II
LA
NATION D’ANGLETERRE
Je
vous disais tout à l’heure, Archambaud, que le parti navarrais se
montrait bien actif. Dès le lendemain du banquet de Rouen, des
messagers étaient partis en toutes directions. D’abord vers la
tante et la sœur, Mesdames Jeanne et Blanche ; le château des
reines veuves se mit à bruisser comme une fabrique de tisserand. Et
puis vers le beau-frère, Phœbus…
Il faudra que je vous parle de
lui ; c’est un prince bien particulier, mais qui n’est point
négligeable. Et comme notre Périgord est après tout moins distant
de son Béarn que de Paris, il ne serait pas mauvais qu’un jour…
Nous en recauserons.
Et puis Philippe d’Évreux, qui avait pris les
choses en main et se substituait bien à son frère, expédia en
Navarre l’ordre d’y lever des troupes et de les acheminer par la
mer le plus tôt qu’on pourrait, cependant que Godefroy d’Harcourt
organisait les gens de leur parti, en Normandie. Et surtout Philippe
dépêcha en Angleterre les sires de Morbecque et de Brévand, qui
avaient participé aux négociations de naguère, pour requérir de
l’aide. Le roi Édouard leur fit un accueil frais.
« J’aime
loyauté dans les accords, et que la conduite réponde à ce que la
bouche a dit. Sans confiance entre rois qui s’allient, il n’est
pas d’entreprise qui se puisse mener à bien. L’an passé, j’ai
ouvert mes portes aux vassaux de Monseigneur de Navarre ; j’ai
équipé des troupes, aux ordres du duc de Lancastre, qui ont appuyé
les siennes. Nous étions très avancés dans la préparation d’un
traité à passer entre nous ; nous devions convenir d’une alliance
perpétuelle, et nous engager à ne jamais faire paix, trêve ni
accord l’un sans l’autre. Et aussitôt Monseigneur de Navarre
débarqué en Cotentin, il accepte de traiter avec le roi Jean, lui
jure bon amour et lui rend hommage. S’il est en geôle à présent,
si son beau-père l’a pris aux rets par coup de traîtrise, la
faute n’est pas mienne. Et avant que de lui porter secours,
j’aimerais savoir si mes parents d’Évreux ne viennent à moi que
dans la détresse, pour se tourner vers d’autres aussitôt que je
les en ai tirés. »
Néanmoins, il prit ses dispositions, appela le
duc de Lancastre, et fit commencer les apprêts d’une nouvelle
expédition, en même temps qu’il adressait des instructions au
prince de Galles, à Bordeaux. Et comme il avait appris par les
envoyés navarrais que Jean II le mettait en cause dans les
accusations portées contre son gendre, il adressa des lettres au
Saint-Père, à l’Empereur et à divers princes chrétiens, où il
niait toute connivence avec Charles de Navarre, mais où d’autre
part il blâmait fort Jean II de son manque de foi et de ses
agissements que « pour l’honneur de la chevalerie » il eût aimé
ne jamais voir chez un roi.
Sa lettre au pape avait demandé moins de
temps que celle du roi Jean, et elle était autrement troussée,
veuillez m’en croire. Nous ne nous aimons guère, le roi Édouard
et moi ; il me juge trop favorable, toujours, aux intérêts de la
France et moi je le tiens pour trop peu respectueux de la primauté
de l’Église. Chaque fois que nous nous sommes vus, nous nous
sommes heurtés. Il voudrait avoir un pape anglais, ou préférablement
pas de pape du tout. Mais je reconnais qu’il est pour sa nation un
prince excellent, habile, prudent quand il le doit, audacieux quand
il le peut. L’Angleterre lui doit gros. Et puis, bien qu’il ne
compte que quarante-quatre ans, il jouit du respect qui entoure un
vieux roi, quand il a été un bon roi. L’âge des souverains ne se
mesure pas à la date de leur naissance, mais à la durée de leur
règne. À cet égard, le roi Édouard fait figure d’ancien parmi
tous les princes d’Occident. Le pape Innocent n’est suprême
pontife que depuis quatre ans ; l’empereur Charles, élu il y a dix
ans, n’est couronné que depuis deux. Jean de Valois a tout juste
célébré… en captivité, triste célébration… le sixième
anniversaire de son sacre. Édouard III, lui, occupe son trône
depuis vingt-neuf ans, bientôt trente. C’est un homme de belle
stature et de grande prestance, assez corpulent. Il a de longs
cheveux blonds, une barbe soyeuse et soignée, des yeux bleus un peu
gros ; un vrai Capétien. Il ressemble fort à Philippe le Bel, son
grand-père, dont il a plus d’une qualité. Dommage que le sang de
nos rois ait donné un si bon produit en Angleterre et un si piètre
en France ! Avec l’âge il semble de plus en plus porté au
silence, comme son grand-père. Que voulez-vous ! Il y a trente ans
qu’il voit des hommes s’incliner devant lui. Il sait à leur
démarche, à leur regard, à leur ton, ce qu’ils espèrent de lui,
ce qu’ils vont en requérir, quelles ambitions les animent et ce
qu’ils valent pour l’État. Il est bref en ses ordres. Comme il
dit : « Moins on prononce de paroles, moins elles sont répétées
et moins elles sont faussées. » Il se sait paré, aux yeux de
l’Europe, d’une grande renommée. La bataille de l’Écluse, le
siège de Calais, la victoire de Crécy… Il est le premier, depuis
plus d’un siècle, à avoir battu la France, ou plutôt son rival
français puisqu’il n’a entrepris cette guerre, dit-il, que pour
affirmer ses droits à la couronne de Saint Louis. Mais aussi pour
mettre la main sur des provinces prospères. Il ne se passe guère
d’année qu’il ne débarque des troupes sur le continent, tantôt
en Boulonnais, tantôt en Bretagne, ou bien qu’il ordonne, comme
ces deux derniers étés, une chevauchée à partir de son duché de
Guyenne. Autrefois, il prenait lui-même la tête de ses armées, et
il s’y est acquis une belle réputation de guerrier. À présent,
il n’accompagne plus ses troupes. Il les fait commander par de bons
capitaines qui se sont formés campagne après campagne ; mais je
pense qu’il doit surtout ses succès à ce qu’il entretient une
armée permanente composée pour le plus gros d’hommes de pied, et
qui, toujours disponible, ne lui coûte pas finalement plus cher que
ces osts pesants, que l’on convoque à grands frais, que l’on
dissout, qu’il faut rappeler, qui ne s’assemblent jamais à
temps, qui sont équipés à la disparate et dont les parties ne
savent point s’endenter pour manœuvrer en bataille. C’est fort
beau de dire : « La patrie est en péril. Le roi nous appelle.
Chacun doit y courir ! » Avec quoi ? Avec des bâtons ? Le temps
vient où chaque roi prendra modèle sur celui d’Angleterre, et
fera faire la guerre par gens de métier, bien assoldés, qui vont où
on leur commande sans muser ni discuter.
Voyez-vous, Archambaud, il
n’est point nécessaire à un royaume d’être très étendu ni
très nombreux pour devenir puissant. Il faut seulement qu’il ait
un peuple capable de fierté et d’effort, et qu’il soit assez
longtemps conduit par un chef avisé qui sache lui proposer de
grandes ambitions. D’un pays qui comptait à peine six millions
d’âmes, Galles comprises, avant la grande peste, et quatre
millions seulement après le fléau, Édouard III a fait une nation
prospère et redoutée qui parle d’égale à égale avec la France
et avec l’Empire. Le commerce des laines, le trafic des mers, la
possession de l’Irlande, une bonne exploitation de l’abondante
Aquitaine, les pouvoirs royaux partout exercés et partout obéis,
une armée toujours prête et toujours occupée ; c’est avec cela
que l’Angleterre est si forte, et qu’elle est riche. Le roi
lui-même possède des biens immenses ; on dit qu’il ne saurait
compter sa fortune, mais moi je sais bien qu’il la compte, sinon il
ne l’aurait pas. Il l’a commencée il y a trente ans en trouvant
pour héritage un Trésor vide et des dettes dans toute l’Europe.
Aujourd’hui, c’est à lui qu’on vient emprunter. Il a rebâti
Windsor ; il a embelli Westminster… oui, Westmoutiers, si vous
voulez ; à force d’aller là-bas, j’ai fini par prononcer à
l’anglaise, car, chose curieuse à remarquer, à mesure qu’ils
s’emploient à conquérir la France, les Anglais, même à la cour,
parlent de plus en plus leur langue saxonne et de moins en moins la
française… En chacune de ses résidences, le roi Édouard entasse
des merveilles. Il achète beaucoup aux marchands lombards et aux
navigateurs chypriotes, non seulement des épices d’Orient, mais
aussi toute sorte d’objets ouvragés qui fournissent des modèles à
ses industries.
À propos d’épices, il faudra que je vous
entretienne du poivre, mon neveu. C’est fort bon placement. Le
poivre ne s’altère pas ; sa valeur marchande n’a cessé de
croître ces dernières années et tout permet de penser qu’elle
continuera. J’en ai pour dix mille florins dans un entrepôt de
Montpellier ; j’ai pris ce poivre en remboursement d’une moitié
de la dette d’un marchand de là-bas, qui se nomme Pierre de
Rambert, et qui ne pouvait solder ses approvisionneurs à Chypre.
Comme je suis chanoine de Nicosie… sans y être allé, sans y être
allé, hélas, car cette île a grande réputation de beauté… j’ai
ainsi pu arranger son affaire…
Mais revenons à notre Sire Édouard.
Table de roi chez lui n’est pas un vain mot et qui s’y assoit
pour la première fois a le souffle retenu par la profusion d’or
qui s’y étale. Un cerf d’or, presque aussi gros qu’un vrai, en
décore le centre. Hanaps, aiguières, plats, cuillers, couteaux,
salières, tout est en or. Les huissiers de cuisine portent à chaque
service de quoi battre monnaie pour tout un comté. « Si d’aventure
nous sommes dans le besoin, nous pourrons vendre tout cela »,
dit-il. Mais dans les moments de gêne… quel Trésor n’en connaît
pas ?… Édouard est toujours assuré de trouver du crédit, parce
qu’on le sait posséder ces richesses. Lui-même ne paraît devant
ses sujets que superbement atourné, couvert de fourrures précieuses
et de vêtements brodés, étincelant de joyaux et chaussé d’éperons
d’or. Dans cet étalage de splendeurs, Dieu n’est pas oublié. La
seule chapelle de Westminster est desservie par quatorze vicaires, à
quoi s’ajoutent les clercs choristes et tous les servants de
sacristie. Pour faire pièce au pape, qu’il dit être sous la main
des Français, il multiplie les emplois d’Église et ne les veut
voir conférés qu’à des Anglais, sans partage des bénéfices
avec le Saint-Siège, ce sur quoi nous nous sommes toujours heurtés.
Après Dieu servi, la famille. Édouard III a dix enfants vivants.
L’aîné, prince de Galles, et duc d’Aquitaine, est ce que vous
savez ; il a vingt-six ans. Le plus jeune, le comte de Buckingham,
vient à peine de quitter le sein de sa nourrice. À tous ses fils,
le roi Édouard constitue des maisons imposantes ; à ses filles, il
cherche de hauts établissements qui peuvent servir ses desseins. Je
gage qu’il se serait fort ennuyé à vivre, le roi Édouard, s’il
n’avait pas été désigné par la Providence pour ce qu’il était
le plus apte à faire : gouverner. Oui, il aurait eu peu d’intérêt
à durer, à vieillir, à regarder la mort venir s’il n’avait pas
eu à arbitrer les passions des autres, et à leur désigner des buts
qui les aident à s’oublier. Car les hommes ne trouvent d’honneur
et de prix à vivre que s’ils vouent leurs actes et leurs pensées
à quelque grande entreprise avec laquelle ils puissent se confondre.
C’est cela qui l’a inspiré quand il a créé à Calais son Ordre
de la Jarretière, un Ordre qui prospère, et dont ce pauvre Jean II,
avec son Étoile, n’a produit qu’une pompeuse, d’abord, et puis
piteuse copie…
Et c’est encore à cette volonté de grandeur que
le roi Édouard répond quand il poursuit le projet, non avoué mais
visible, d’une Europe anglaise. Non pas qu’il songe à placer
l’Occident directement sous sa main, ni qu’il veuille conquérir
tous les royaumes et les mettre en servage. Non, il pense plutôt à
un libre groupement de rois ou de gouvernements dans lequel il aurait
préséance et commandement, et avec lequel non seulement il ferait
régner la paix à l’intérieur de cette entente, mais encore
n’aurait plus rien à redouter du côté de l’Empire, si même il
ne l’englobait. Ni plus rien à devoir au Saint-Siège ; je le
soupçonne de nourrir secrètement cette intention-là… Il a déjà
réussi avec les Flandres qu’il a détachées de la France ; il
intervient dans les affaires d’Espagne ; il pousse des antennes en
Méditerranée. Ah ! s’il avait la France, vous imaginez, que ne
ferait-il pas, que ne pourrait-il faire à partir d’elle ! Son idée
d’ailleurs n’est pas toute neuve. Le roi Philippe le Bel, son
grand-père, avait eu déjà un projet de paix perpétuelle pour unir
l’Europe. Édouard se plaît à parler français avec les Français,
anglais avec les Anglais. Il peut s’adresser aux Flamands dans leur
langue, ce dont ils sont flattés et qui lui a valu maints succès
auprès d’eux. Avec les autres, il parle latin. Alors, me
direz-vous, un roi si doué, si capable, et que la fortune
accompagne, pourquoi ne pas s’accorder à lui et favoriser ses
prétentions sur la France ? Pourquoi tant faire afin de maintenir au
trône ce niais arrogant, né sous de mauvaises étoiles, dont la
Providence nous a gratifiés, sans doute pour éprouver ce malheureux
royaume ? Eh ! mon neveu, c’est que la belle entente à former
entre les royaumes du couchant, nous la voulons bien, mais nous la
voulons française, je veux dire de direction et de prééminence
françaises. L’Angleterre, nous en avons conviction, s’éloignerait
bien vite, si elle était trop puissante, des lois de l’Église. La
France est le royaume par Dieu désigné. Et le roi Jean ne sera pas
éternel. Mais vous comprenez aussi, Archambaud, pourquoi le roi
Édouard soutient avec tant de constance ce Charles le Mauvais qui
l’a beaucoup trompé. C’est que la petite Navarre, et le gros
comté d’Évreux, sont pièces, non seulement dans son affaire avec
la France, mais dans son jeu d’assemblage de royaumes qui lui
chemine en cervelle. Il faut bien que les rois aussi aient un peu à
rêver !
Bientôt après l’ambassade de nos bonshommes Morbecque et
Brévand, ce fut Monseigneur Philippe d’Évreux-Navarre, comte de
Longueville, qui vint lui-même en Angleterre. Blond, de belle taille
et de nature fière, Philippe de Navarre est aussi loyal que son
frère est fourbe ; ce qui fait que, par loyauté à ce frère, il en
épouse, mais de cœur convaincu, toutes les fourberies. Il n’a pas
le grand talent de parole de son aîné, mais il séduit par la
chaleur de l’âme. Il plut fort à la reine Philippa, qui dit qu’il
ressemblait tout à fait à son époux, au même âge. Ce n’est pas
grande merveille ; ils sont cousins plusieurs fois. Bonne reine
Philippa ! Elle a été une demoiselle ronde et rose qui promettait
de devenir grasse comme souvent les femmes du Hainaut. Elle a tenu
promesse. Le roi l’a aimée de bon amour. Mais il a eu, l’âge
venant, d’autres entraînements du cœur, rares, mais violents.
Il
y eut la comtesse de Salisbury ; et à présent c’est Dame Alice
Perrère, ou Perrières, une suivante de la reine. Pour calmer son
dépit, Philippa mange, et elle devient de plus en plus grosse.
La
reine Isabelle ? Mais si, mais si, elle vit toujours ; du moins elle
vivait encore le mois dernier… À Castle Rising, un grand et triste
château où son fils l’a enfermée, après qu’il eut fait
exécuter son amant, Lord Mortimer, il y a vingt-huit ans. Libre, elle
lui aurait causé trop de soucis. La Louve de France… Il vient la
visiter une fois l’an, au temps de Noël. C’est d’elle qu’il
tient ses droits sur la France. Mais c’est elle aussi qui a causé
la crise dynastique en dénonçant l’adultère de Marguerite de
Bourgogne, et fourni bonne raison pour écarter de la succession la
descendance de Louis Hutin. Il y a de la dérision, vous l’avouerez,
à voir, quarante ans après, le petit-fils de Marguerite de
Bourgogne et le fils d’Isabelle faire alliance. Ah ! il suffit de
vivre pour avoir tout vu !
Et voilà Édouard et Philippe de Navarre,
à Windsor, remettant en chantier ce traité interrompu, et dont les
premières assises avaient été posées lors des entretiens
d’Avignon. Toujours traité secret. Dans les rédactions
préparatoires, les noms des princes contractants ne devaient pas
figurer en clair. Le roi d’Angleterre y est appelé l’aîné et
le roi de Navarre le cadet. Comme si cela pouvait suffire à les
masquer, et comme si la teneur des notes ne les désignait pas à
l’évidence ! Ce sont là précautions de chancelleries qui
n’abusent guère ceux dont on se défie. Quand on veut qu’un
secret soit gardé, eh bien, il ne faut pas l’écrire, voilà tout.
Le cadet reconnaissait l’aîné pour le roi de France légitime.
Toujours la même chose ; c’est le début et l’essentiel ; c’est
la clef de voûte de l’accord. L’aîné reconnaît au cadet le
duché de Normandie, les comtés de Champagne et de Brie, la vicomté
de Chartres et tout le Languedoc avec Toulouse, Béziers,
Montpellier. Il paraît qu’Édouard n’a pas cédé sur
l’Angoumois… trop près de la Guyenne, ce doit être pour cela ;
il ne laisserait pas Navarre, si ce traité doit avoir effet, qu’à
Dieu ne plaise, prendre pied entre l’Aquitaine et le Poitou. En
revanche, il aurait accordé la Bigorre, ce que Phœbus, si cela lui
est venu aux oreilles, ne doit guère goûter. Comme vous voyez, tout
cela additionné, cela fait un gros morceau de France, un très gros
morceau. Et l’on peut se surprendre qu’un homme qui prétend à y
régner en abandonne tout à un seul vassal. Mais, d’une part,
cette sorte de vice-royauté qu’il confère à Navarre répond bien
à cette idée d’empire nouveau qu’il caresse ; et, d’autre
part, plus il accroît les possessions du prince qui le reconnaît
pour roi, plus il élargit l’assise territoriale de sa légitimité.
Au lieu d’avoir à gagner les ralliements, pièce à pièce, il
peut soutenir qu’il est reconnu d’un coup par toutes ces
provinces. Pour le reste, partage des frais de la guerre, engagement
à ne point conclure des trêves séparées, ce sont clauses
habituelles et reprises du projet précédent. Mais l’alliance est
énoncée « alliance perpétuelle ».
Je me suis laissé dire qu’il
y eut une plaisante passe entre Édouard et Philippe de Navarre parce
que celui-ci demandait que fût inscrit au traité le versement des
cent mille écus, jamais payés, qui figuraient sur le contrat de
mariage entre Charles de Navarre et Jeanne de Valois. Le roi Édouard
s’étonna.
« Pourquoi aurais-je à payer les dettes du roi Jean ?
– Si fait. Vous le remplacez au trône ; vous le remplacez aussi
dans ses obligations. »
Le jeune Philippe ne manquait pas d’aplomb.
Il faut avoir son âge pour oser de ces choses. Cela fit rire Édouard
III, qui ne rit guère à son ordinaire. « Soit. Mais après que
j’aurais été sacré à Reims. Pas avant le sacre. » Et Philippe
de Navarre repartit pour la Normandie. Le temps de mettre sur vélin
ce dont on était convenu, d’en discuter les termes article par
article, de passer les notes d’un côté à l’autre de la Manche…
« l’aîné… le cadet », et puis aussi les soucis de la guerre,
tout cela fit que le traité, toujours secret, toujours connu, au
moins de ceux qui avaient intérêt à en connaître, ne devait
finalement être signé qu’au début de septembre, au château de
Clarendon, il y a seulement trois mois, fort peu avant la bataille de
Poitiers. Signé par qui ? Par Philippe de Navarre qui fit à ce
dessein un second voyage en Angleterre.
Vous comprenez à présent,
Archambaud, pourquoi le Dauphin, qui s’était si fort opposé, vous
l’avez vu, à l’arrestation du roi de Navarre, le maintient si
obstinément en prison, alors que, commandant céans au royaume, il
aurait tout loisir de le libérer, comme de maintes parts on l’en
presse. Aussi longtemps que le traité n’est signé que par
Philippe de Navarre, on peut le tenir pour nul. Dès lors qu’il
serait ratifié par Charles, ce serait une autre affaire. À l’heure
où nous sommes, le roi de Navarre, parce que le fils du roi de
France le tient prisonnier, en Picardie, ne sait pas encore… il est
sans doute le seul… qu’il a reconnu le roi d’Angleterre pour
roi de France, mais d’une reconnaissance sans vigueur puisqu’il
ne peut la signer. Voilà qui ajoute au beau nœud d’embrouilles,
ou une chatte ne reconnaîtrait pas ses petits, que nous allons
tenter de défaire à Metz ! Je gage que dans quarante ans d’ici
personne n’y comprendra plus rien, sauf vous peut-être, ou votre
fils, parce que vous lui aurez raconté…
Demain
‘’Quand un roi perd la France’’ 3ème partie – ch 3 - ‘’Le
pape et le monde’’
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