dimanche 10 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - ch. 8 - Les visites du comte de Poitiers

   


VIII
LES VISITES DU COMTE DE POITIERS
  Le comte de Poitiers ne se berçait pas d’illusions. Il venait de remporter un premier succès, spectaculaire, rapide ; mais il savait que ses adversaires n’allaient pas désarmer si aisément. Aussitôt qu’il eût reçu de Monseigneur de Valois un serment de fidélité qui n’était que de bouche, Philippe traversa le Palais pour aller saluer sa belle-sœur Clémence. Il était accompagné d’Anseau de Joinville et de la comtesse Mahaut. Hugues de Bouville, en apercevant Philippe, fondit en larmes et tomba à genoux, lui baisant les mains. L’ancien chambellan s’était abstenu de paraître à la réunion de l’après-midi ; il n’avait pas quitté son poste ni lâché son épée pendant toutes ces dernières heures, et il était passé par de rudes transes pendant que le connétable assiégeait le Palais.
Pardonnez-moi, Monseigneur, pardonnez-moi cette faiblesse ; c’est la joie de vous voir de retour… disait-il en mouillant de ses pleurs les doigts du régent.
Faites donc, mon bon, faites donc, répondit Philippe.
   Le vieux sire de Joinville ne reconnut pas le comte de Poitiers. Il ne reconnut pas davantage d’ailleurs son propre fils, et quand on lui eut répété par trois fois qui ils étaient, il les confondit et s’inclina cérémonieusement devant l’héritier de son nom. Bouville ouvrit la porte de la chambre de la reine. Mais, comme Mahaut se disposait à suivre Philippe, le curateur, retrouvant son énergie, dit avec autorité :
Vous seul, Monseigneur, vous seul ! Et il referma la porte au nez de la comtesse.
   La reine Clémence était pâle, lasse et visiblement hors des préoccupations qui agitaient si fort la cour et la population de Paris. Elle ne put, en voyant le comte de Poitiers venir à elle les mains tendues, s’empêcher de penser : « Si c’avait été lui à qui l’on m’eût mariée, je ne serais pas veuve aujourd’hui. Pourquoi Louis ? Pourquoi pas Philippe ? »
   Elle essayait d’interdire à sa pensée cette sorte de questions qui lui paraissaient autant de reproches au Créateur tout-puissant. Mais rien, même la piété, ne pouvait défendre une veuve de vingt-trois ans de se demander pour quelle raison les autres jeunes hommes, les autres maris, étaient vivants ! Philippe l’informa de sa prise de régence et l’assura de son entier dévouement.
Oh ! oui, mon frère, oh ! oui, murmura-t-elle, aidez-moi !
   Elle voulait dire, sans bien savoir comment s’exprimer : « Aidez-moi à vivre, aidez-moi à me sauver du désespoir, aidez-moi à mettre au monde cet enfant que je porte et qui est tout ce qui me rattache désormais à la terre. »
Pourquoi notre oncle Valois, reprit-elle, m’a-t-il fait quitter presque de force ma maison de Vincennes ? Louis me l’avait donnée dans son dernier souffle.
Vous souhaitez donc y retourner ? demanda Poitiers.
C’est mon seul désir, mon frère ! Je m’y sentirais plus forte. Et mon enfant naîtrait au plus près de l’âme de son père, au lieu où elle a quitté le monde.
   Philippe ne prenait aucune décision, même secondaire, à la légère. Il regarda, à travers la fenêtre, la flèche de la Sainte-Chapelle, dont les lignes un peu incertaines et brouillées se dressaient devant ses yeux myopes. « Si je lui donne cette satisfaction, pensait-il, elle m’en saura gré, me tiendra pour son défenseur et me laissera décider de toutes choses pour elle. D’autre part, mes adversaires l’atteindront moins aisément à Vincennes qu’ici et pourront moins l’utiliser contre moi. D’ailleurs, dans le douloir où elle est, elle ne saurait servir à personne. »
Je veux, ma sœur, vous satisfaire en tout, répondit-il. Aussitôt que l’assemblée des hauts hommes m’aura confirmé dans ma charge, mon premier soin sera de vous reconduire à Vincennes. Nous sommes lundi, l’assemblée, que je fais presser, se tiendra sans doute vendredi. Pour le prochain dimanche, vous écouterez, je pense, la messe en votre maison.
Je savais, Philippe, que vous étiez un bon frère. Votre retour est le premier apaisement que Dieu m’accorde.
   Au sortir de l’appartement de la reine, Philippe rejoignit sa belle-mère et Anseau de Joinville qui l’attendaient. Mahaut s’était prise de bec pour Bouville et arpentait, de son grand pas d’homme, les dalles d’une galerie, devant les écuyers de garde.
Alors, comment est-elle ? demanda-t-elle à Philippe.
Pieuse et résignée, et bien digne de donner à la France un roi, répondit le comte de Poitiers de manière que ses paroles pussent atteindre toutes les oreilles environnantes. Puis, à mi-voix, il ajouta :
Je ne crois pas, en l’état de faiblesse qu’elle montre, qu’elle conduise l’enfant jusqu’à terme.
Ce serait bien le meilleur cadeau qu’elle pourrait nous faire, et les choses seraient plus faciles à régler, répondit Mahaut de la même façon. Et puis l’on en finirait de toute cette défiance et de cet appareil de guerre qui l’entoure. Depuis quand les pairs du royaume n’ont-ils plus accès auprès de la reine ? J’ai été veuve aussi, que diable, et l’on pouvait m’approcher pour les affaires de gouvernement !
   Philippe, qui n’avait pas encore vu sa femme depuis son retour, accompagna Mahaut à l’hôtel d’Artois.
Le temps de votre absence a fort pesé à ma fille, dit Mahaut. Mais vous allez la voir fraîche à ravir. Nul ne croirait qu’elle est à la veille de livrer son fruit. J’étais ainsi en mes grossesses, alerte jusqu’au dernier jour.
   Les retrouvailles du comte de Poitiers et de sa femme furent émues, bien que sans larmes. Jeanne, fort lourde, se déplaçait avec gêne, mais elle offrait tous les signes de la santé et du bonheur. La nuit était venue, et la lueur des chandelles, seyante au teint, estompait sur le visage de la jeune femme les marques de son état. Elle portait un collier de corail rouge, le corail étant réputé pour son action bénéfique sur les accouchements. Ce fut en présence de Jeanne que Philippe eut la conscience véritable des succès remportés et qu’il s’accorda la satisfaction de soi-même. Entourant du bras l’épaule de son épouse, il lui dit :
Je crois bien, ma douce amie, que je puis vous appeler désormais Madame la régente.
Fasse Dieu, mon beau sire, que je vous donne un fils, répondit-elle en s’alanguissant un peu contre le corps maigre et robuste de son mari.
Dieu mettrait le comble à ses grâces, lui murmura Philippe à l’oreille, en ne le faisant naître qu’après vendredi.
   Une discussion s’ouvrit bientôt entre Mahaut et Philippe. La comtesse d’Artois estimait que sa fille devait se transporter au Palais dans l’instant afin d’y partager le logis de son époux. Celui-ci était d’avis contraire et désirait que Jeanne restât à l’hôtel d’Artois. Il avançait plusieurs arguments, fort bons en soi, mais qui ne découvraient pas le fond de sa pensée, et qui d’ailleurs ne convainquirent pas Mahaut. Le Palais pouvait être dans les jours à venir le siège d’assemblées violentes et de tumultes nuisibles à une parturiente ; d’autre part, Philippe estimait plus séant d’attendre, pour installer Jeanne au Palais royal, que Clémence eût regagné Vincennes.
Mais il se peut que demain Jeanne soit empêchée tout à fait de bouger, fit remarquer Mahaut. N’avez-vous donc point désir que votre enfant voie le jour au Palais ?
C’est cela justement que je voudrais éviter.
Là, vraiment, je ne vous comprends point, mon fils, dit Mahaut en haussant ses puissantes épaules.
   Cette controverse lassait Philippe. Il n’avait pas dormi depuis trente-six heures, avait parcouru la nuit précédente quinze lieues à cheval, et vécu ensuite la journée la plus difficile, la plus mouvementée de sa vie. Il sentait sa barbe pousser et ses paupières, par instants, se fermer d’elles-mêmes. Mais il était décidé à ne pas céder. « Mon lit, pensait-il. Que l’on m’obéisse, et que je gagne mon lit ! »
Prenons donc l’avis de Jeanne. Que souhaitez-vous, ma mie ? demanda-t-il.
   Mahaut avait une intelligence d’homme, une volonté d’homme, et un souci constant d’affirmer le prestige de sa race. Jeanne, de nature toute différente et infiniment plus réservée, semblait jusque-là désignée par le destin à n’occuper que les secondes places, et cela dans les honneurs comme dans les drames. D’abord fiancée à Louis Hutin pour être donnée ensuite, par une sorte d’échange, au second fils de Philippe le Bel, elle avait donc pu se croire un moment promise à devenir reine de Navarre et de France, avant de se voir supplantée par sa cousine Marguerite. Mêlée du plus près au scandale de la tour de Nesle, elle avait côtoyé l’adultère mais sans le commettre ; et dans le châtiment, la réclusion perpétuelle lui avait été épargnée. Or tandis que Marguerite, assassinée dans sa prison, n’était plus que poussière, tandis que Blanche continuait de se morfondre, toujours incarcérée, elle, à présent, avait retrouvé son époux, sa famille et sa situation à la cour. Instruite à la prudence par son année de détention à Dourdan, elle entendait ne rien compromettre. Il ne lui importait pas particulièrement que son enfant naquît au Palais ; et désireuse surtout de complaire à son mari, dont elle devinait que l’insistance se fondait sur de solides raisons, elle répondit :
C’est ici, ma mère, que je souhaite faire mes couches. Je m’y sentirai mieux.
   Philippe la remercia d’un sourire. Assis dans un grand siège à dossier droit, les jambes allongées et croisées, il s’enquit du nom des matrones et ventrières qui devaient assister Jeanne, voulant savoir d’où chacune venait, et si l’on pouvait leur accorder toute confiance. Il recommanda qu’on leur fît prêter serment, précaution qu’on ne prenait d’ordinaire que pour les accouchements royaux. « Que voilà un bon époux qui prend grand soin de moi ! », pensait Jeanne en l’écoutant. Philippe exigea aussi que, dès l’instant où la comtesse de Poitiers entrerait dans les douleurs, les portes de l’hôtel d’Artois fussent fermées. Nul n’en devait plus sortir à l’exception d’une seule personne chargée de lui porter la nouvelle de la naissance…
— … vous, dit-il en désignant Béatrice d’Hirson qui assistait à l’entretien. Les ordres sont donnés à mon chambellan pour que vous puissiez me joindre à toute heure, même si je suis en Conseil. Et s’il se trouve compagnie autour de moi, vous ne me ferez l’annonce qu’à voix basse, sans en souffler mot à autrui… si c’est un fils. Je me fie à vous car je me rappelle que vous m’avez bien servi.
Et davantage encore que vous ne le pensez… Monseigneur… répondit Béatrice en inclinant légèrement la tête.
   Mahaut lança un regard furieux à Béatrice comme pour la rappeler à l’ordre. Cette fille, avec ses airs dolents, sa fausse naïveté, ses sournoises audaces, la faisait trembler. Mais Béatrice continuait de sourire. Le jeu des deux visages n’échappa pas à Jeanne. Entre sa mère et la demoiselle de parage, elle sentait une épaisseur de secrets qu’elle préférait ne pas chercher à percer. Elle tourna les yeux vers son mari. Celui-ci ne s’était aperçu de rien. La nuque appuyée au dossier de son siège, il venait de s’endormir d’un coup, foudroyé par le sommeil des victoires. Sur son long visage, d’ordinaire sévère, paraissait une expression de douceur attentive qui permettait d’imaginer l’enfant qu’il avait été. Jeanne, émue, s’approcha d’un pas prudent et vint lui poser au front un baiser sans poids.

Demain ‘’La loi des mâles’’ ch. 9 ‘’L’enfant du vendredi’’

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