’idée que cet homme-là a des intelligences avec le Capocci. Lancez le nom, sans paraître y toucher, et vous me direz ce qu’il vous en semble.

Demain ‘’Quand un roi perd la France’’ 2 ème partie – ch 3 ‘’Vers Rouen’’

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