lundi 11 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - ch. 9 - L'enfant du vendredi





IX
L’ENFANT DU VENDREDI
   Dès le lendemain, le comte de Poitiers se mit à la préparation de l’assemblée du vendredi. S’il en sortait vainqueur, nul ne serait plus en mesure, pour de longues années, de lui contester le pouvoir. Il dépêcha messagers et chevaucheurs pour convoquer, comme on en était convenu, tous les hauts hommes du royaume – tous ceux, en fait, qui ne se trouvaient pas à plus de deux journées de cheval, ce qui offrait l’avantage, d’une part, de ne pas laisser la situation se détériorer, et, d’autre part, d’éliminer certains grands vassaux dont Philippe pouvait redouter l’hostilité, tels le comte de Flandre et le roi d’Angleterre.
   En même temps, il confiait à Gaucher de Châtillon, à Miles de Noyers et à Raoul de Presles le soin de rédiger le règlement de régence qui serait soumis à l’assemblée. S’appuyant sur les décisions déjà acquises, on fixa les principes suivants : le comte de Poitiers administrerait la France et la Navarre, avec le titre provisoire de régent, gouverneur et gardien, et percevrait tous les revenus royaux. Si la reine Clémence mettait au monde un fils, celui-ci naturellement serait roi, et Philippe conserverait la régence jusqu’à la majorité de son neveu. Mais si Clémence accouchait d’une fille… Toutes les difficultés commençaient à cette hypothèse. Car dans ce cas la couronne devait normalement revenir à la petite Jeanne de Navarre, fille de Marguerite et de Louis X. Mais était-elle vraiment la fille de Louis ? La cour tout entière, durant ces journées-là, se posait la question. Sans la découverte, provoquée par Isabelle d’Angleterre et Robert d’Artois, des coupables amours de Marguerite, sans la publicité du scandale, du jugement, des condamnations, les droits de Jeanne de Navarre n’eussent pu être discutés. En l’absence d’héritier mâle, elle devenait reine de France. Mais il pesait sur elle de lourdes présomptions de bâtardise que Charles de Valois et Louis X lui-même s’étaient complu à étayer, à l’occasion du remariage, et dont les partisans de Philippe en la circonstance ne manquèrent pas de tirer parti.
Elle est la fille de Philippe d’Aunay, disait-on ouvertement.
Ainsi l’affaire de la tour de Nesle, sans avoir jamais eu le caractère abominablement orgiaque et criminel que lui prêtait l’imagination populaire, posait, deux ans après qu’elle eut éclaté, et dans sa banale réalité d’adultère, un problème d’exceptionnelle gravité pour la dynastie française. Quelqu’un proposa de décider que la couronne serait de toute manière attribuée à l’enfant de Clémence, fille ou garçon. Philippe de Poitiers fit grise mine à cette suggestion. Certes, les soupçons qui entouraient Jeanne de Navarre étaient fortement fondés ; mais on n’en possédait aucune preuve absolue. En dépit des pressions exercées sur elle et des marchés mis en main, Marguerite n’avait jamais signé aucune déclaration qui conclût à l’illégitimité de Jeanne. La lettre datée de la veille de sa mort, et qui avait été utilisée au procès de Marigny, affirmait le contraire.
   Il était bien évident que ni la vieille Agnès de Bourgogne, ni son fils Eudes IV, le duc actuel, n’accepteraient de souscrire à l’éviction de leur petite-fille et nièce. Le comte de Flandre ne manquerait pas de prendre leur parti et sans doute avec lui le comte de Champagne. On exposait la France au risque d’une guerre civile.
Alors, dit Gaucher de Châtillon, décrétons tout bonnement que les filles sont écartées de la couronne. Il doit bien y avoir quelque coutume sur laquelle on puisse s’appuyer.
Hélas, répondit Miles de Noyers, j’ai déjà fait chercher, car votre idée m’était aussi venue, mais l’on ne trouve rien.
Qu’on cherche davantage ! Mettez à ce soin vos amis, les maîtres de l’Université et du Parlement. Ces gens-là dénichent coutume pour tout, et dans le sens qu’on veut, s’ils s’en donnent la peine. Ils remontent à Clovis pour prouver qu’on vous doit fendre la tête, ou rôtir les pieds, ou trancher le meilleur.
Il est vrai, dit Miles, que je n’avais pas fait rechercher si haut. Je ne pensais qu’aux coutumes établies depuis Hugues. Il faudrait aller voir plus anciennement. Mais nous n’avons guère le temps d’ici vendredi.
   Obstiné, le connétable, balançant son menton carré et plissant ses paupières de tortue, poursuivit :
En vérité ce serait folie que de laisser fille monter au trône ! Voyez-vous dame ou donzelle commander les armées, impure chaque mois, grosse chaque année ? Et tenir tête aux vassaux, alors qu’elles ne sont point même capables de faire taire les chaleurs de leur nature ? Non, moi je ne vois point cela, et je rendrais tout aussitôt mon épée. Messeigneurs, je vous le dis, la France est trop noble royaume pour tomber en quenouille et être remis à femelle. Les lis ne filent pas !
   Cette dernière formule frappa fortement les esprits. Philippe de Poitiers donna son accord à une rédaction assez tortueuse, qui remettait les décisions à de lointaines échéances.
Faisons en sorte que les questions soient posées, mais sans préjuger les réponses, dit-il. Laissons une ouverture aux espérances de chacun puisque aussi bien tout dépend d’une chose à venir et encore inconnue.
   À supposer donc que la reine Clémence accouchât d’une fille, Philippe garderait la régence jusqu’à la majorité de sa nièce aînée, Jeanne. À cette date seulement serait réglée la succession, soit au profit des deux princesses qui se partageraient alors France et Navarre, soit au profit de l’une d’elles en faveur de qui serait maintenue la réunion des deux couronnes, soit au profit d’aucune, si elles renonçaient à leurs droits, ou encore si l’assemblée des pairs, convoquée pour en débattre, estimait que femme ne pouvait régner sur le royaume de France. Dans ce cas, la couronne irait au plus proche parent mâle du dernier roi… c’est-à-dire à Philippe.
   Ainsi, la candidature de celui-ci était pour la première fois officiellement avancée, mais soumise à tant de préalables qu’elle n’apparaissait que comme une solution éventuelle de compromis et d’arbitrage. Ce règlement, présenté individuellement aux principaux barons favorables à Philippe, reçut leur acquiescement. Seule Mahaut témoigna une réticence, bien étrangement, devant un acte qui, en fait, laissait envisager l’accession de son gendre et de sa fille au trône de France. Quelque chose dans la rédaction la chagrinait.
Ne pourriez-vous, dit-elle, déclarer simplement : « Si les deux filles renoncent… » sans demander aux pairs de décider si femelle doit régner ?
Eh ! ma mère, répondit Philippe, autrement, elles ne renonceront point. Les pairs, dont vous faites partie, sont la seule assemblée de recours. À l’origine ils étaient électeurs du roi, comme les cardinaux le sont du pape, ou les Palatins de l’Empereur, et c’est ainsi qu’ils choisirent Hugues notre ancêtre, qui était duc de France. Si à présent ils n’élisent plus, c’est que pendant trois cents ans nos rois ont toujours eu fils à asseoir au trône.
C’est coutume qui vient de la chance ! répliqua Mahaut. Votre règlement, qui prévoit d’éloigner les femmes, va servir tout juste les prétentions de mon neveu Robert. Vous verrez qu’il ne manquera pas d’en user pour essayer de me dépouiller de mon comté.
   Elle ne songeait qu’à sa querelle successorale d’Artois, et plus du tout à la France.
Coutume du royaume n’est pas coutume de fief, ma mère. Et vous garderez mieux votre comté avec votre beau-fils régent, ou peut-être roi, qu’avec arguments de légistes.
   Mahaut s’inclina, sans être convaincue.
Voilà bien la gratitude des gendres, dit-elle un peu plus tard à Béatrice d’Hirson. On leur empoisonne un roi pour leur laisser la place, et aussitôt ils n’en font qu’à leur guise, sans tenir compte de rien !
C’est que, Madame, il ne sait justement point ce qu’il vous doit, ni comment notre Sire Louis est parti.
Et il ne faut pas qu’il le sache, Seigneur ! s’écria Mahaut. C’était son frère, après tout, et mon Philippe a de curieux mouvements de justice. Tiens ta langue, de grâce, tiens ta langue !
   Durant ces mêmes journées, Charles de Valois, aidé de Charles de La Marche et de Robert d’Artois, s’agitait fort, disant partout et faisant dire que c’était démence de confirmer le comte de Poitiers dans la régence, et plus encore de le désigner comme héritier présomptif. Philippe et sa belle-mère avaient trop d’ennemis ; et la disparition de Louis X servait trop bien leurs intentions, maintenant avouées, pour que cette mort suspecte ne fût pas leur œuvre. Valois, lui, offrait d’autres garanties. Allié de toujours du roi de Naples, nul mieux que lui n’était à même de résoudre les problèmes regardant Clémence et la maison d’Anjou. Ayant servi la papauté romaine, il avait conservé la confiance des cardinaux italiens, sans lesquels, on le voyait bien, un pape ne se pouvait élire, et cela en dépit même des mauvais procédés qui consistaient à murer le conclave dans une église. Les anciens Templiers se rappelaient que Valois n’avait jamais approuvé la suppression de leur ordre ; les Flamands ne cachaient pas qu’ils aimeraient négocier avec lui.
   Quand Philippe eut connaissance de cette campagne, il chargea ses familiers de répondre qu’il était bien étonnant, en vérité, de voir l’oncle du roi s’appuyer, pour réclamer le pouvoir, sur les cours étrangères ou sur les adversaires du royaume, et que si l’on voulait voir le pape à Rome, la France aux mains des Angevins, le Temple ressuscité, et les Flamands tout à fait émancipés, il fallait sans tarder offrir la régence au comte de Valois.
   Enfin arriva le décisif vendredi où devait se tenir l’assemblée. À l’aurore, Béatrice d’Hirson se présenta au Palais et fut immédiatement introduite dans la chambre du comte de Poitiers. La demoiselle de parage était un peu essoufflée d’avoir couru depuis la rue Mauconseil. Philippe se dressa sur ses oreillers.
Mâle ? demanda-t-il.
Mâle, Monseigneur, et fort bien membré, répondit Béatrice en jouant des cils.
   Philippe se vêtit à la hâte et se précipita à l’hôtel d’Artois.
Les portes, les portes ! Que les portes restent closes ! dit-il dès qu’il fut entré. A-t-on bien veillé à mes ordres ? Personne, hormis Béatrice, n’est sorti ? Qu’il en soit ainsi pour tout le jour.
   Puis il s’élança dans l’escalier. Il avait perdu cette raideur et cette componction auxquelles d’ordinaire il se forçait un peu. La « chambre de gésine », ainsi qu’il était d’usage dans les familles princières, avait été somptueusement décorée. De hautes tapisseries d’Arras, aux vives couleurs, recouvraient entièrement les murs, et le sol était jonché de fleurs, iris, roses et marguerites, que l’on écrasait en marchant. L’accouchée, pâle, les yeux brillants et le visage encore défait, reposait dans un grand lit entouré de courtines de soie, sous des draps blancs qui traînaient à terre de la longueur d’une aune. Dans les angles de la pièce se trouvaient deux couchettes, également pourvues de rideaux de soie, et destinées l’une à la ventrière assermentée et l’autre à la berceresse de garde.  
  Philippe se dirigea droit vers le berceau d’apparat, et se pencha fort bas pour bien voir ce fils qui venait de lui naître. Affreux et pourtant attendrissant, comme tout enfant dans ses premières heures, rougeaud, ridé, les yeux collés et la lèvre baveuse, avec une infime mèche de cheveux blonds pointant sur son crâne chauve, le bébé dormait, emmailloté jusqu’aux épaules dans des bandelettes croisées étroitement serrées.
Ainsi le voilà donc, mon petit Louis-Philippe que je souhaitais tant et qui arrive à point si bien nommé . Seulement alors, le comte de Poitiers s’approcha de sa femme, la baisa aux joues, et lui dit, d’un ton de profonde gratitude :
Grand merci, ma mie, grand merci. Vous me donnez belle joie, et ceci efface à jamais de ma pensée nos dissentiments de jadis.
   Jeanne saisit la longue main de son mari, l’approcha de ses lèvres, s’y caressa le visage.
Dieu nous a bénis, Philippe ; Dieu a béni nos retrouvailles de l’automne, murmurait-elle.
   Elle portait toujours son collier de corail. La comtesse Mahaut, les manches relevées sur des avant-bras pourvus d’un solide duvet, assistait à la scène en triomphatrice. Elle se frappa la panse d’un geste énergique.
Eh ! mon fils, s’écria-t-elle. Ne vous l’avais-je pas dit ? Ce sont bons ventres que ceux d’Artois et de Bourgogne.
   Philippe revint au berceau.
Ne le pourrait-on délanger que je le voie mieux ? demanda-t-il.
Monseigneur, répondit la ventrière, ce n’est point à conseiller. Les membres d’enfant sont moult tendres et doivent rester liés autant qu’il se peut, pour les enforcir et les empêcher de se tordre. Mais soyez sans crainte, Monseigneur, nous l’avons bien frotté de sel et de miel, et enveloppé de roses pilées pour lui ôter l’humeur glueuse, et il a eu tout le dedans de la bouche passé au miel avec le doigt, afin de lui donner appétit et douceur. Soyez sûr qu’il est bien choyé.
Et votre Jeanne aussi, mon fils, ajouta Mahaut. Je l’ai fait oindre de bon onguent mêlé de fiente de lièvre, pour lui resserrer le ventre selon les recettes de maître Arnaud.
Mais, ma mère, dit l’accouchée, je croyais que c’était recette pour femme stérile ?
Bah ! La fiente de lièvre est bonne pour tout, répliqua la comtesse.
   Philippe continuait à contempler son héritier.
Ne trouvez-vous point qu’il ressemble fort à mon père ? dit-il. Il en a le haut front.
Peut-être bien, répondit Mahaut. À la vérité, je lui voyais plutôt les traits de feu mon brave Othon… Qu’il ait leur force d’âme et de corps, à tous deux, voilà ce que je lui souhaite.
C’est surtout à vous, Philippe, qu’il ressemble, dit Jeanne doucement.
   Le comte de Poitiers se redressa avec quelque fierté.
À présent, dit-il, je pense que vous comprenez mieux mes ordres, ma mère, et pourquoi je vous demande de tenir vos portes fermées. Nul ne doit savoir que j’ai un fils. Car on dirait dans ce cas que j’ai fabriqué le règlement de succession tout exprès pour lui assurer le trône après moi, si Clémence ne donne point de mâle ; et j’en connais quelques-uns, mon frère Charles le premier, qui regimberaient, à voir si tôt leurs espérances coupées. Si donc vous voulez garder à cet enfant sa chance de devenir roi, pas un mot à quiconque, tout à l’heure, dans l’assemblée.
C’est vrai qu’il y a l’assemblée ! Ce gaillard-là me le faisait oublier ! s’écria Mahaut en tendant la main dans le berceau. Il est grand temps de me parer, et d’avaler un morceau pour être d’attaque. Je me sens toute creuse, à avoir été si tôt éveillée. Philippe, vous allez bien me faire raison. Béatrice, Béatrice !
Elle frappa dans ses paumes, et réclama un pâté de brochet, des œufs bouillis, du fromage blanc aux épices, de la confiture de noix, des pêches, et du vin blanc de Château-Chalon.
C’est vendredi ; il faut faire maigre, dit-elle. Le soleil, apparaissant pardessus les toits de la ville, inonda de lumière cette famille heureuse.
Mange un peu. Du pâté de brochet, cela ne peut te peser, disait Mahaut à sa fille.
   Philippe se leva bientôt, pour aller mettre la dernière main aux préparatifs de la réunion.
Ma mie, on ne viendra point vous porter compliments aujourd’hui, dit-il à Jeanne en montrant les coussins disposés en demi-cercle autour du lit pour les visiteurs. Mais je gage que vous aurez grand monde demain. Au moment où il allait sortir, Mahaut le rattrapa par la manche.
Mon fils, songez un peu à Blanche, qui est toujours à Château-Gaillard. C’est la sœur de votre épouse. 
— J’y songerai, j’y songerai. Je verrai à lui faire sort meilleur.
   Et il s’éloigna, emportant à sa semelle un iris écrasé. Mahaut referma la porte.
Allons, les berceresses, s’écria-t-elle, chantonnez un peu !

Demain ‘’La loi des mâles’’ ch. 10 ‘’L’assemblée des trois dynasties’’

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire