Un
grand classique et l'un des meilleurs ouvrages, bien que très
controversé, sur l'Indochine coloniale. Très belle écriture, une
vision aristocratique du monde, très "politiquement incorrecte"
pour l'époque.
Dans
la cour, plantée de grands flamboyants ombreux, entre la maison et
la grille, les deux coureurs tonkinois avancèrent le pousse, un
pousse très élégant, laqué et argenté. Et ils s’attelèrent
entre les brancards, en flèche. Après quoi, ils attendirent le
maître, immobiles comme des idoles jaunes vêtues de soie. Pousse et
coureurs faisaient un coquet équipage, pittoresque même à Saïgon,
où les petites gens seules vont encore en voiture à homme. Mais le
docteur Raymond Mévil avait beaucoup d’originalité, et possédait
d’ailleurs une victoria et de beaux trotteurs. En sorte que le
monde lui passait sa fantaisie, d’aller en pousse, et de violer la
mode, – luxueusement. Il était quatre heures, l’heure où l’on
s’éveille de la sieste. Le docteur ne recevait pas plus tard, –
procédé discret, dans un pays où les rues sont désertes jusqu’au
déclin du soleil. Ce jour-là, Raymond Mévil sortait tôt, non pour
la classique promenade d’avant dîner, mais pour quelques visites
demiprofessionnelles, qu’il espaçait d’ailleurs largement, sa
tactique étant d’être rare. Une congaï à chignon lisse ouvrit
la porte, jeta quelques lazzis criards aux coureurs, et s’immobilisa
tout à coup, doucereuse : le maître paraissait. Il descendit le
perron, d’un pas jeune quoique déjà traînant, caressa du doigt
le sein de la femme à travers le ke-hao de soie noire, et monta dans
le petit véhicule qui partit à fond de train, les Tonkinois courant
à toutes jambes pour que le vent de la vitesse rafraîchît le
visage de l’homme d’Occident. Aux fenêtres, par les fentes des
volets clos au soleil, des regards de femmes admirèrent la joliesse
des livrées blanches bordées de pourpre, – admirèrent la grâce
du promeneur, plus séduisant que le luxe dont il s’entourait. Le
docteur Mévil était aimé des femmes, – d’abord parce qu’il
les aimait, et qu’il n’aimait qu’elles, ensuite parce qu’il
était beau d’une beauté qui les troublait toutes, d’une beauté
sensuelle et molle jusqu’à l’indécence. Il était blanc et
blond, avec des yeux bleu foncé trop longs, et une bouche petite et
rouge. Quoiqu’il eût trente ans passés, il paraissait adolescent,
et quoiqu’il fût robuste, on l’imaginait délicat. Ses longues
moustaches claires le faisaient ressembler à un Gaulois décadent,
que les siècles se seraient fait un jeu d’affiner et d’adoucir
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