II
LE
SIEGE DE BRETEUIL
Le
roi Jean nous reçut armé en guerre, comme s’il allait lancer
l’assaut dans la demi-heure. Il nous baisa l’anneau, nous demanda
nouvelles du Saint-Père, et, sans écouter la réponse un peu
longue, dissertante et fleurie, dans laquelle Niccola Capocci s’était
engagé, il me dit :
« Monseigneur de Périgord, vous arrivez à
point pour assister à un beau siège. Je sais la vaillance qu’on a
dans votre famille, et qu’on y est expert aux arts de la guerre.
Les vôtres toujours ont très hautement servi le royaume, et si vous
n’étiez prince d’Église, vous seriez sans doute maréchal à
mon ost. Je gage qu’ici vous allez prendre plaisir. »
Cette
manière de ne s’adresser qu’à moi, et pour me complimenter sur
ma parentèle, déplut au Capocci, qui n’est pas de très haut
lignage, et qui crut bon de dire que nous n’étions pas là pour
nous émerveiller de prouesses de guerre, mais pour parler de paix
chrétienne. Je sus aussitôt que les choses n’iraient guère entre
mon colégat et le roi de France, surtout quand ce dernier eut vu mon
neveu Robert de Durazzo auquel il fit force amitiés, le questionnant
sur la cour de Naples et sur sa tante la reine Jeanne. Il faut dire
qu’il était très beau, mon Robert, tournure superbe, visage rose,
cheveux soyeux… la grâce et la force tout ensemble. Et je vis
poindre dans l’œil du roi cette étincelle qui ordinairement luit
au regard des hommes quand passe une belle femme. « Où
prendrez-vous vos quartiers ? » demanda-t-il. Je lui dis que nous
nous accommoderions dans une abbaye voisine. Je l’observai bien, et
le trouvai assez envieilli, épaissi, alourdi, le menton plus pesant
sous la barbe peu fournie, d’un jaune pisseux. Et il avait pris
l’habitude de balancer la tête, comme s’il était gêné au col
ou à l’épaule par quelque limaille dans sa chemise d’acier. Il
voulut nous montrer le camp, où notre arrivée avait produit quelque
remous de curiosité.
« Voici Sa Sainte Éminence Monseigneur de
Périgord qui nous est venu visiter », disait-il à ses bannerets,
comme si nous étions venus tout exprès pour lui porter l’aide du
ciel.
Je distribuai les bénédictions. Le nez de Capocci
s’allongeait de plus en plus. Le roi tenait beaucoup à me faire
connaître le chef de son engeignerie auquel il semblait accorder
plus d’importance qu’à ses maréchaux ou même son connétable.
« Où est l’Archiprêtre ?… A-t-on vu l’Archiprêtre ?…
Bourbon, faites appeler l’Archiprêtre… » Et je me demandais ce
qui pouvait bien valoir le surnom d’archiprêtre au capitaine qui
commandait les machines, mines et artillerie à poudre. Étrange
bonhomme que celui qui vint à nous, monté sur de longues pattes
arquées prises dans des jambières et des cuissots d’acier ; il
avait l’air de marcher sur des éclairs. Sa ceinture, très serrée
sur le surcot de cuir, lui donnait une tournure de guêpe. De grandes
mains aux ongles noirs et qu’il tenait écartées du corps, à
cause des cubitières de métal qui lui protégeaient les bras. Une
gueule assez louche, maigre, aux pommettes saillantes, aux yeux
étirés, et l’expression goguenarde de quelqu’un qui est
toujours prêt à s’offrir pour un quart de sol la figure d’autrui.
Et pour coiffer le tout, un chapeau de Montauban, à larges bords,
tout en fer, avançant en pointe au-dessus du nez, avec deux fentes
pour pouvoir regarder à travers quand il baissait la tête. « Où
étais-tu l’Archiprêtre ? On te cherchait », dit le roi qui
précise à mon intention : « Arnaud de Cervole, sire de Vélines. –
Archiprêtre, pour vous servir… Monseigneur cardinal… », ajoute
l’autre d’un ton moqueur qui ne me plaît guère. Et soudain, je
me rappelle… Vélines, c’est de chez nous, Archambaud… bien
sûr, près de Sainte-Foy-la-Grande, aux limites du Périgord et de
la Guyenne. Et le bonhomme avait bel et bien été archiprêtre, un
archiprêtre sans latin ni tonsure, certes, mais archiprêtre quand
même. Et d’où cela ? Mais tout naturellement de Vélines, son
petit fief, dont il s’était fait attribuer la cure, touchant ainsi
à la fois les redevances seigneuriales et les revenus
ecclésiastiques. Il ne lui en coûtait que de payer un vrai clerc,
au rabais, pour assurer le travail d’Église… jusqu’à ce que
le pape Innocent lui supprime son bénéfice, comme toutes autres
commendes de cette nature, au début du pontificat. « Les brebis
doivent être gardées par un pasteur… » ; ce que je vous contais
l’autre jour. Alors, envolée l’archiprêtrise de Vélines !
J’avais eu à connaître de l’affaire entre cent de même sorte,
et je savais que le gaillard ne portait pas la cour d’Avignon au
plus haut de son cœur. Pour une fois, je dois dire, je donnais
pleine raison au Saint-Père. Et je devinai que ce Cervole n’allait
pas, lui non plus, me faciliter les choses.
« L’Archiprêtre m’a
fait un fier travail à Évreux, et la ville est redevenue nôtre »,
me dit le roi pour mettre en valeur son artificier.
« C’est même
la seule que vous ayez reprise au Navarrais, Sire », lui répondit
Cervole avec un bel aplomb.
« Nous en ferons autant de Breteuil. Je
veux un beau siège, comme celui d’Aiguillon.
– À ceci près que
vous n’avez jamais pris Aiguillon, Sire. »
Diantre, me dis-je,
l’homme est bien en cour, pour parler avec cette franchise.
«
C’est qu’on ne m’en a point, hélas, laissé le temps », dit
tristement le roi.
Il fallait être l’Archiprêtre… je me suis
mis moi aussi à l’appeler l’Archiprêtre, puisque tout le monde
le nommait ainsi… il fallait être cet homme-là pour balancer son
chapeau de fer et murmurer, devant son souverain : « Le temps, le
temps… six mois… » Et il fallait être le roi Jean pour
s’obstiner à croire que le siège d’Aiguillon, qu’il avait
conduit dans l’année même où son père se faisait écraser à
Crécy, représentait un modèle de l’art militaire. Une entreprise
ruineuse, interminable. Un pont qu’il avait ordonné de construire
pour approcher la forteresse, et dans un si bon emplacement que les
assiégés l’avaient détruit six fois. Des machines compliquées
qu’on avait dû acheminer à grands frais et grande lenteur, depuis
Toulouse… et pour un résultat parfaitement nul. Eh bien ! c’était
là-dessus que le roi Jean fondait sa gloire et qu’il autorisait
son expérience. En vérité, acharné comme il est à régler ses
rancunes envers le destin, il voulait prendre, à dix ans de
distance, sa revanche d’Aiguillon, et prouver que ses méthodes
étaient les bonnes ; il voulait laisser dans la mémoire des nations
le souvenir d’un grand siège. Et c’était pour cela que,
négligeant de poursuivre un ennemi qu’il aurait pu battre sans
beaucoup de peine, il venait de planter son tref devant Breteuil.
Encore, s’adressant à l’Archiprêtre, fort versé dans le nouvel
usage des destructions par la poudre, on eût pu croire qu’il avait
résolu de miner les murailles du château, comme on avait fait à
Évreux. Mais non. Ce qu’il demandait à son maître de
l’engeignerie, c’était d’élever des constructions d’assaut
qui permettraient de passer par-dessus les murs. Et les maréchaux et
les capitaines écoutaient, pleins de respect, les ordres du roi et
s’affairaient à les accomplir. Aussi longtemps qu’un homme
commande, fût-ce le pire imbécile, il y a des gens pour croire
qu’il commande bien. Quant à l’Archiprêtre… j’eus
l’impression que l’Archiprêtre se moquait de tout. Le roi
voulait des rampes, des échafaudages, des beffrois ; eh bien, on lui
en construirait, et l’on demanderait paiement en conséquence. Si
ces appareils d’autrefois, ces machineries d’avant les pièces à
feu n’apportaient pas le résultat escompté, le roi n’aurait à
s’en prendre qu’à lui-même. Et l’Archiprêtre ne laisserait à
personne le soin de le lui dire ; il avait sur le roi Jean cet
ascendant qu’ont parfois les soudards sur les princes, et il ne se
gênait pas pour en user, une fois que le trésorier lui avait aligné
sa solde et celle de ses compagnons.
La petite ville normande se
transforma en un immense chantier. On creusait des retranchements
autour du château. La terre retirée des fossés servait à établir
des plates-formes et des pentes d’assaut. Ce n’était que bruits
de pelles et de charrois, grincements d’essieux, claquements de
fouets et jurons. Je me serais cru revenu à Villeneuve. Les haches
retentissaient dans les forêts avoisinantes. Certains villageois des
parages faisaient leurs affaires, s’ils vendaient de la boisson.
D’autres avaient la mauvaise surprise de voir soudain six goujats
démolir leur grange pour en emporter les poutres. « Service du roi
! » C’était vite dit. Et les pioches de s’attaquer aux murs de
torchis, et les cordes de tirer sur les bois de colombages, et
bientôt, dans un grand craquement, tout s’écroulait.
« Il aurait
bien pu aller se planter ailleurs, le roi, plutôt que de nous
envoyer ces malfaisants qui nous ôtent nos toits de dessus la tête
», disaient les manants.
Ils commençaient à trouver que le roi de
Navarre était un meilleur maître, et que même la présence des
Anglais pesait moins lourd que celle du roi de France.
Je restai donc
à Breteuil un morceau de juillet, au grand dam de Capocci qui aurait
préféré le séjour de Paris… moi aussi je l’eusse préféré
!… et qui envoyait en Avignon des missives pleines d’acrimonie où
il laissait entendre fielleusement que je me plaisais plus à
contempler la guerre qu’à faire avancer la paix. Or comment, je
vous le demande, pouvais-je faire avancer la paix sinon en parlant au
roi, et où pouvais-je lui parler, sinon au siège dont il ne
paraissait pas vouloir s’éloigner ? Il passait ses journées à
tourner autour des travaux en compagnie de l’Archiprêtre ; il
usait son temps à vérifier un angle d’attaque, à s’inquiéter
d’un épaulement, et surtout à regarder monter la tour de bois, un
extraordinaire beffroi sur roues où l’on pourrait loger force
archers, avec tout un armement d’arbalètes et de traits à feu,
une machine comme on n’en avait point vu depuis les temps antiques.
Il ne suffisait pas d’en bâtir les étages ; il fallait encore
trouver assez de peaux de bœufs pour revêtir cet énorme échafaud
; et puis construire un chemin dur et plat, pour pouvoir l’y
pousser. Mais quand elle serait prête, la tour, on verrait des
choses étonnantes ! Le roi me conviait souvent à souper, et là je
pouvais l’entretenir.
« La paix ? me disait-il. Mais c’est tout
mon désir. Voyez, je suis en train de dissoudre mon ost, gardant
juste avec moi ce qu’il me faut pour ce siège. Attendez que j’aie
pris Breteuil, et aussitôt après je veux bien faire la paix, pour
complaire au SaintPère. Que mes ennemis me soumettent leurs
propositions.
– Sire, disais-je, il faudrait savoir quelles
propositions vous seriez prêt à considérer…
– Celles qui ne
seront pas contraires à mon honneur. »
Ah ! ce n’était pas
tâche facile ! Ce fut moi, hélas, qui eut à lui apprendre, car
j’étais mieux informé que lui, que le prince de Galles
rassemblait des troupes à Libourne et à La Réole pour une nouvelle
chevauchée.
« Et vous me parlez de paix, Monseigneur de Périgord ?
— Précisément, Sire, afin d’éviter que de nouveaux malheurs…
– Cette fois, je ne permettrai pas que le prince d’Angleterre
s’ébatte en Languedoc comme il le fit l’an passé. Je vais
convoquer l’ost de nouveau, pour le 1 er août, à Chartres. »
Je
m’étonnai qu’il laissât partir ses bannières pour les
rappeler, une semaine plus tard. Je m’en ouvris, discrètement, au
duc d’Athènes, à Audrehem, car tout ce monde venait me voir et se
confiait à moi. Non, le roi s’obstinait, par un souci d’économie
qui ne lui ressemblait guère, à renvoyer d’abord le ban, qu’il
avait appelé le mois précédent, pour le rappeler, avec
l’arrière-ban. Quelqu’un avait dû lui dire, Jean d’Artois
peut-être ou une aussi fine cervelle, qu’il épargnerait ainsi
quelques jours de solde. Mais il aurait pris un mois de retard sur le
prince de Galles. Oh ! oui, il lui fallait faire la paix ; et plus il
attendrait, moins elle serait négociable à sa satisfaction.
Je
connus mieux l’Archiprêtre, et je dois dire que le bonhomme
m’amusa. Le Périgord le rapprochait de moi ; il vint me demander
de lui faire rendre son bénéfice. Et en quels termes !
« Votre
Innocent…
– Le Saint-Père, mon ami, le Saint-Père… lui
disais-je.
– Bon, le Saint-Père, si vous voulez, m’a supprimé
ma commande pour le bon ordre de l’Église… ah ! c’est ce que
l’évêque m’a dit. Eh quoi ? Croit-il donc qu’il n’y avait
pas d’ordre à Vélines, avant lui ? La cure des âmes, messire
cardinal, vous pensez que je ne l’exerçais point ? Il aurait fait
beau voir qu’un agonisant trépassât sans les sacrements. À la
moindre maladie, j’envoyais le tonsuré. Ça se paye, les
sacrements. Et les gens qui passaient devant ma justice : amende.
Ensuite, à confesse ; et la taxe de pénitence. Les adultères, la
même chose. Je sais comment ça se mène, moi, les bons chrétiens.
»
Je lui disais : « L’Église a perdu un archiprêtre, mais le
roi a gagné un bon chevalier. » Car Jean II l’avait armé
chevalier, l’an passé. Tout n’est pas mauvais, dans ce Cervole.
Il a, pour parler des bords de notre Dordogne, des accents tendres
qui surprennent. L’eau verte de la vaste rivière où se reflètent
nos manoirs, le soir, entre les peupliers et les frênes ; les
prairies grasses au printemps, la chaleur sèche des étés qui fait
mûrir les orges jaunes ; les soirs qui sentent la menthe ; les
raisins de septembre où nous mordions, enfants, dans des grappes
chaudes… Si tous les hommes de France aimaient leur terre autant
que l’aime cet homme-là, le royaume serait mieux défendu. Je
finis par comprendre les raisons de la faveur donc il jouissait.
D’abord, il avait rejoint le roi dans la chevauchée de Saintonge,
en 51, une petite équipée, mais qui avait permis à Jean II de
croire qu’il serait un roi victorieux. L’Archiprêtre lui avait
amené sa troupe, vingt armures et soixante sergents de pied. Comment
les avait-il pu rassembler, à Vélines ? Toujours est-il que cela
formait une compagnie. Mille écus d’or, réglés par le trésorier
des guerres, pour le service d’une année… Cela permettait au roi
de dire : « Nous sommes compagnons de longtemps, n’est-ce pas
vrai, l’Archiprêtre ? » Ensuite, il avait servi sous Monsieur
d’Espagne, et, malin, ne manquait jamais de le rappeler devant le
roi. C’était même sous les ordres de Charles d’Espagne, dans la
campagne de 53, qu’il avait chassé les Anglais de son propre
château de Vélines et des terres avoisinantes, Montcarret,
Montaigne, Montravel… Les Anglais tenaient Libourne et y avaient
grosse garnison d’archers. Mais lui, Arnaud de Cervole, tenait
Sainte-Foy et n’était pas disposé à se la laisser enlever…
«
Je suis contre le pape parce qu’il m’a ôté mon archi-prêtrise ;
je suis contre l’Anglais parce qu’il a ravagé mon château ; je
suis contre le Navarrais parce qu’il a occis mon connétable. Ah !
que n’ai-je été à Laigle, auprès de lui, pour le défendre ! »
…
C’était baume pour les oreilles du roi. Et puis, enfin,
l’Archiprêtre excelle aux nouveaux engins à feu. Il les aime, il
les apprivoise, il s’en amuse. Rien ne lui plaît tant, il me l’a
dit, que d’allumer une mèche, après de souterraines préparations,
et de voir une tour de château s’ouvrir comme une fleur, comme un
bouquet, projetant en l’air hommes et pierres, piques et tuiles. À
cause de cela, il est entouré, sinon d’estime, du moins d’un
certain respect ; car beaucoup, parmi les plus hardis chevaliers,
répugnent à s’approcher de ces armes du diable que lui manie
comme en se jouant. Il y a des gens ainsi, chaque fois
qu’apparaissent de nouveaux procédés de guerre, qui en ont le
sens immédiat et se font une réputation de leur emploi. Alors que
les valets d’armes, les mains sur les oreilles, courent à mettre à
l’abri, et que même les barons et les maréchaux reculent
prudemment, Cervole, une lumière amusée dans l’œil, regarde
rouler les barils de poudre, donne des ordres nets, enjambe les
fougasses, se coule dans les sapes en rampant sur ses cubitières,
ressort, bat tranquillement le briquet, prend son temps pour gagner
un angle mort ou s’accroupir derrière un muret, tandis que part le
tonnerre, que la terre tremble et que les murs s’entrouvrent.
Pareilles tâches exigent des équipes solides.
Cervole a formé la
sienne ; des brutes habiles, des amateurs de massacre, ravis de
répandre la terreur, de briser, de détruire. Il les paye bien ; car
le risque vaut salaire. Et il va flanqué de ses deux lieutenants
qu’on croirait choisis pour leurs noms : Gaston de la Parade et
Bernard d’Orgueil. Entre nous, le roi Jean aurait mieux employé
ces trois artificiers-là, Breteuil serait tombé en une semaine.
Mais non ; il voulait son beffroi roulant. Cependant que la grande
tour s’élevait, don Sanche Lopez, ses Navarrais et ses Anglais,
enfermés dans le château, n’avaient pas l’air autrement émus.
Les gardes se relayaient, à heures fixes, sur les chemins de ronde.
Les assiégés, bien pourvus de vivres, avaient la mine grasse. De
temps en temps, ils envoyaient une volée de flèches sur les
terrassiers, mais avec parcimonie, pour ne pas user inutilement leurs
munitions. Ces tirs, qui se produisaient parfois au passage du roi,
lui procuraient des illusions d’exploit…
« Avez-vous vu ? Tout
un vol de flèches est arrivé sur lui, et point n’a bronché notre
Sire ; ah ! le bon roi… »
Et permettaient à l’Archiprêtre, à
l’Orgueil, à la Parade de lui crier : « Gardez-vous, Sire, on
vous ajuste ! »… en lui faisant rempart de leur corps contre des
traits qui venaient finir dans l’herbe, à leurs pieds.
Il ne
sentait pas bon, l’Archiprêtre. Mais il faut convenir que tout le
monde puait, que tout le camp puait, et que c’était surtout par
l’odeur que Breteuil était assiégée ! La brise charriait des
senteurs d’excréments, car tous ces hommes qui pelletaient,
charroyaient, sciaient, clouaient, se soulageaient au plus près de
leur labeur. On ne se lavait guère, et le roi lui-même, constamment
en cuirasse… Usant d’autant de parfums et d’essences que je
pouvais, j’eus le temps de bien observer les faiblesses du roi
Jean. Ah ! c’est merveille que tant d’inconscience ! Il avait là
deux cardinaux mandés par le Saint-Père pour tenter une grande paix
générale ; il recevait des courriers de tous les princes d’Europe
qui blâmaient sa conduite envers le roi de Navarre et lui donnaient
conseil de le libérer ; il apprenait que les aides, partout,
rentraient mal, et que non seulement en Normandie, non seulement à
Paris, mais dans le royaume entier, l’humeur des gens était
mauvaise et toute prête à la révolte ; il savait, surtout, que
deux armées anglaises s’apprêtaient contre lui, celle de
Lancastre en Cotentin, qui recevait renforts, et celle d’Aquitaine…
Mais rien n’avait d’importance, à ses yeux, que le siège d’une
petite place normande, et rien ne l’en pouvait distraire.
S’obstiner sur le détail sans plus apercevoir l’ensemble est un
grand vice de nature, chez un prince. Durant tout un mois, Jean II
n’alla qu’une fois à Paris, quatre jours, et pour y commettre la
sottise que je vous dirai. Et le seul édit dont il n’ait pas alors
laissé le soin à ses conseillers fut pour faire crier dans les
bourgs et bailliages, à six lieues autour de Breteuil, que toutes
manières de maçons, charpentiers, fouleurs, mineurs, houeurs,
coupeurs de bois et autres manouvriers vinssent devers lui, de jour
comme de nuit, portant les instruments et outils nécessaires à
leurs métiers, afin de travailler aux pièces de siège. La vue de
son grand beffroi mobile, son atournement d’assaut comme il
l’appelait, l’emplissait de satisfaction. Trois étages ; chaque
plate-forme assez large pour que deux cents hommes y puissent tenir
et combattre. Cela ferait donc six cents soldats au total qui
occuperaient cette machine extraordinaire, quand on aurait apporté
assez de fagots et fascines, charrié assez de pierres et tassé de
terre pour lui former le chemin où elle roulerait sur ses quatre
roues énormes. Le roi Jean était si fier de son beffroi qu’il
avait invité à le voir monter et mettre en œuvre. Ainsi s’en
étaient venus le bâtard de Castille, Henri de Trastamare, ainsi que
le comte de Douglas. « Messire Édouard a son Navarrais, mais moi
j’ai mon Écossais », disait joliment le roi. À la différence
près que Philippe de Navarre apportait aux Anglais la moitié de la
Normandie, tandis que messire de Douglas n’apportait rien d’autre
au roi de France que sa vaillante épée. J’entends encore le roi
nous expliquer : « Voyez, messeigneurs : cet atournement peut être
poussé au point que l’on veut des remparts, les surplomber,
permettre aux assaillants de jeter dans la place toutes sortes de
carreaux et projectiles, d’attaquer à hauteur même des chemins de
ronde. Les cuirs qu’on cloue dessus ont pour objet d’amortir les
flèches. »
Et moi qui m’obstinais à lui parler des conditions de
la paix ! L’Espagnol et l’Écossais n’étaient pas seuls à
contempler l’énorme tour de bois. Les gens de messire Sanche Lopez
la regardaient aussi, avec prudence, car l’Archiprêtre avait monté
d’autres machines qui arrosaient copieusement la garnison de balles
de pierre et de traits à poudre. Le château était pour ainsi dire
décoiffé. Mais les gens de Lopez n’avaient pas l’air tellement
effrayés. Ils ménageaient des trous dans leurs propres murailles, à
mi-hauteur. « Pour mieux pouvoir fuir », disait le roi.
Enfin le
grand jour arriva. J’y fus, un peu en retrait sur une petite butte,
car la chose m’intéressait. Le Saint-Siège a des troupes, et des
villes qu’il nous faut pouvoir défendre… Le roi Jean II paraît,
coiffé de son heaume couronné de fleurs d’or. De son épée
flamboyante, il donne le signe de l’attaque, tandis que les trompes
sonnent. Au sommet de la tour tendue de cuir flotte la bannière aux
fleurs de lis, et, au-dessous, les bannières des troupes qui
occupent les trois étages. C’est un bouquet d’étendards que ce
beffroi ! Et voilà qu’il se meut. Hommes et chevaux lui sont
attelés, par grappes, et l’Archiprêtre scande l’effort à
grands coups de gueule… On m’a dit avoir employé pour mille
livres de cordes de chanvre. L’engin progresse, très lentement
avec des gémissements de bois et quelques oscillations, mais il
progresse. De le voir ainsi avancer, se balançant un peu et tout
hérissé de drapeaux, on dirait un navire qui va à l’abordage. Et
il aborde, en effet, dans un grand tumulte. Déjà, on se bat sur les
créneaux, à hauteur de la troisième plate-forme. Les épées se
croisent, les flèches partent en vols serrés. L’armée qui
enserre le château, tout entière tête levée, a le souffle
suspendu. Là-haut se font de beaux exploits. Le roi, la ventaille
ouverte, assiste, superbe, à ce combat dans les airs. Et puis
soudain, un énorme fracas fait sursauter les troupes, et un jet de
fumée enveloppe les bannières, au sommet du beffroi. Messire de
Lancastre avait laissé des bouches de canon à don Sanche Lopez, que
celui-ci s’était bien gardé d’utiliser jusqu’à présent. Et
voilà que ces bouches, par les trous ménagés dans la muraille,
tirent à bout portant dans la tour roulante, crevant les peaux de
bœufs qui la recouvrent, fauchant des rangées d’hommes sur les
plates-formes, brisant les pièces de charpente. Les balistes et les
catapultes de l’Archiprêtre ont beau se mettre de la partie, elles
ne peuvent empêcher qu’une deuxième salve ne soit tirée, puis
une troisième. Ce ne sont plus seulement des boulets de fonte, mais
aussi des pots enflammés, des sortes de feux grégeois qui viennent
frapper le beffroi. Les hommes tombent, en hurlant, ou se ruent à
dévaler les échelles, ou même se lancent dans le vide,
affreusement brûlés. Les flammes commencent à jaillir du toit de
la belle machine. Et puis, dans un craquement d’enfer, le plus haut
étage s’effondre, écrasant ses occupants sous un brasier…
De ma
vie, Archambaud, je n’ai entendu plus effroyable clameur de
souffrance ; et encore je n’étais pas au plus près. Les archers
étaient pris dans un enchevêtrement de poutres incandescentes.
Poitrines défoncées, leurs jambes, leurs bras cramaient. Les peaux
de bœufs, en brûlant, répandaient une odeur atroce. La tour se mit
à pencher, à pencher, et alors qu’on croyait qu’elle allait
s’écrouler, elle s’immobilisa, inclinée, flambant toujours. On
y jeta de l’eau comme on put, on s’affaira à en retirer les
corps écrasés ou brûlés, tandis que les défenseurs du château
dansaient de joie sur les murailles en criant : « Saint Georges
loyauté ! Navarre loyauté ! »
Le roi Jean, devant ce désastre,
semblait chercher autour de lui un coupable, alors qu’il n’y en
avait d’autre que lui-même. Mais l’Archiprêtre était là, sous
son chapeau de fer, et la grande colère qui allait éclater resta
dans le heaume royal. Car Cervole était sans doute le seul homme de
toute l’armée qui n’eût pas hésité à dire au roi : « Voyez
votre ânerie, Sire. Je vous avais conseillé de creuser des mines,
plutôt que de bâtir ces grands échafauds qui ne sont plus d’usage
depuis bientôt cinquante ans. On n’est plus au temps des
Templiers, et Breteuil n’est pas Jérusalem. » Le roi demanda
simplement :
« Cet atournement peut-il être réparé ?
– Non,
Sire.
– Alors cassez ce qu’il en reste. Cela servira à combler
les fossés. »
Ce soir-là, je pensai opportun de l’entreprendre
sérieusement sur les approches d’un traité de paix. Les revers
ordinairement ouvrent l’oreille des rois à l’entendement de la
sagesse. L’horreur dont nous venions d’être témoins me
permettait d’en appeler à ses sentiments chrétiens. Et si son
ardeur chevaleresque était avide de prouesses, le pape lui en
offrait, à lui et aux princes d’Europe, de bien plus méritoires
et plus glorieuses du côté de Constantinople. Je me fis rebuffer,
ce qui remplit d’aise Capocci.
« J’ai deux chevauchées
anglaises qui me menacent en mon royaume et ne puis différer de
m’apprêter à leur courir sus. C’est là tout mon souci pour le
présent. Nous reparlerons à Chartres, s’il vous plaît. »
Les
dangers qu’il ignorait la veille lui paraissaient soudain d’urgence
première. Et Breteuil ? Qu’allait-il décider pour Breteuil ?
Préparer un nouvel assaut demanderait un autre mois aux assiégeants.
Les assiégés, pour leur part, s’ils n’avaient épuisé ni leurs
vivres ni leurs munitions, avaient été pas mal éprouvés. Ils
avaient des blessés, leurs tours étaient décoiffées. Quelqu’un
parla de négocier, d’offrir à la garnison une reddition
honorable. Le roi se tourna vers moi.
« Eh bien, Monseigneur
cardinal… »
Ce fut mon tour de lui marquer hauteur. J’étais
venu d’Avignon pour œuvrer à une paix générale, non pour
m’entremettre dans une quelconque livraison de forteresse. Il
comprit son erreur, et se donna contenance par ce qu’il crut être
une repartie plaisante. « Si cardinal est empêché, archiprêtre
peut faire office. »
Et le lendemain, tandis que la tour de bois
fumait encore et que les terrassiers s’étaient remis à l’œuvre,
mais cette fois pour enterrer les morts, notre sire de Vélines,
monté sur ses guêtres d’acier, et précédé de trompes
sonnantes, s’en alla conférer avec don Sanche Lopez. Ils
marchèrent un long moment devant le pont-levis du château, regardés
par les soldats des deux camps. Ils étaient l’un comme l’autre,
hommes de métier et ne pouvaient s’en faire accroire…
« Si je
vous avais attaqué avec des mines à poudre, sous vos murs, messire
?
– Ah ! messire, je pense que vous seriez venu à bout de nous.
–
Combien de temps pouvez-vous tenir encore ?
– Moins longtemps que
nous le souhaiterions, mais plus que vous ne l’espérez. Nous avons
suffisance d’eau, de victuailles, de flèches et de boulets. »
Au
bout d’une heure l’Archiprêtre s’en revint vers le roi. « Don
Sanche Lopez consent à vous remettre le château, si vous lui
laissez libre départ et si vous lui donnez de l’argent.
– Soit,
qu’on lui en donne et qu’on en finisse ! »
Deux jours plus tard,
les gens de la garnison, têtes hautes et bourses pleines, sortaient
pour s’en aller rejoindre Monseigneur de Lancastre. Le roi Jean
devrait réparer Breteuil à ses frais. Ainsi se terminait ce siège
qu’il avait voulu mémorable. Encore eut-il le front de nous
soutenir que sans son beffroi d’assaut la place serait venue moins
vite à composition.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ - 4ème partie – ch 2 -
‘’L’Hommage de Phoebus’’
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