V
UN LOMBARD À SAINT-DENIS
— Et maintenant, qu’allons-nous faire ?
se demandaient les Bouville.
Ils se trouvaient piégés à leur
propre trappe. Le régent ne s’était guère attardé à Vincennes.
Rassemblant les membres de la famille royale, il les avait priés de
remonter à cheval et de l’escorter à Paris pour y tenir aussitôt
conseil. Bouville, alors que la troupe s’ébranlait, avait eu un
sursaut de courage.
— Monseigneur !… s’était-il écrié en
saisissant par la bride la monture du régent. Mais Philippe l’avait
immédiatement arrêté.
— Mais oui, mais oui, Bouville ; je vous
sais gré de la part que vous prenez à notre affliction. Nous ne
vous reprochons rien, croyez-le bien. C’est la loi de l’humaine
nature. Je vous ferai porter mes ordres pour les funérailles.
Et
piquant son cheval, il s’était mis au galop dès le pont-levis
franchi. À pareille allure, ceux qui l’accompagnaient auraient peu
le loisir de réfléchir en route. La plupart des barons avaient
suivi. Il n’en demeurait que quelques-uns, les moins importants,
les désœuvrés qui s’attardaient, par petits groupes, à
commenter l’événement.
— Tu vois, disait Bouville à sa femme,
j’aurais dû parler sur l’instant même. Pourquoi m’as-tu
retenu ?
Ils se tenaient debout, dans une embrasure de fenêtre,
chuchotant et osant à peine se confier leurs pensées.
— La
nourrice ? reprit Bouville. — J’y ai veillé. Je l’ai entraînée
dans ma propre chambre, que j’ai fermée à clef, et j’ai placé
deux hommes à la porte.
— Elle ne se doute de rien ? — Non. —
Il faudra bien lui dire.
— Attendons que tout le monde soit parti.
— Ah ! J’aurais dû parler, répéta Bouville.
Le remords de
n’avoir pas suivi son premier mouvement le torturait. « Si j’avais
crié la vérité devant tous les barons, si j’avais fourni la
preuve sur-lechamp… » Il eût fallu pour cela qu’il possédât
une autre nature, qu’il fût homme de la trempe du connétable par
exemple ; il lui eût fallu surtout n’obéir pas à sa femme, quand
elle l’avait tiré par la manche.
— Mais aussi pouvions-nous
savoir, dit madame de Bouville, que Mahaut mènerait si bien son
coup, et que l’enfant mourrait aux yeux de tous ?
— Au fond,
murmura Bouville, nous aurions mieux fait de présenter le vrai, et
de laisser le destin s’accomplir.
— Ah ! Je te l’avais bien dit
!
— Eh oui, je le confesse. C’est moi qui ai eu l’idée… Elle
était mauvaise…
Car maintenant, qui donc accepterait de les croire
? Comment, à qui, pourraient-ils déclarer qu’ils avaient trompé
l’assemblée des barons en coiffant d’une couronne un enfant de
nourrice ? Il y avait du sacrilège dans leur acte.
— Sais-tu ce
que nous risquons, à présent, si nous ne gardons pas le silence ?
dit madame de Bouville. C’est que Mahaut nous fasse empoisonner à
notre tour.
— Le régent était de concert avec elle ; j’en suis
sûr. Quand il s’est essuyé les mains, après que l’enfant lui
eut craché dessus, il a jeté la toile dans le feu ; je l’ai vu…
Leur plus grave souci, désormais, concernait leur propre sécurité.
— La toilette de l’enfant ? reprit Bouville.
— Je l’ai faite,
avec une de mes femmes, pendant que tu reconduisais le régent,
répondit madame de Bouville. Et maintenant quatre écuyers le
veillent. Il n’y a rien à redouter de ce côté-là.
— Et la
reine ?
— Chacun autour d’elle a l’ordre de se taire, pour ne
point aggraver son mal. D’ailleurs, elle semble hors d’état de
comprendre. Et j’ai dit aux ventrières qu’elles ne s’écartent
pas de sa couche.
Peu après, le chambellan Guillaume de Seriz arriva
de Paris pour apprendre à Bouville que le régent venait de se faire
reconnaître roi par ses oncles, son frère, et les pairs présents.
Le conseil avait été bref.
— Pour les funérailles de son neveu,
dit le chambellan, notre Sire Philippe a décidé qu’elles se
feraient au plus tôt, afin de ne pas affliger trop longuement le
peuple par ce nouveau trépas. Il n’y aura point d’exposition.
Comme nous sommes vendredi, et qu’on ne peut inhumer un dimanche,
c’est donc demain que le corps sera conduit à Saint-Denis :
L’embaumeur est déjà en route. Je vous laisse, messire, car le
roi m’a commandé d’être promptement de retour.
Bouville le
laissa partir sans ajouter un mot.
« Le roi… le roi… » se
répétait-il.
Le comte de Poitiers était roi ; un petit Lombard
allait être conduit à Saint- Denis… et Jean I er était vivant.
Bouville alla rejoindre sa femme.
— Philippe est reconnu, lui
dit-il. Qu’allons-nous devenir, avec ce roi qui nous reste sur les
bras ?
— Nous devons le faire disparaître.
— Ah ! non ! s’écria
Bouville indigné.
— Il ne s’agit pas de cela. Tu perds l’esprit,
Hugues ! répliqua madame de Bouville. Je veux dire qu’il faut le
cacher.
— Mais il ne régnera pas.
— Il vivra, au moins. Et un
jour peut-être… Sait-on jamais ! Mais comment le cacher ? À qui
le confier sans éveiller les soupçons ?
Il était nécessaire,
d’abord, qu’il continuât d’être allaité…
— La nourrice…
Il n’y a que la nourrice dont nous puissions nous servir, dit
madame de Bouville. Allons la trouver.
Ils avaient été bien
inspirés d’attendre le départ des derniers barons, avant de venir
avouer à Marie de Cressay que son fils était mort. Car le hurlement
qu’elle poussa traversa les murs du manoir. À ceux qui
l’entendirent et en demeurèrent glacés, on expliqua ensuite que
c’était un cri de la reine. Or la reine, si inconsciente qu’elle
fût, s’était dressée sur sa couche en demandant :
— Qu’y
a-t-il ? Même le vieux sénéchal de Joinville, dans le fond de sa
torpeur, en tressaillit.
— On tue quelque part, dit-il ; c’est un
cri d’égorgé que j’ai entendu là…
Pendant ce temps, Marie
répétait inlassablement :
— Je veux le voir ! Je veux le voir !
Je veux le voir !
Bouville et sa femme furent obligés de la saisir à
bras-le-corps, pour l’empêcher de s’élancer, à demi folle, à
travers le château. Deux heures durant, ils s’efforcèrent de la
calmer, de la consoler, et surtout de se justifier, reprenant dix
fois des explications qu’elle n’entendait pas.
Bouville pouvait
bien lui affirmer qu’il n’avait pas voulu cela, que c’était
l’œuvre criminelle de la comtesse Mahaut… Les mots
s’inscrivaient inconsciemment dans la mémoire de Marie, d’où
ils resurgiraient plus tard ; mais sur l’instant, ils n’avaient
pas de signification. Elle s’arrêtait un moment de pleurer,
regardait droit devant elle, et puis brusquement se remettait à
hurler comme un chien sur lequel un char a passé. Les Bouville
crurent vraiment qu’elle perdait la raison. Ils épuisaient tous
les arguments. Grâce à ce sacrifice involontaire, Marie avait sauvé
le vrai roi de France, le descendant de la lignée illustre…
—
Vous êtes jeune, disait madame de Bouville, vous aurez d’autres
enfants. Quelle femme en sa vie n’a perdu au moins un enfant au
berceau
Et de lui citer les jumeaux mort-nés de Blanche de Castille,
et tous les petits disparus de la famille royale, depuis trois
générations. Chez les Anjou, les Courtenay, les Bourgogne, les
Châtillon, les Bouville eux-mêmes, combien de mères, régulièrement
endeuillées, et qui pourtant finissaient heureuses, parmi une vaste
progéniture ! Sur douze ou quinze enfants qu’une femme mettait au
monde, il était habituel qu’il n’en survécût pas plus de la
moitié.
— Mais je comprends, continuait madame de Bouville. C’est
pour le premier que c’est le plus dur.
— Mais non, vous ne
comprenez pas ! cria enfin Marie à travers ses sanglots. Celui-là…
celui-là je ne pourrai jamais le remplacer !
Le bébé qu’on
venait de lui tuer c’était l’enfant de l’amour, né d’un
désir plus violent et d’une foi plus forte que toutes les lois du
monde et toutes ses contraintes ; c’était le rêve dont elle avait
payé le prix par deux mois d’outrages et quatre mois de couvent,
le présent parfait qu’elle s’apprêtait à offrir à l’homme
qu’elle avait choisi, la plante miraculeuse en laquelle elle avait
espéré voir fleurir, chaque jour de sa vie, ses amours traversées
et merveilleuses !
— Non, vous ne pouvez pas comprendre !
gémissait-elle. Vous n’avez pas été chassée de votre famille à
cause d’un enfant. Non, je n’en aurai pas d’autre !
Quand on
commence à décrire son malheur, à le traduire en termes
intelligibles, c’est que déjà on l’a admis. Au déchirement, à
l’écrasement, se substituait lentement le second état de la
douleur, la contemplation cruelle.
— Je le savais, je le savais,
quand je ne voulais pas venir ici, que c’était le malheur qui
m’attendait !
Madame de Bouville n’osait répondre.
— Et que
dira Guccio quand il saura ? dit Marie. Comment pourrai-je lui
apprendre ?
— Il ne doit pas savoir, mon enfant, jamais ! s’écria
madame de Bouville. Personne ne doit savoir que le roi est vivant,
car ceux qui ont manqué leur coup n’hésiteraient pas à frapper
une seconde fois. Vous-même êtes en danger, car vous étiez de
concert avec nous. Il vous faut garder le secret jusqu’à ce qu’on
vous autorise à le révéler.
Et à son mari, elle chuchota :
— Va
chercher les Evangiles.
Quand Bouville fut revenu avec le gros livre
qu’il avait pris dans la chapelle, ils obtinrent de Marie qu’elle
y posât la main et jurât de garder un silence absolu, même envers
le père de son enfant mort, et même en confession, sur le drame qui
venait de se dérouler. Seuls Bouville ou sa femme pourraient la
délivrer de son serment. Dans l’état où elle était, Marie
accepta de jurer tout ce qu’on lui demanda. Bouville lui promit une
pension. Mais elle se moquait bien de l’argent !
— Et maintenant
il vous faut garder avec vous le roi de France, et dire à tous qu’il
est vôtre, ajouta madame de Bouville.
Marie se rebella. Elle ne
voulait plus toucher l’enfant pour lequel le sien avait été
assassiné. Elle ne voulait plus rester à Vincennes ; elle voulait
fuir, n’importe où, et aller mourir.
— Vous mourrez vite,
soyez-en sûre, si vous ouvrez la bouche. Mahaut ne tardera pas à
vous faire empoisonner ou poignarder.
— Non, je ne dirai rien, je
vous le promets. Mais laissez-moi, laissez-moi partir !
— Vous
partirez, vous partirez. Mais vous n’allez pas le laisser périr.
Vous voyez bien qu’il a faim. Nourrissez-le au moins aujourd’hui,
dit madame de Bouville en lui mettant le vrai roi dans les bras.
Quand Marie eut le bébé contre elle, ses pleurs redoublèrent.
—
Gardez-le. Il sera comme le vôtre, insista madame de Bouville. Et
quand le temps viendra de le remettre au trône, vous serez honorée
à la cour avec lui ; vous serez sa deuxième mère.
Ce n’étaient
pas les hypothétiques honneurs promis par la femme du curateur qui
pouvaient en ce moment convaincre Marie, mais la présence de cette
petite vie qu’elle tenait entre ses mains et sur laquelle elle
allait opérer, inconsciemment, un transfert, un report de sentiments
maternels. Elle posa les lèvres sur la tête duvetée du bébé et,
d’un geste devenu machinal, ouvrit son corsage en murmurant :
—
Non, je ne peux pas te laisser périr, mon petit Jean… mon petit
Jean…
Les Bouville eurent un soupir de soulagement. Ils avaient
gagné, au moins dans l’immédiat.
— Il ne faut point qu’elle
soit encore à Vincennes demain quand on viendra enlever son enfant,
dit très bas madame de Bouville à son mari.
Le lendemain, Marie,
prostrée et laissant madame de Bouville décider de toutes choses,
fut reconduite avec l’enfant au couvent des Clarisses. À la mère
abbesse, madame de Bouville expliqua que Marie avait eu la cervelle
fort ébranlée par la mort du petit roi, et qu’il ne fallait tenir
nul compte des choses folles qu’elle pourrait dire.
— Elle nous a
fait grand-peur ; elle hurlait et ne reconnaissait même plus son
propre enfant.
Madame de Bouville exigea que la jeune femme ne reçût
aucune visite, même des sœurs et novices du couvent, et qu’on la
tînt cloîtrée dans le plus grand calme, le plus grand silence.
—
Si quelqu’un se présente pour elle, qu’on ne l’autorise pas à
pénétrer et qu’on envoie m’avertir.
Ce même jour, deux draps
d’or fleurdelisés, huit aunes de cendal noir et deux draps de
Turquie brodés aux armes de France furent apportés à Vincennes
pour servir à l’enterrement du premier roi de France qui ait reçu
le nom de Jean. Et ce fut bien un enfant nommé Jean qui s’en alla
effectivement dans un coffre si petit qu’on ne crut point utile de
le placer sur un char, mais qu’on le posa simplement sur le bât
d’une mule.
Maître Geoffroy de Fleury, argentier du Palais, nota
sur ses registres les frais de ces obsèques pour cent onze livres
dix-sept sols et huit deniers le samedi 20 novembre 1316. Il n’y
eut point le long cortège rituel, ni de cérémonie à Notre-Dame.
On gagna immédiatement Saint-Denis où l’inhumation fut faite
aussitôt après la messe. Aux pieds du gisant de Louis X, encore
tout blanc, tout frais dans sa pierre nouvellement taillée, on avait
ouvert une étroite fosse ; là fut descendu, entre les ossements des
souverains de France, l’enfant de Marie de Cressay, demoiselle
d’Ile-de-France, et de Guccio Baglioni, marchand siennois.
Adam
Héron, premier chambellan et maître de l’hôtel, s’avança au
bord de la petite tombe et dit, regardant son maître Philippe de
Poitiers :
— Le Roi est mort, vive le Roi !
Le règne de Philippe V
le Long était commencé ; Jeanne de Bourgogne devenait reine de
France, et Mahaut d’Artois triomphait.
Trois personnes seulement
dans le royaume savaient que le vrai roi vivait. L’une avait juré
le secret sur les Saintes Écritures, et les deux autres tremblaient
que ce secret ne fût pas tenu.
Demain
‘’La loi des mâles’’ 3ème partie ch. 6 ‘’La France en
mains fermes’’
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