QUATRIÈME
PARTIE
L’ÉTÉ
DES DÉSASTRES
I
LA
CHEVAUCHÉE NORMANDE
Tout
ne peut être tout le temps néfaste… Ah ! vous avez noté,
Archambaud, que c’était l’une de mes sentences favorites… Eh !
oui, au sein de tous les revers, de toutes les peines, de tous les
mécomptes, nous sommes toujours gratifiés de quelque bien qui nous
vient réconforter. Il suffit seulement de le savoir apprécier. Dieu
n’attend que notre gratitude pour nous prouver davantage sa
mansuétude. Voyez, après cet été calamiteux pour la France, et
bien décevant, je le confesse, pour mon ambassade, voyez comme nous
sommes favorisés par la saison, et le beau temps que nous avons pour
continuer notre voyage ! C’est un encouragement du ciel. Je
craignais, après les pluies que nous eûmes en Berry, de rencontrer
l’intempérie, la bourrasque et la froidure à mesure que nous
avancerions vers le nord. Aussi m’apprêtais-je à me calfeutrer
dans ma litière, à m’emmitoufler de fourrures et à nous soutenir
de vin chaud. Or voici tout le contraire ; l’air s’est adouci, le
soleil brille, et ce décembre est comme un printemps.
Cela
se voit parfois en Provence ; mais je n’attendais pas pareille
lumière qui ensoleille la campagne, pareille tiédeur qui fait suer
les chevaux sous les housses, pour nous accueillir à notre entrée
en Champagne.
Il
faisait presque moins chaud, je vous assure, quand j’arrivai à
Breteuil en Normandie, au début de juillet, pour y trouver le roi.
Car, parti d’Avignon le 21 du mois de juin, j’étais le 12
juillet… ah ! bon, vous vous souvenez ; je vous l’ai déjà dit…
et le Capocci était malade… c’est cela… du train auquel je
l’avais mené… Ce que le roi Jean faisait à Breteuil ? Le siège,
le siège du château, au terme d’une courte chevauchée normande
qui n’avait pas été pour lui un gros triomphe, c’est le moins
qu’on puisse dire. Le duc de Lancastre, je vous le rappelle,
débarque en Cotentin le 18 juin. Soyez attentif aux dates ; elles
ont de l’importance, en l’occurrence… Les astres ? Ah, non, je
n’ai pas étudié particulièrement les astres de ce jour-là.
Ce
que je voulais dire, c’est qu’à la guerre, le temps et la
rapidité comptent autant et parfois plus que le nombre des troupes.
Dans les trois jours, il fait sa jonction, à l’abbaye de
Montebourg, avec les détachements du continent, celui que Robert
Knolles, un bon capitaine, amène de Bretagne, et celui qu’a levé
Philippe de Navarre. Qu’alignent-ils à eux trois ? Philippe de
Navarre et Godefroy d’Harcourt n’ont guère avec eux plus d’une
centaine de chevaliers. Knolles fournit le plus fort contingent :
trois cents hommes d’armes, cinq cents archers, pas tous anglais
d’ailleurs ; il y a là des Bretons qui viennent avec Jean de
Montfort, prétendant au duché contre le comte de Blois qui est
l’homme des Valois. Enfin, Lancastre compte à peine cent cinquante
armures et deux cents archers, mais il a une grosse remonte de
chevaux.
Lorsque
le roi Jean II connut ces chiffres, il eut un grand rire qui le
secoua de la panse aux cheveux. Pensait-on l’effrayer avec cette
piteuse armée ? Si c’était là tout ce que son cousin
d’Angleterre pouvait réunir, il n’y avait pas de quoi
s’inquiéter grandement.
«
J’avais bien raison, vous voyez, Charles, mon fils, vous voyez,
Audrehem, de ne pas craindre de mettre mon gendre en geôle ; oui,
j’avais bien raison de me moquer des défis de ces petits Navarre,
puisqu’ils ne peuvent produire que si maigres alliés. »
Et
il se donnait gloire d’avoir, dès le début du mois, appelé l’ost
à Chartres.
«
N’était-ce pas bonne prévoyance, qu’en dites-vous, Audrehem,
qu’en dites-vous, Charles, mon fils ? Et vous voyez qu’il
suffisait de convoquer le ban, et non l’arrière-ban. Qu’ils
courent, ces bons Anglais, qu’ils s’enfoncent dans le pays. Nous
allons fondre sur eux et les jeter dans la bouche de Seine. »
On
l’avait rarement vu si joyeux, m’a-t-on dit, et je le veux bien
croire. Car ce perpétuel battu aime la guerre, au moins en rêve.
Partir, donner des ordres du haut de son destrier, être obéi, enfin
! car à la guerre les gens obéissent… en tout cas au départ ;
laisser les soucis de finance ou de gouvernement à Nicolas Braque, à
Lorris, à Bucy et aux autres ; vivre entre hommes, plus de femmes
dans l’entourage ; bouger, bouger sans cesse, manger en selle, à
grosses bouchées, ou bien sur un talus de route, à l’abri d’un
arbre déjà chargé de petits fruits verts, recevoir le rapport des
éclaireurs, prononcer de grandes paroles que chacun ira répétant…
« Si l’ennemi a soif, il boira son sang »… poser la main sur
l’épaule d’un chevalier qui en rougit d’aise… « Jamais las,
Boucicaut… ta bonne épée fourmille, noble Coucy ! »…
Et
pourtant, a-t-il remporté une seule victoire ? Jamais. À vingt-deux
ans, désigné par son père comme chef de guerre en Hainaut… ah !
la belle appellation : chef de guerre !… il s’est remarquablement
fait découdre par les Anglais. À vingt-cinq ans, avec un plus beau
titre encore, à croire qu’il les invente : seigneur de la
conquête… il a coûté fort cher aux populations du Languedoc,
sans réussir, en quatre mois de siège, à s’emparer d’Aiguillon,
au confluent du Lot et de la Garonne.
Mais à l’entendre, tous ses
combats furent prouesses, quelque triste issue ils aient eue. Jamais
homme ne s’est acquis tant d’assurance dans l’expérience de la
défaite. Cette fois, il faisait durer son plaisir. Le temps, pour
lui, d’aller prendre l’oriflamme à Saint-Denis et, sans se
presser, de gagner Chartres, déjà le duc de Lancastre, passé au
sud de Caen, franchissait la Dives et s’en venait dormir à
Lisieux. Le souvenir de la chevauchée d’Édouard III, dix ans plus
tôt, et surtout du sac de Caen, n’était pas effacé. Des
centaines de bourgeois occis dans les rues, quarante mille pièces de
drap raflées, tous les objets précieux enlevés pour
l’outre-manche, et l’incendie de la ville évité de justesse…
certes non, la population normande n’avait pas oublié et elle
montrait plutôt de l’empressement à laisser passer les archers
anglais. D’autant plus que Philippe d’Évreux-Navarre et messire
Godefroy d’Harcourt faisaient bien savoir que ces Anglais étaient
des amis. Le beurre, le lait et les fromages étaient abondants, le
cidre gouleyant ; les chevaux dans ces prés gras ne manquaient pas
de fourrage. Après tout, nourrir mille Anglais, un soir, coûtait
moins cher que payer au roi, toute l’année ronde, sa gabelle, son
fouage, et son impôt de huit deniers à la livre sur les
marchandises.
À Chartres, Jean II trouva son ost moins rassemblé et
moins prêt qu’il ne le croyait. Il comptait sur une armée de
quarante mille hommes. À peine en dénombrait-on le tiers. Mais
n’était-ce pas assez, n’était-ce pas déjà trop en regard de
l’adversaire qu’il devait affronter ?
« Eh, je ne paierai point
ceux qui ne se sont pas présentés ; ce sera tout avantage. Mais je
veux qu’on leur adresse remontrances. »
Le temps de s’installer
dans son tref fleurdelisé et d’expédier ces remontrances…
«
Quand le roi veut, chevalier doit »…
le duc de Lancastre, lui,
était à Pont-Audemer, un fief du roi de Navarre. Il délivrait le
château, qu’un parti français assiégeait vainement depuis
plusieurs semaines, et renforçait un peu la garnison navarraise, à
laquelle il laissait du ravitaillement pour un an ; puis, piquant au
sud, il allait piller l’abbaye du Bec-Hellouin. Le temps, pour le
connétable, duc d’Athènes, de mettre un peu d’ordre dans la
cohue de Chartres… car ceux qui s’étaient présentés
piétinaient les blés nouveaux depuis trois semaines et commençaient
à s’impatienter… le temps surtout d’apaiser les discordes
entre les deux maréchaux, Audrehem et Jean de Clermont, qui se
haïssaient de bon cœur, et Lancastre déjà était sous les murs du
château de Conches dont il délogea les gens qui l’occupaient au
nom du roi. Et puis il y mit le feu.
Ainsi les souvenirs de Robert
d’Artois et ceux, plus frais, de Charles le Mauvais s’en allèrent
en fumée. Il ne porte pas bonheur, ce château-là… Et Lancastre se
dirigea sur Breteuil. À part Évreux, toutes les places que le roi
avait voulu saisir dans le fief de son gendre étaient reprises l’une
après l’autre. « Nous écraserons ces méchants à Breteuil »,
dit fièrement Jean II quand son armée put enfin s’ébranler.
De
Chartres à Breteuil, il y a dix-sept lieues. Le roi voulut qu’on
les couvrît en une seule étape. Dès midi, il paraît qu’on
commença d’égrener des traînards. Quand les hommes parvinrent,
fourbus, à Breteuil, Lancastre n’y était plus. Il avait enlevé
la citadelle, pris la garnison française et installé en sa place
une troupe solide, commandée par un bon chef navarrais, Sanche
Lopez, auquel il laissait, là aussi, du ravitaillement pour un an.
Prompt à se consoler, le roi Jean s’écria : « Nous les
taillerons à Verneuil ; n’est-ce pas mes fils ? » Le Dauphin
n’osait dire ce qu’il m’a confié ensuite, à savoir qu’il
lui semblait absurde de poursuivre mille hommes avec près de quinze
mille. Il ne voulait point paraître moins assuré que ses frères
cadets qui tous se modelaient sur leur père et faisaient les
ardents, y compris le plus jeune, Philippe, qui n’a que quatorze
ans. Verneuil au bord de l’Avre ; l’une des portes de la
Normandie. La chevauchée anglaise y était passée la veille, tel un
torrent ravageur.
Les habitants virent arriver l’armée française
comme un fleuve en crue. Messire de Lancastre sachant ce qui
déferlait vers lui, se garda bien de pousser vers Paris. Emmenant le
gros butin qu’il avait fait en chemin, ainsi qu’un beau nombre de
prisonniers, il reprit prudemment la route de l’ouest… « Sur
Laigle, sur Laigle, ils sont partis sur Laigle », indiquèrent les
vilains. Entendant cela, le roi Jean se sentit marqué par
l’attention divine. Vous voyez bien pourquoi… Mais non,
Archambaud, pas à cause de l’oiseau… Ah ! vous y êtes… À
cause de la Truie-qui-file… le meurtre de Monsieur d’Espagne…
Là où avait été perpétré le crime, là même le roi arrivait
pour accomplir le châtiment. Il ne permit pas à son armée de
dormir plus de quatre heures. À Laigle, il allait rejoindre les
Anglais et Navarrais, et ce serait l’heure, enfin, de sa vengeance.
Ainsi, le neuf juillet, ayant fait halte devant le seuil de la
Truie-qui-file, le temps d’y ployer sa genouillère de fer…
étrange spectacle pour l’armée que celui d’un roi en prière et
en pleurs sur une porte d’auberge !… il apercevait enfin les
lances de Lancastre, à deux lieues de Laigle, en lisière de la
forêt de Tubœuf… Tout cela, mon neveu, venait de se passer quand
on me le conta, trois jours après.
« Lacez heaumes, formez
batailles », cria le roi. Alors, pour une fois d’accord, le
connétable et les deux maréchaux s’interposèrent.
« Sire,
déclara rudement Audrehem, vous m’avez toujours vu ardent à vous
servir…
– Et moi aussi, dit Clermont.
– … mais ce serait
folie de nous engager sur-le-champ. Il ne faut plus demander un seul
pas à vos troupes. Depuis quatre jours vous ne leur donnez point de
répit, et ce jour même vous les avez menées avec plus grande hâte
que jamais. Les hommes sont hors de souffle, voyez-les donc ; les
archers ont les pieds en sang et s’ils n’avaient leur pique pour
se soutenir, ils s’écrouleraient sur le chemin même.
– Ah !
cette piétaille, toujours, qui ralentit tout ! » dit Jean II
irrité.
« Ceux qui chevauchent ne valent pas mieux, lui répliqua
Audrehem. Maintes montures sont blessées au garrot par leur charge,
et maintes autres boitent, qu’on n’a pu referger. Les hommes
d’armure, à tant aller par la chaleur qu’il fait, ont le cul
saignant. N’attendez rien de vos bannières, avant qu’elles
n’aient pris repos.
– Outre quoi, Sire, renchérit Clermont,
voyez en quel territoire nous irions attaquer. Nous avons devant nous
une forêt dense, où Messire de Lancastre s’est retrait. Il aura
toute aisance de faire échapper son parti, cependant que nos archers
vont s’empêtrer en taillis et nos lances charger les troncs
d’arbres. »
Le roi Jean eut un moment d’humeur méchante,
pestant contre les hommes et les circonstances qui faisaient échec à
sa volonté. Puis il prit une de ces décisions surprenantes pour
lesquelles ses courtisans l’appellent le Bon, afin que leur
flatterie lui soit répétée. Il envoya ses deux premiers écuyers,
Pluyan du Val et Jean de Corquilleray, vers le duc de Lancastre pour
lui porter défi et lui demander bataille. Lancastre se tenait dans
une clairière, ses archers disposés devant lui, tandis que des
éclaireurs, partout, observaient l’armée française et repéraient
des chemins de repli. Le duc aux yeux bleus vit donc arriver devers
lui, escortés de quelques gens d’armes, les deux écuyers royaux
qui arboraient pennon fleurdelisé à la hampe de leur lance, et qui
soufflaient en cornet comme des hérauts de tournoi.
Entouré de
Philippe de Navarre, de Jean de Montfort et de Godefroy d’Harcourt,
il écouta le discours suivant, que lui tint Pluyan du Val. Le roi de
France arrivait à la tête d’une immense armée, alors que le duc
n’en avait qu’une petite. Aussi proposait-il audit duc de
s’affronter le lendemain, avec un même nombre de chevaliers de
part et d’autre, cent, ou cinquante, ou même trente, dans un lieu
à convenir, et selon toutes les règles de l’honneur. Lancastre
reçut courtoisement les propositions du roi « qui se disait de
France », mais n’en était pas moins partout réputé pour sa
chevalerie. Il assura qu’il envisagerait la chose avec ses alliés,
qu’il désignait de la main, car elle était trop sérieuse pour en
décider seul. Les deux écuyers crurent pouvoir déduire de ces
paroles que Lancastre donnerait réponse le lendemain. C’est sur
cette assurance que le roi Jean commanda de dresser son tref et
plongea dans le sommeil.
Et la nuit des Français fut celle d’une
armée ronflante. Au matin, la forêt de Tubœuf était vide. On y
voyait des traces de passage, mais plus d’Anglais ni de Navarrais.
Lancastre avait prudemment replié son monde vers Argentan. Le roi
Jean II laissa éclater son mépris pour ces ennemis sans loyauté,
seulement bons au pillage quand ils n’avaient personne devant eux,
mais qui s’éclipsaient dès qu’on leur offrait combat.
« Nous
portons l’Étoile sur le cœur, tandis que la Jarretière leur bat
le mollet. Voilà ce qui nous distingue. Ce sont les chevaliers de la
fuite. »
Mais songea-t-il à les prendre en chasse ? Les maréchaux
proposaient de jeter les bannières les plus fraîches sur la voie de
Lancastre ; à leur surprise, Jean II repoussa l’idée. On eût dit
qu’il considérait la bataille gagnée dès lors que l’adversaire
n’avait pas relevé son défi. Il décida donc de revenir vers
Chartres pour y dissoudre l’ost. Au passage, il reprendrait
Breteuil. Audrehem lui remontra que la garnison laissée à Breteuil
par Lancastre était nombreuse, bien commandée et bien retranchée.
« Je connais la place, Sire ; on ne l’enlève pas facilement.
–
Alors pourquoi les nôtres s’en sont-ils laissé déloger ? lui
répondit le roi Jean. Je conduirai le siège moi-même. »
Et c’est
là, mon neveu, que je le rejoignis, en compagnie de Capocci, le 12
juillet.
Demain "Quand un roi perd la France" - 4èpe partie - ch 2 - "Le siège de Breteuil".
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