TROISIÈME
PARTIE
LE
PRINTEMPS PERDU
I
LE
CHIEN ET LE RENARDEAU
Ah
! je suis bien aise, bien aise en vérité, d’avoir revu Auxerre.
Je ne pensais pas que Dieu m’accorderait cette grâce, ni que je la
goûterais autant. Revoir les places qui logèrent un moment de votre
jeunesse remue toujours le cœur. Vous connaîtrez ce sentiment,
Archambaud, quand les années se seront accumulées sur vous. S’il
vous advient d’avoir à traverser Auxerre, lorsque vous aurez l’âge
que j’ai… que Dieu veuille vous garder jusque-là… vous direz :
« Je fus ici avec mon oncle le cardinal, qui y avait été évêque,
son deuxième diocèse, avant de recevoir le chapeau… Je
l’accompagnais vers Metz, où il allait voir l’Empereur… »
Trois ans j’ai résidé ici, trois ans… oh ! n’allez pas croire
que j’aie regret de ce temps-là et que j’éprouvais mieux la
faveur de vivre quand j’étais évêque d’Auxerre que je ne fais
aujourd’hui. J’avais même, pour vous avouer le vrai,
l’impatience d’en partir. Je louchais du côté d’Avignon, tout
en sachant bien que j’étais trop jeune ; mais enfin je sentais que
Dieu avait mis en moi le caractère et les ressources d’esprit qui
pouvaient lui faire service à la cour pontificale. Afin de
m’instruire à la patience, je poussai plus avant dans la science
d’astrologie ; et c’est justement ma perfection en cette science
qui décida mon bienfaiteur Jean XXII à m’imposer le chapeau,
quand je n’avais que trente ans.
Mais cela, je vous l’ai déjà
conté… Ah ! mon neveu, avec un homme qui a beaucoup vécu, il faut
s’habituer à entendre plusieurs fois les mêmes choses. Ce n’est
pas que nous ayons la tête plus molle quand nous sommes vieux ; mais
elle est pleine de souvenirs, qui s’éveillent en toutes sortes de
circonstances. La jeunesse emplit le temps à venir d’imaginations
; la vieillesse refait le temps passé avec sa mémoire. Les choses
sont égales… Non, je n’ai pas de regrets. Lorsque je compare ce
que j’étais et ce que je suis, je n’ai que des raisons de louer
le Seigneur, et un peu de me louer moi-même, en toute modeste
honnêteté. Simplement, c’est du temps qui a coulé de la main de
Dieu et qui n’existera plus quand j’aurai cessé de m’en
souvenir. Sauf à la Résurrection, où nous aurons tous nos moments
rassemblés. Mais cela dépasse mon entendement. Je crois à la
Résurrection, j’enseigne à y croire, mais je n’entreprends pas
de m’en faire image, et je dis qu’ils sont bien orgueilleux
ceux-là qui mettent en doute la Résurrection… mais si, mais si,
plus de gens que vous ne pensez… parce qu’ils sont infirmes à se
la figurer. L’homme est pareil à un aveugle qui nierait la lumière
parce qu’il ne la voit pas. La lumière est un grand mystère, pour
l’aveugle
Tiens… je pourrai prêcher là-dessus dimanche, à
Sens. Car je devrai prononcer l’homélie. Je suis archidiacre de la
cathédrale. C’est la raison pour laquelle je m’oblige à ce
détour. Nous aurions eu plus court à piquer sur Troyes, mais il me
faut inspecter le chapitre de Sens. Il n’empêche que j’aurais eu
plaisir à prolonger un peu à Auxerre. Ces deux jours ont passé
trop vite… Saint-Étienne, Saint-Germain, Saint-Eusèbe, toutes ces
belles églises où j’ai célébré messes, mariages et communions…
Vous savez qu’Auxerre, Autissidurum, est une des plus vieilles
cités chrétiennes du royaume, qu’elle était siège d’évêché
deux cents ans avant Clovis, qui d’ailleurs la ravagea presque
autant que l’avait fait Attila, et qu’il s’y tint, avant l’an
600, un concile… Mon plus grand souci, tout le temps que je passai
à la tête de ce diocèse, fut d’y apurer les dettes laissées par
mon prédécesseur, l’évêque Pierre. Et je ne pouvais rien lui
réclamer ; il venait d’être créé cardinal ! Oui, oui, un bon
siège, qui fait antichambre à la curie… Mes divers bénéfices et
aussi la fortune de notre famille m’aidèrent à boucher les trous.
Mes successeurs trouvèrent une situation meilleure. Et celui
d’aujourd’hui à présent nous accompagne. Il est fort bon
prélat, ce nouveau Monseigneur d’Auxerre… Mais j’ai renvoyé
Monseigneur de Bourges… à Bourges. Il venait encore me tirer par
la robe pour que je lui accordasse un troisième notaire. Oh ! ce fut
tôt fait. Je lui ai dit :
« Monseigneur, s’il vous faut tant de
tabellions, c’est que vos affaires épiscopales sont bien
embrouillées. Je vous engage à retourner tout à l’heure en faire
ménage vous-même. Avec ma bénédiction. »
Et nous nous passerons
de son office à Metz. L’évêque d’Auxerre le remplacera
avantageusement… J’en ai d’ailleurs averti le Dauphin. Le
chevaucheur que je lui ai dépêché hier devrait être revenu
demain, au plus tard après-demain. Nous aurons donc des nouvelles de
Paris avant de quitter Sens… Il ne cède pas, le Dauphin ; malgré
toutes sortes de manœuvres et pressions qu’on exerce sur lui, il
maintient le roi de Navarre en prison…
Ce que firent nos gens de
France, après l’affaire de Rouen ? D’abord, le roi resta sur
place quelques jours, habitant le donjon du Bouvreuil tandis qu’il
envoyait son fils loger dans une autre tour du château et qu’il
faisait garder Navarre dans une troisième. Il estimait avoir
diverses affaires à diligenter. En premier lieu, soumettre Fricamps
à la question. « On va fricoter le Friquet. »
Cette amusaille, je
crois, fut trouvée par Mitton le Fol. Il n’y eut pas à beaucoup
chauffer les feux, ni à prendre les grandes tenailles. Aussitôt que
Perrinet le Buffle et quatre autres sergents l’eurent entraîné
dans une cave et eurent manié quelques outils devant lui, le
gouverneur de Caen fit preuve d’un bon vouloir extrême. Il parla,
parla, parla, retournant son sac pour en secouer jusqu’à la plus
petite miette. Apparemment. Mais comment douter qu’il eût tout dit
quand il claquait si bien des dents et montrait tant de zèle pour la
vérité ? Et qu’avoua-t-il en fait ? Les noms des participants au
meurtre de Charles d’Espagne ? On les savait depuis beau temps, et
il n’ajouta aucun coupable à ceux qui avaient reçu, après le
traité de Mantes, des lettres de rémission. Mais son récit prit
une matinée entière. Les tractations secrètes, en Flandre et en
Avignon, entre Charles de Navarre et le duc de Lancastre ? Il n’était
plus guère de cour, en Europe, qui les ignorât ; et que lui-même,
Fricamps, y eût pris part ajoutait peu à leur contenu. L’assistance
de guerre que les rois d’Angleterre et de Navarre s’étaient
mutuellement promise ? Les gens les moins fins avaient pu s’en
aviser, l’été précédent, en voyant débarquer presque en même
temps Charles le Mauvais en Cotentin et le prince de Galles en
Bordelais. Ah ! certes, il y avait le traité caché par lequel
Navarre reconnaissait le roi Édouard pour roi de France, et dans
lequel ils se faisaient partage du royaume ! Fricamps avoua bien
qu’un tel accord avait été préparé, ce qui donnait corps aux
accusations avancées par Jean d’Artois. Mais le traité n’avait
pas été signé ; seulement des préliminaires.
Le roi Jean, quand
on lui rapporta cette partie de la déposition de Friquet, cria : «
Le traître, le traître ! N’avais-je pas raison ? » Le Dauphin
lui fit observer : « Mon père, ce projet était antérieur au
traité de Valognes, que Charles passa avec vous, et qui dit tout le
contraire. Celui donc que Charles a trahi, c’est le roi
d’Angleterre plutôt que vous-même. »
Et comme le roi Jean
hurlait que son gendre trahissait tout le monde : « Certes, mon
père, lui répondit le Dauphin, et je commence à m’en convaincre.
Mais vous auriez fausse mine en l’accusant d’avoir trahi
précisément à votre profit. »
Sur l’équipée d’Allemagne,
que n’avaient point accomplie Navarre et le Dauphin, Friquet de
Fricamps ne tarissait point. Les noms des conjurés, le lieu où ils
devaient se rejoindre, et qui était allé dire à qui, et devait
faire quoi… Mais tout cela le Dauphin l’avait fait connaître à
son père. Un nouveau complot machiné par Monseigneur de Navarre à
dessein de se saisir du roi de France et de l’occire ? Ah non,
Friquet n’en avait pas ouï le plus petit mot ni décelé le
moindre indice.
Certes, le comte d’Harcourt… à charger un mort,
le suspect ne risque guère ; c’est chose connue en justice… le
comte d’Harcourt était fort courroucé ces derniers mois, et avait
prononcé des paroles menaçantes ; mais lui seul et pour son propre
compte. Comment n’aller pas croire un homme, je vous le répète,
si complaisant avec ses questionneurs, qui parlait par six heures
d’affilée, sans laisser aux secrétaires le temps de tailler leurs
plumes ?
Un fameux madré, ce Friquet, tout à fait à l’école de
son maître, noyant son monde dans une inondation de paroles et
jouant les bavards pour mieux dissimuler ce qu’il lui importait de
taire ! De toute manière, pour pouvoir faire usage de ses dires dans
un procès, il faudrait recommencer son interrogatoire à Paris,
devant une commission d’enquête dûment constituée, car celle-là
ne l’était point. En somme, on avait jeté un gros filet pour
ramener peu de poisson.
Dans les mêmes jours, le roi Jean s’occupait
à saisir les places et biens des félons, et il dépêchait son
vicomte de Rouen, Thomas Coupeverge, à mettre la main sur les
possessions des d’Harcourt, tandis qu’il envoyait le maréchal
d’Audrehem investir Évreux. Mais partout Coupeverge tomba sur des
occupants peu amènes, et la saisie resta toute nominale. Il lui
aurait fallu pouvoir laisser garnison dans chaque château ; mais il
n’avait pas emmené assez de gens d’armes.
En revanche, le gros
corps décapité de Jean d’Harcourt ne demeura pas longtemps exposé
au gibet de Rouen. La deuxième nuit, il fut dépendu secrètement
par de bons Normands qui lui donnèrent sépulture chrétienne en
même temps qu’ils s’offraient l’agrément de narguer le roi.
Quant à la ville d’Évreux, il fallut y mettre le siège. Mais
elle n’était pas le seul fief des Évreux-Navarre. De Valognes à
Meulan, de Longueville à Conches, de Pontoise à Coutances, il y
avait de la menace dans les bourgs, et les haies, au long des routes,
frémissaient.
Le roi Jean ne se sentait guère en sécurité à
Rouen. Il était venu avec une troupe assez forte pour assaillir un
banquet, non pas pour soutenir une révolte. Il évitait de sortir du
château. Ses plus fidèles serviteurs, dont Jean d’Artois lui-même,
lui conseillaient de s’éloigner. Sa présence excitait la colère.
Un roi qui en vient à avoir peur de son peuple est un pauvre sire
dont le règne risque fort d’être abrégé. Jean II décida donc
de regagner Paris ; mais il voulut que le Dauphin l’accompagnât.
«
Vous ne vous soutiendrez plus, Charles, s’il y a tumulte dans votre
duché. »
Il craignait surtout que son fils ne se montrât trop
accommodant avec le parti navarrais. Le Dauphin se plia, réclamant
seulement de voyager par l’eau.
« J’ai accoutumé, mon père,
d’aller de Rouen à Paris par la Seine. Si je faisais autrement, on
pourrait croire que je fuis. En outre, nous éloignant lentement, les
nouvelles nous joindront plus aisément, et si elles méritaient que
je retourne, j’aurais plus de commodité à le faire. »
Et voilà
donc le roi embarqué sur le grand lin que le duc de Normandie a
commandé tout exprès pour son usage, car, ainsi que je vous l’ai
dit, il n’aime guère chevaucher. Un grand bateau à fond plat,
tout décoré, orné et doré, qui arbore les bannières de France,
de Normandie et de Dauphiné, et qui manœuvre à voile et à rames.
Le château en est aménagé comme une vraie demeure, avec une belle
chambre meublée de tapis et de coffres. Le Dauphin aime d’y
deviser avec ses conseillers, d’y jouer aux échecs ou aux dames,
ou de contempler le pays de France qui a, le long de cette grande
rivière, bien de la beauté. Mais le roi, lui, bouillait de s’en
aller à ce train calme. Quelle sotte idée de suivre toutes les
courbes de Seine, qui triplent la longueur du chemin, alors qu’il y
a des routes qui coupent droit ! Il ne pouvait se supporter sur cet
espace restreint qu’il arpentait en dictant une lettre, une seule,
toujours la même qu’il reprenait et remodelait sans cesse. Et, à
tout moment, de faire accoster, de patauger dans la vase des
débarcadères, d’essuyer ses houseaux dans les pâquerettes, et de
se faire amener son cheval, qui suivait avec l’escorte le long des
berges, pour aller visiter sans raison un château aperçu entre les
peupliers.
« Et que la lettre soit copiée pour mon retour. »
Sa
lettre au pape, par laquelle il voulait expliquer les causes et
raisons de l’arrestation du roi de Navarre. Y avait-il d’autres
affaires au royaume ? On ne l’aurait pas cru. En tout cas aucune
qui dût requérir ses soins. La mauvaise rentrée des aides, la
nécessité d’affaiblir de nouveau la monnaie, la taxe sur les
draps qui causait la colère du négoce, la réparation des
forteresses menacées par l’Anglais ; il balayait ces soucis.
N’avait-il pas un chancelier, un gouverneur des monnaies, un maître
de l’hôtel royal, des maîtres des requêtes et des présidents au
Parlement pour y pourvoir ? Que Nicolas Braque, qui était reparti
pour Paris, Simon de Bucy ou Robert de Lorris s’emploient à leur
besogne. Ils s’y employaient, en effet, grossissant leur fortune en
jouant sur le cours des pièces, en étouffant le mauvais procès
d’un parent, en favorisant un ami, en mécontentant à jamais telle
compagnie marchande, telle ville ou tel diocèse qui jamais ne le
pardonneraient au roi. Un souverain qui tantôt prétend veiller à
tout, jusqu’aux plus petits règlements de cérémonies, et tantôt
ne se soucie plus de rien, fût-ce des plus grandes affaires, n’est
pas homme qui conduit son peuple vers de hautes destinées.
La nef
dauphine était amarrée à Pont-de-l’Arche, le second jour, quand
le roi vit arriver le prévôt des marchands de Paris, maître
Etienne Marcel, chevauchant à la tête d’une compagnie de
cinquante à cent lances sur laquelle flottait la bannière bleu et
rouge de la ville. Ces bourgeois étaient mieux équipés que
beaucoup de chevaliers. Le roi ne descendit pas du bateau et n’invita
pas le prévôt à y monter. Ils se parlèrent de pont à rive, aussi
surpris l’un que l’autre de se trouver ainsi face à face. Le
prévôt ne s’attendait visiblement pas à rencontrer le roi en ce
lieu, et le roi se demandait ce que le prévôt pouvait bien faire en
Normandie avec un tel équipage. Il y avait sûrement de l’intrigue
navarraise là-dessous. Était-ce une tentative pour délivrer
Charles le Mauvais ? La chose semblait bien prompte, une semaine
seulement après l’arrestation. Mais enfin, c’était possible. Ou
bien le prévôt était-il pièce du complot dénoncé par Jean
d’Artois ? La machination alors prenait vraisemblance.
« Nous
sommes venus vous saluer, Sire », dit tout seulement le prévôt.
Le
roi, plutôt que de le faire parler un peu, lui répondit tout à
trac d’un ton menaçant qu’il avait dû se saisir du roi de
Navarre contre lequel il avait de forts griefs, et que tout serait
exposé en grande lumière dans la lettre qu’il envoyait au pape.
Le roi Jean dit encore qu’il entendait trouver sa ville de Paris en
bon ordre, bon calme et bon travail quand il y rentrerait… « Et à
présent, messire prévôt, vous pouvez vous en retourner ».
Longue
route pour petite palabre. Étienne Marcel s’en repartit, sa touffe
de barbe noire dressée sur le menton. Et le roi, dès qu’il eut vu
la bannière de Paris s’éloigner entre les saules, manda son
secrétaire pour modifier une fois encore la lettre au pape…
Tiens,
à propos… Brunet ? Brunet ! Brunet, appelle à mon rideau dom
Calvo… oui, s’il te plaît…
dictant quelque chose comme
« Et
encore, Très Saint-Père, j’ai preuve affirmée que Monseigneur le
roi de Navarre a tenté de soulever contre moi les marchands de
Paris, en s’abouchant avec leur prévôt qui s’en vint sans ordre
vers le pays normand, adjoint d’une si grande compagnie d’hommes
d’armes qu’on ne la pouvait point compter, afin d’aider les
méchants du parti navarrais à parfaire leur félonie par
saisissement de ma personne et de celle du Dauphin mon aîné fils…
»
La chevauchée de Marcel allait d’ailleurs se grossir d’heure
en heure dans sa tête, et bientôt elle compterait cinq cents
lances. Et puis il décida de s’éloigner aussitôt de cet amarrage
et, faisant extraire Navarre et Fricamps du château de
Pont-de-l’Arche, il commanda aux nautoniers de pousser vers Les
Andelys. Car le roi de Navarre suivait à cheval, d’étape en
étape, entouré d’une épaisse escorte de sergents qui le
serraient du plus près et avaient ordre de le poignarder s’il
cherchait à fuir ou si venait à se produire quelque tentative pour
le délivrer.
Il devait toujours rester à vue du bateau. Le soir on
l’enfermait dans la tour la plus proche. On l’avait enfermé à
Elbeuf, on l’avait enfermé à Pont-de-l’Arche. On allait
l’enfermer à Château-Gaillard… oui, à Château-Gaillard, là
où sa grand-mère de Bourgogne avait si tôt fini ses jours… oui,
à peu près au même âge.
Comment supportait-il tout cela,
Monseigneur de Navarre ? À vrai dire assez mal. Sans doute, à
présent, s’est-il mieux accoutumé à son état de captif, en tout
cas depuis qu’il sait le roi de France lui-même prisonnier du roi
d’Angleterre et que de ce fait il ne craint plus pour sa vie. Mais
dans les premiers temps…
Ah ! vous voilà, dom Calvo. Rappelez-moi
si dans l’évangile de dimanche prochain il y a le mot lumière ou
quelque autre qui en rappelle l’idée… oui, deuxième dimanche de
l’Avent. Ce serait bien surprenant de ne l’y pas trouver… ou
dans l’épître… Celle de dimanche dernier évidemment…
Abjiciamus ergo opera tenebrarum, et induamur arma lucis… Rejetons
donc les œuvres de ténèbres et revêtons les armes de lumière…
Mais c’était dimanche dernier. Vous non plus, vous ne l’avez pas
en tête. Bon, vous me le direz tout à l’heure ; je vous en ai
gré…
Un renardeau pris au piège, tournant tout affolé dans sa
cage, les yeux ardents, le museau brouillé, le corps amaigri, et
couinant, et couinant… C’est ainsi qu’il était, notre
Monseigneur de Navarre. Mais il faut dire qu’on faisait tout pour
l’apeurer. Nicolas Braque avait obtenu sursis à l’exécution en
disant qu’il fallait que le roi de Navarre se sentît mourir tous
les jours ; ce n’était pas tombé dans oreille sourde. Non
seulement le roi Jean avait commandé qu’il fût précisément
reclus dans la chambre où était morte Madame Marguerite de
Bourgogne, et qu’on le lui fît bien savoir…
« C’est la
chiennerie de sa gueuse de grand-mère qui a produit cette mauvaise
race ; il est le rejeton d’une rejetonne de catin ; il faut qu’il
pense qu’il va finir comme elle… »
Mais encore, durant les
quelques jours qu’il le tint là, il lui fit annoncer maintes fois,
et même la nuit, que son trépas était imminent. Charles de Navarre
voyait entrer dans son triste séjour le roi des ribauds, ou bien le
Buffle ou quelque autre sergent qui lui disait :
« Préparez-vous,
Monseigneur. Le roi a commandé de monter votre échafaud dans la
cour du château. Nous viendrons vous chercher bientôt. »
Un moment
après, c’était le sergent Lalemant qui paraissait et trouvait
Navarre le dos collé au mur, haletant et les yeux affolés.
« Le
roi a décidé de surseoir ; vous ne serez point exécuté avant
demain. »
Alors Navarre reprenait souffle et allait s’effondrer
sur l’escabelle. Une heure ou deux passaient, puis revenait
Perrinet le Buffle.
« Le roi ne vous fera point décapiter,
Monseigneur. Non… Il veut que vous soyez pendu. Il fait dresser la
potence. »
Et puis, une fois sonné le salut, c’était le tour du
gouverneur du château, Gautier de Riveau.
« Me venez-vous chercher,
messire gouverneur ?
— Non, Monseigneur, je viens vous porter votre
souper.
– A-t-on dressé la potence ?
– Quelle potence ? Non,
Monseigneur, on n’a point apprêté de potence.
– Ni d’échafaud
?
– Non, Monseigneur, je n’ai rien vu de tel. »
À six reprises
déjà, Monseigneur de Navarre avait été décollé, autant de fois
pendu ou écartelé à quatre chevaux. Le pire fut peut-être de
déposer un soir dans sa chambre un grand sac de chanvre, en lui
disant qu’on l’y enfermerait durant la nuit pour aller le jeter
en Seine. Le matin suivant, le roi des ribauds vint reprendre le sac,
le retourna, vit que Monseigneur de Navarre y avait ménagé un trou,
et s’en repartit en souriant.
Le roi Jean demandait sans cesse
nouvelles du prisonnier. Cela lui faisait prendre patience pendant
qu’on ajustait la lettre au pape. Le roi de Navarre mangeait-il ?
Non, il touchait fort peu aux repas qu’on lui portait, et son
couvert redescendait souvent comme il était monté. Sûrement il
craignait le poison.
« Alors, il maigrit ? Bonne chose, bonne chose.
Faites que ses mets soient amers et malodorants, pour qu’il pense
bien qu’on le veut enherber. »
Dormait-il ? Mal. Dans le jour, on
le trouvait parfois affalé sur la table, la tête dans les bras, et
sursautant comme quelqu’un qu’on tire du sommeil. Mais la nuit,
on l’entendait marcher sans trêve, tournant dans la chambre ronde…
« Comme un renardeau, Sire, comme un renardeau ».
Sans doute
redoutait-il qu’on vînt l’étrangler, ainsi qu’on en avait
fait de sa grand-mère, dans ce même logis. Certains matins, on
devinait qu’il avait pleuré.
« Ah bien, ah bien, disait le roi.
Est-ce qu’il vous parle ? »
Oh que certes, il parlait ! Il
essayait de nouer discours avec ceux qui pénétraient chez lui. Et
il tentait d’entamer chacun par son point faible. Au roi des
ribauds, il promettait une montagne d’or s’il l’aidait à
s’évader, ou seulement consentait à lui passer des lettres à
l’extérieur. Au sergent Perrinet, il proposait de l’emmener avec
lui et de le faire son roi des ribauds en Évreux et en Navarre, car
il avait remarqué que le Buffle jalousait l’autre. Auprès du
gouverneur de la forteresse, qu’il avait jugé soldat loyal, il
plaidait l’innocence et l’injustice.
« Je ne sais ce qui m’est
reproché, car je jure Dieu que je n’ai nourri aucune mauvaise
pensée contre le roi, mon cher père, ni rien entrepris pour lui
nuire. Il a été abusé sur mon compte par des perfides. On m’a
voulu perdre dans son esprit ; mais je supporte toute peine qu’il
lui plaît de me faire, car je sais bien que cela ne vient point
vraiment de lui. Il est maintes choses dont je pourrais utilement
l’instruire pour sa sauvegarde, maints services que je lui peux
rendre et ne lui rendrai pas, s’il me fait périr. Allez vers lui,
messire gouverneur, allez lui dire qu’il aurait grand avantage à
m’entendre. Et si Dieu veut que je rentre en fortune, soyez assuré
que j’aurai soin de la vôtre, car je vois que vous m’êtes
compatissant autant que vous avez de souci du vrai bien de votre
maître. »
Tout cela, bien sûr, était rapporté au roi qui aboyait
:
« Voyez le félon ! Voyez le traître ! »
Comme si n’était pas
la règle de tout prisonnier de chercher à apitoyer ses geôliers ou
les soudoyer. Peut-être même les sergents insistaient-ils un peu
sur les offres du roi de Navarre, afin de se faire assez valoir. Le
roi Jean leur jetait une bourse d’or, en reconnaissance de leur
loyauté.
« Ce soir vous feindrez que j’ai commandé qu’on
réchauffe sa geôle, et vous allumerez de la paille et du bois
mouillé, en bouchant la cheminée, pour le bien enfumer. »
Oui, un
renardeau piégé, le petit roi de Navarre. Mais le roi de France,
lui, était comme un grand chien furieux tournant autour de la cage,
un mâtin barbu, l’échine hérissée, grondant, hurlant, montrant
les crocs, grattant la poussière sans pouvoir atteindre sa proie à
travers les barreaux. Et cela dura ainsi jusque vers le vingt avril,
où parurent aux Andelys deux chevaliers normands, assez dignement
escortés et qui arboraient à leur pennon les armes de Navarre et
d’Évreux. Ils portaient au roi Jean une lettre de Philippe de
Navarre, datée de Conches. Fort raide, la lettre. Philippe se disait
très courroucé des grands torts et injures causés à son seigneur
et frère aîné…
« Que vous avez emmené sans loi, droit ni
raison. Mais sachez que vous n’avez nul besoin de penser à son
héritage ni au nôtre, pour le faire mourir par votre cruauté, car
jamais vous n’en tiendrez un pied. De ce jour nous vous défions,
vous et toute votre puissance, et nous vous livrerons guerre
mortelle, aussi grande que nous pourrons ».
Si ce ne sont point tout
exactement les mots, en tout cas c’est bien le sens. Les choses y
étaient marquées avec toute cette dureté ; et l’intention du
défi y était. Et ce qui rendait la lettre plus roide encore, c’est
qu’elle était adressée « à Jean de Valois, qui s’écrit roi
de France… ».
Les deux chevaliers saluèrent et, sans plus longue
entrevue, tournèrent leurs chevaux et s’en allèrent comme ils
étaient venus. Bien sûr, le roi ne répondit pas à la lettre. Elle
était irrecevable, de par sa suscription même. Mais la guerre était
ouverte, et l’un des plus grands vassaux ne reconnaissait plus le
roi Jean comme souverain légitime. Ce qui signifiait qu’il
n’allait pas tarder à reconnaître l’Anglais. On s’attendait
qu’une si grosse offense mît le roi Jean dans une rage furieuse.
Il surprit son monde par le rire qu’il eut. Un rire un peu forcé.
Son père aussi avait ri, et de meilleur cœur, vingt ans plus tôt,
quand l’évêque Burghersh, chancelier d’Angleterre, lui avait
porté le défi du jeune Édouard III… Le roi Jean commanda qu’on
expédiât la lettre au pape sur-le-champ, oui, comme elle était ;
d’avoir été tant de fois remaniée, elle ne faisait pas grand
sens et ne prouvait rien du tout. En même temps, il ordonna de
sortir son gendre de la forteresse. « Je vais le clore au Louvre. »
Et, laissant le Dauphin remonter la Seine sur le grand lin doré,
lui-même prit la route au galop pour regagner Paris. Où il ne fit
rien de bien précieux, cependant que le clan Navarre se rendait fort
actif.
Ah ! Je ne m’étais pas avisé que vous étiez revenu, dom
Calvo… Alors vous avez trouvé… Dans l’évangile… Jésus leur
répondit… quoi donc ? Allez raconter à Jean ce que vous avez
entendu et ce que vous avez vu. Parlez plus fort, dom Calvo. Avec ce
bruit de chevauchée… Les aveugles voient, les boiteux marchent…
Oui, oui, j’y suis. Saint Matthieu. Coci vident, claudi ambulant,
surdi audiunt, mortui resurgunt, et cætera… Les aveugles voient.
Ce n’est pas beaucoup, mais cela me suffira. Il s’agit d’y
pouvoir accrocher mon homélie. Vous savez comment je travaille.
Demain "Quand un roi perd la France" 3ème partie - ch 2 - "La nation d'Angleterre".
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