VIII
LES
VISITES DU COMTE DE POITIERS
Le
comte de Poitiers ne se berçait pas d’illusions. Il venait de
remporter un premier succès, spectaculaire, rapide ; mais il savait
que ses adversaires n’allaient pas désarmer si aisément. Aussitôt
qu’il eût reçu de Monseigneur de Valois un serment de fidélité
qui n’était que de bouche, Philippe traversa le Palais pour aller
saluer sa belle-sœur Clémence. Il était accompagné d’Anseau de
Joinville et de la comtesse Mahaut. Hugues de Bouville, en apercevant
Philippe, fondit en larmes et tomba à genoux, lui baisant les mains.
L’ancien chambellan s’était abstenu de paraître à la réunion
de l’après-midi ; il n’avait pas quitté son poste ni lâché
son épée pendant toutes ces dernières heures, et il était passé
par de rudes transes pendant que le connétable assiégeait le
Palais.
— Pardonnez-moi,
Monseigneur, pardonnez-moi cette faiblesse ; c’est la joie de vous
voir de retour… disait-il en mouillant de ses pleurs les doigts du
régent.
— Faites
donc, mon bon, faites donc, répondit Philippe.
Le
vieux sire de Joinville ne reconnut pas le comte de Poitiers. Il ne
reconnut pas davantage d’ailleurs son propre fils, et quand on lui
eut répété par trois fois qui ils étaient, il les confondit et
s’inclina cérémonieusement devant l’héritier de son nom.
Bouville ouvrit la porte de la chambre de la reine. Mais, comme
Mahaut se disposait à suivre Philippe, le curateur, retrouvant son
énergie, dit avec autorité :
— Vous
seul, Monseigneur, vous seul ! Et il referma la porte au nez de la
comtesse.
La
reine Clémence était pâle, lasse et visiblement hors des
préoccupations qui agitaient si fort la cour et la population de
Paris. Elle ne put, en voyant le comte de Poitiers venir à elle les
mains tendues, s’empêcher de penser : « Si c’avait été lui à
qui l’on m’eût mariée, je ne serais pas veuve aujourd’hui.
Pourquoi Louis ? Pourquoi pas Philippe ? »
Elle
essayait d’interdire à sa pensée cette sorte de questions qui lui
paraissaient autant de reproches au Créateur tout-puissant. Mais
rien, même la piété, ne pouvait défendre une veuve de vingt-trois
ans de se demander pour quelle raison les autres jeunes hommes, les
autres maris, étaient vivants ! Philippe l’informa de sa prise de
régence et l’assura de son entier dévouement.
— Oh
! oui, mon frère, oh ! oui, murmura-t-elle, aidez-moi !
Elle
voulait dire, sans bien savoir comment s’exprimer : « Aidez-moi à
vivre, aidez-moi à me sauver du désespoir, aidez-moi à mettre au
monde cet enfant que je porte et qui est tout ce qui me rattache
désormais à la terre. »
— Pourquoi
notre oncle Valois, reprit-elle, m’a-t-il fait quitter presque de
force ma maison de Vincennes ? Louis me l’avait donnée dans son
dernier souffle.
— Vous
souhaitez donc y retourner ? demanda Poitiers.
— C’est
mon seul désir, mon frère ! Je m’y sentirais plus forte. Et mon
enfant naîtrait au plus près de l’âme de son père, au lieu où
elle a quitté le monde.
Philippe
ne prenait aucune décision, même secondaire, à la légère. Il
regarda, à travers la fenêtre, la flèche de la Sainte-Chapelle,
dont les lignes un peu incertaines et brouillées se dressaient
devant ses yeux myopes. « Si je lui donne cette satisfaction,
pensait-il, elle m’en saura gré, me tiendra pour son défenseur et
me laissera décider de toutes choses pour elle. D’autre part, mes
adversaires l’atteindront moins aisément à Vincennes qu’ici et
pourront moins l’utiliser contre moi. D’ailleurs, dans le douloir
où elle est, elle ne saurait servir à personne. »
— Je
veux, ma sœur, vous satisfaire en tout, répondit-il. Aussitôt que
l’assemblée des hauts hommes m’aura confirmé dans ma charge,
mon premier soin sera de vous reconduire à Vincennes. Nous sommes
lundi, l’assemblée, que je fais presser, se tiendra sans doute
vendredi. Pour le prochain dimanche, vous écouterez, je pense, la
messe en votre maison.
— Je
savais, Philippe, que vous étiez un bon frère. Votre retour est le
premier apaisement que Dieu m’accorde.
Au
sortir de l’appartement de la reine, Philippe rejoignit sa
belle-mère et Anseau de Joinville qui l’attendaient. Mahaut
s’était prise de bec pour Bouville et arpentait, de son grand pas
d’homme, les dalles d’une galerie, devant les écuyers de garde.
— Alors,
comment est-elle ? demanda-t-elle à Philippe.
— Pieuse
et résignée, et bien digne de donner à la France un roi, répondit
le comte de Poitiers de manière que ses paroles pussent atteindre
toutes les oreilles environnantes. Puis, à mi-voix, il ajouta :
— Je
ne crois pas, en l’état de faiblesse qu’elle montre, qu’elle
conduise l’enfant jusqu’à terme.
— Ce
serait bien le meilleur cadeau qu’elle pourrait nous faire, et les
choses seraient plus faciles à régler, répondit Mahaut de la même
façon. Et puis l’on en finirait de toute cette défiance et de cet
appareil de guerre qui l’entoure. Depuis quand les pairs du royaume
n’ont-ils plus accès auprès de la reine ? J’ai été veuve
aussi, que diable, et l’on pouvait m’approcher pour les affaires
de gouvernement !
Philippe,
qui n’avait pas encore vu sa femme depuis son retour, accompagna
Mahaut à l’hôtel d’Artois.
— Le
temps de votre absence a fort pesé à ma fille, dit Mahaut. Mais
vous allez la voir fraîche à ravir. Nul ne croirait qu’elle est à
la veille de livrer son fruit. J’étais ainsi en mes grossesses,
alerte jusqu’au dernier jour.
Les
retrouvailles du comte de Poitiers et de sa femme furent émues, bien
que sans larmes. Jeanne, fort lourde, se déplaçait avec gêne, mais
elle offrait tous les signes de la santé et du bonheur. La nuit
était venue, et la lueur des chandelles, seyante au teint, estompait
sur le visage de la jeune femme les marques de son état. Elle
portait un collier de corail rouge, le corail étant réputé pour
son action bénéfique sur les accouchements. Ce fut en présence de
Jeanne que Philippe eut la conscience véritable des succès
remportés et qu’il s’accorda la satisfaction de soi-même.
Entourant du bras l’épaule de son épouse, il lui dit :
— Je
crois bien, ma douce amie, que je puis vous appeler désormais Madame
la régente.
— Fasse
Dieu, mon beau sire, que je vous donne un fils, répondit-elle en
s’alanguissant un peu contre le corps maigre et robuste de son
mari.
— Dieu
mettrait le comble à ses grâces, lui murmura Philippe à l’oreille,
en ne le faisant naître qu’après vendredi.
Une
discussion s’ouvrit bientôt entre Mahaut et Philippe. La comtesse
d’Artois estimait que sa fille devait se transporter au Palais dans
l’instant afin d’y partager le logis de son époux. Celui-ci
était d’avis contraire et désirait que Jeanne restât à l’hôtel
d’Artois. Il avançait plusieurs arguments, fort bons en soi, mais
qui ne découvraient pas le fond de sa pensée, et qui d’ailleurs
ne convainquirent pas Mahaut. Le Palais pouvait être dans les jours
à venir le siège d’assemblées violentes et de tumultes nuisibles
à une parturiente ; d’autre part, Philippe estimait plus séant
d’attendre, pour installer Jeanne au Palais royal, que Clémence
eût regagné Vincennes.
— Mais
il se peut que demain Jeanne soit empêchée tout à fait de bouger,
fit remarquer Mahaut. N’avez-vous donc point désir que votre
enfant voie le jour au Palais ?
— C’est
cela justement que je voudrais éviter.
— Là,
vraiment, je ne vous comprends point, mon fils, dit Mahaut en
haussant ses puissantes épaules.
Cette
controverse lassait Philippe. Il n’avait pas dormi depuis
trente-six heures, avait parcouru la nuit précédente quinze lieues
à cheval, et vécu ensuite la journée la plus difficile, la plus
mouvementée de sa vie. Il sentait sa barbe pousser et ses paupières,
par instants, se fermer d’elles-mêmes. Mais il était décidé à
ne pas céder. « Mon lit, pensait-il. Que l’on m’obéisse, et
que je gagne mon lit ! »
— Prenons
donc l’avis de Jeanne. Que souhaitez-vous, ma mie ? demanda-t-il.
Mahaut
avait une intelligence d’homme, une volonté d’homme, et un souci
constant d’affirmer le prestige de sa race. Jeanne, de nature toute
différente et infiniment plus réservée, semblait jusque-là
désignée par le destin à n’occuper que les secondes places, et
cela dans les honneurs comme dans les drames. D’abord fiancée à
Louis Hutin pour être donnée ensuite, par une sorte d’échange,
au second fils de Philippe le Bel, elle avait donc pu se croire un
moment promise à devenir reine de Navarre et de France, avant de se
voir supplantée par sa cousine Marguerite. Mêlée du plus près au
scandale de la tour de Nesle, elle avait côtoyé l’adultère mais
sans le commettre ; et dans le châtiment, la réclusion perpétuelle
lui avait été épargnée. Or tandis que Marguerite, assassinée
dans sa prison, n’était plus que poussière, tandis que Blanche
continuait de se morfondre, toujours incarcérée, elle, à présent,
avait retrouvé son époux, sa famille et sa situation à la cour.
Instruite à la prudence par son année de détention à Dourdan,
elle entendait ne rien compromettre. Il ne lui importait pas
particulièrement que son enfant naquît au Palais ; et désireuse
surtout de complaire à son mari, dont elle devinait que l’insistance
se fondait sur de solides raisons, elle répondit :
— C’est
ici, ma mère, que je souhaite faire mes couches. Je m’y sentirai
mieux.
Philippe
la remercia d’un sourire. Assis dans un grand siège à dossier
droit, les jambes allongées et croisées, il s’enquit du nom des
matrones et ventrières qui devaient assister Jeanne, voulant savoir
d’où chacune venait, et si l’on pouvait leur accorder toute
confiance. Il recommanda qu’on leur fît prêter serment,
précaution qu’on ne prenait d’ordinaire que pour les
accouchements royaux. « Que voilà un bon époux qui prend grand
soin de moi ! », pensait Jeanne en l’écoutant. Philippe exigea
aussi que, dès l’instant où la comtesse de Poitiers entrerait
dans les douleurs, les portes de l’hôtel d’Artois fussent
fermées. Nul n’en devait plus sortir à l’exception d’une
seule personne chargée de lui porter la nouvelle de la naissance…
— … vous,
dit-il en désignant Béatrice d’Hirson qui assistait à
l’entretien. Les ordres sont donnés à mon chambellan pour que
vous puissiez me joindre à toute heure, même si je suis en Conseil.
Et s’il se trouve compagnie autour de moi, vous ne me ferez
l’annonce qu’à voix basse, sans en souffler mot à autrui… si
c’est un fils. Je me fie à vous car je me rappelle que vous m’avez
bien servi.
— Et
davantage encore que vous ne le pensez… Monseigneur… répondit
Béatrice en inclinant légèrement la tête.
Mahaut
lança un regard furieux à Béatrice comme pour la rappeler à
l’ordre. Cette fille, avec ses airs dolents, sa fausse naïveté,
ses sournoises audaces, la faisait trembler. Mais Béatrice
continuait de sourire. Le jeu des deux visages n’échappa pas à
Jeanne. Entre sa mère et la demoiselle de parage, elle sentait une
épaisseur de secrets qu’elle préférait ne pas chercher à
percer. Elle tourna les yeux vers son mari. Celui-ci ne s’était
aperçu de rien. La nuque appuyée au dossier de son siège, il
venait de s’endormir d’un coup, foudroyé par le sommeil des
victoires. Sur son long visage, d’ordinaire sévère, paraissait
une expression de douceur attentive qui permettait d’imaginer
l’enfant qu’il avait été. Jeanne, émue, s’approcha d’un
pas prudent et vint lui poser au front un baiser sans poids.
Demain
‘’La loi des mâles’’ ch. 9 ‘’L’enfant du vendredi’’
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