III
VERS
ROUEN
Le
roi Jean s’en fut effectivement à Gisors, mais il n’y resta que
le temps de prendre cent piquiers de la garnison. Puis il partit bien
ostensiblement par la route de Chaumont et de Pontoise, afin que
chacun pût croire qu’il rentrait à Paris. Il emmenait avec lui
son second fils, le duc d’Anjou, et puis son frère, le duc
d’Orléans, lequel paraît plutôt comme un de ses fils, car
Monseigneur d’Orléans, qui a vingt ans, en compte dix-sept de
différence avec le roi, et seulement deux avec le Dauphin.
Le roi
s’était fait escorter du maréchal d’Audrehem, de ses seconds
chambellans, Jean d’Andrisel et Guy de La Roche, parce qu’il
avait expédié à Rouen, quelques jours plus tôt, Lorris et Nicolas
Braque, sous le prétexte qu’il les prêtait au Dauphin pour
veiller aux préparatifs de son banquet.
Qui y avait-il encore
derrière le roi ? Oh ! il avait bien constitué sa troupe. Il
emmenait les frères d’Artois, Charles et l’autre… « mon
cousin Jean »… qui lui collait à la croupe et dépassait de la
tête toute la chevauchée, et encore Louis d’Harcourt, qui était
en brouille avec son frère et son oncle Godefroy, et tenait à cause
de cela le parti du roi. Je vous passe les écuyers de chasse et les
veneurs, les Corquilleray, Huet des Ventes, et autres Maudétour.
Dame ! le roi allait chasser et voulait en donner l’apparence ; il
montait son cheval de chasse, un napolitain vite, brave et bien
embouché qu’il affectionne particulièrement. Nul ne pouvait
s’étonner qu’il fût suivi des sergents de sa garde étroite,
commandés par deux gaillards fameux pour la grosseur de leurs
muscles, Enguerrand Lalemant et Perrinet le Buffle. Ces deux-là vous
retournent un homme rien qu’en le prenant par la main…
Il est bon
qu’un roi ait toujours autour de lui une garde rapprochée. Le
Saint-Père a la sienne. J’ai mes hommes de protection, moi aussi,
qui chevauchent au plus près de ma litière, comme vous avez dû
vous en aviser. Je suis tellement accoutumé à eux que je finis par
ne plus les voir ; mais eux ne me quittent pas des yeux. Ce qui eût
pu surprendre, mais il aurait fallu avoir le regard bien ouvert,
c’était que les valets de la chambre, sans doute Tassin et Poupart
le Barbier, portaient, pendus à leur selle, le heaume, la
cervelière, la grande épée, tout le harnais de bataille du roi. Et
puis aussi la présence du roi des ribauds, un bonhomme qui se nomme…
Guillaume… Guillaume je ne sais plus quoi… et qui non seulement
veille à la police des bordels, dans les villes où le roi réside,
mais est chargé de la justice directe du roi. Il y a davantage de
travail dans cette charge depuis que Jean II est au trône.
Avec les
écuyers des ducs, les varlets, le domestique de tous ces seigneurs
et les piquiers embarqués à Gisors, cela faisait bien deux cents
cavaliers, dont beaucoup hérissés de lances, un bien gros équipage
pour aller buissonner le chevreuil. Le roi avait pris la direction de
Chaumont-en-Vexin mais jamais on ne le vit passer dans ce bourg. Sa
troupe s’évanouit en route comme par un tour d’enchanteur. Il
avait fait couper à travers la campagne pour remonter droit au nord,
sur Gournay-en-Bray où il ne s’attarda guère, juste le temps de
prendre le comte de Tancarville, un des rares grands seigneurs de
Normandie qui soit resté de ses féaux parce qu’il est comme chien
à chien avec les d’Harcourt. Un Tancarville stupéfait, car il
attendait là, entouré de vingt chevaliers de sa bannière, le
maréchal d’Audrehem, mais nullement le roi.
« Mon fils le Dauphin
ne vous avait-il pas convié demain à Rouen, messire comte ?
–
Oui, Sire ; mais le mandement que j’ai reçu de messire le
maréchal, qui venait inspecter les forteresses de ce pays, m’a
dispensé de paraître dans une compagnie où beaucoup de visages
m’auraient fort déplu.
– Eh bien ! vous irez quand même à
Rouen, Tancarville, et je vais vous instruire de ce que nous y allons
faire. »
Sur quoi, toute la chevauchée pique vers le sud, dans la
nuit tombante, une petite trotte, trois ou quatre lieues, mais qui
s’ajoutent aux dix-huit parcourues depuis le matin, pour aller
dormir dans un château fort bien écarté, en bordure de la forêt
de Lyons. Les espies du roi de Navarre, s’il en avait par là,
devaient être bien en peine de lui dire où courait le roi de
France, sur ce chemin haché, et pour y quoi faire… on a vu le roi
qui partait chasser… le roi est à inspecter les forteresses… Le
roi était debout avant l’aurore, plein de hâte et de fièvre,
pressant son monde, et déjà en selle pour foncer, cette fois au
plus droit, à travers la forêt de Lyons. Ceux qui voulaient manger
un quignon de pain et une tranche de lard durent le faire d’une
main, les rênes au creux du bras, de l’autre main tenant leur
lance, tout en trottant.
Elle est dense et longue, la forêt de Lyons
; elle a plus de sept lieues et pourtant en deux heures on l’a
presque traversée. Le maréchal d’Audrehem pense qu’à ce
train-là on va arriver sûrement trop tôt. On pourrait bien
s’arrêter un moment, ne serait-ce que pour laisser pisser les
chevaux. Sans compter que pour sa propre part… C’est le maréchal
lui-même qui me l’a raconté. « Une envie, que Votre Éminence me
pardonne, à me couper les flancs. Or, un maréchal de l’ost ne
peut tout de même pas se soulager du haut de sa monture, comme le
font les simples archers quand le besoin les presse, et tant pis
s’ils arrosent le cuir de l’arçon. Alors je dis au roi : «
Sire, rien ne sert de tant se hâter ; cela ne fait pas avancer plus
vite le soleil… En plus, les chevaux ont besoin de faire de l’eau.
» Et le roi de me répondre :
« Voici la lettre que j’écrirai au
pape, pour expliquer ma justice et prévenir les mauvais récits
qu’on pourra lui faire… Trop longtemps, Très Saint-Père, les
mansuétudes et accommodements que j’ai consentis par douceur
chrétienne à ce mauvais parent l’ont encouragé à forfaire, et à
cause de lui sont venus méchefs et malheurs au royaume. Il en
apprêtait un plus grand encore en me déprivant de la vie ; et c’est
pour prévenir qu’il accomplisse ce nouveau crime… »
Et pique
avant sans s’apercevoir de rien, qu’il est sorti de la forêt de
Lyons, qu’il a débuché en plaine, qu’il est entré dans une
forêt. Audrehem m’a dit qu’il ne lui avait jamais vu tel visage,
l’œil comme fou, son lourd menton trémulant sous la maigre barbe.
Soudain Tancarville pousse sa monture jusqu’à la hauteur du roi
pour demander à celui-ci, bien poliment, s’il a choisi de se
rendre à Pont-de-l’Arche.
« Mais non, crie le roi, je vais à
Rouen !
– Alors, Sire, je crains que vous n’y parveniez pas par
ici. Il eût fallu prendre à droite, à la dernière patte-d’oie.
»
Et le roi de faire faire demi-tour sur place à son cheval
napolitain, et de remonter au galop toute la colonne, en commandant à
grands coups de gueule qu’on le suive, ce qui ne s’accomplit pas
sans désordre, mais toujours sans pisser, pour la grand' peine du
maréchal…
Dites-moi, mon neveu, ne sentez-vous rien dans notre
allure ?… Eh bien, moi, si. Brunet, holà ! Brunet ! Un de mes
sommiers boite… Ne me dites pas : « Non, Monseigneur » et
regardez. Celui d’arrière. Et je pense même qu’il boite de
l’antérieur droit… Faites arrêter… Et alors ? Ah ! Il se
déferge ? Et de quel pied… Alors, qui avait raison ? J’ai les
reins plus éveillés que vous n’avez les yeux. Allons, Archambaud,
descendons. Nous ferons quelques pas tandis qu’on va changer les
chevaux… L’air est frais, mais point méchant. Qu’apercevons-nous
d’ici ? Le savez-vous Brunet ? Saint-Amand-en-Puisaye… C’est
ainsi, Archambaud, que le roi Jean dut apercevoir Rouen, le matin du
5 avril.
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 2ème partie – ch 4 ‘’Le
banquet’’
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