dimanche 24 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - 3ème partie ch.6 - La France en mains fermes




VI 
LA FRANCE EN MAINS FERMES 

  Pour conquérir le trône, Philippe V avait usé, à l’intérieur des institutions monarchiques, d’un procédé éternel et qu’en langage moderne on nomme le coup d’État. Se trouvant, par l’autorité de sa personne et l’appui de partisans dévoués, investi des principales fonctions royales, il avait fait entériner, par l’assemblée de juillet, un règlement de succession qui pouvait éventuellement le favoriser, mais seulement après de longs délais et l’application de clauses préalables. Survenait, en la disparition du petit roi, l’événement propice ; Philippe, aussitôt, malmenant un peu la légalité qu’il avait lui-même établie, s’appropriait la couronne sans plus observer ni délais ni préalables. Un pouvoir obtenu dans de semblables conditions était forcément menacé, au moins en son début. 
  Tout occupé à consolider sa position, Philippe n’eut guère le temps de savourer sa victoire ni de se contempler lui-même en son rêve accompli. La cime était étroite où il venait d’accéder. Les langues marchaient fort à travers le royaume ; le soupçon se répandait. La poigne du nouveau roi était assez connue et tous ceux qui risquaient d’en pâtir se serrèrent autour du duc de Bourgogne. Celui-ci courut sur Paris pour contester la désignation de son futur beau-père. Il exigeait la convocation du Conseil des Pairs et la reconnaissance de la petite Jeanne de Navarre comme reine de France. Philippe, pour s’assurer la régence, avait sacrifié la comté de Bourgogne ; pour garder la royauté il offrit de séparer les deux couronnes de France et de Navarre, si récemment réunies, et de laisser le petit royaume pyrénéen à la fille douteuse de son frère. Mais si Jeanne était jugée digne de régner sur la Navarre, n’était-elle pas digne de régner également sur la France ? Le duc Eudes en décida ainsi et refusa la proposition. On irait donc à l’épreuve de force. 
  Eudes repartit au galop pour Dijon d’où il lança, au nom de sa nièce, une proclamation à tous les seigneurs d’Artois et de Picardie, de Brie et de Champagne, les invitant à refuser obéissance à un usurpateur. Il s’adressa dans le même sens au roi Edouard II d’Angleterre qui, malgré les efforts de sa femme Isabelle, s’empressa d’envenimer la querelle en prenant le parti des Bourguignons. Dans toute division qui surgissait au royaume de France, le roi anglais voyait la perspective d’émanciper la Guyenne. 
  « Est-ce donc à cela que je suis parvenue en dénonçant l’adultère de mes belles-sœurs ! » pensait la reine Isabelle. 
  À se voir ainsi menacé au nord, à l’est, au sud-ouest, un autre que Philippe le Long eût peut-être lâché prise. Mais le nouveau roi savait qu’il disposait de plusieurs mois ; l’hiver n’était pas temps de guerre ; ses ennemis devaient attendre le printemps pour pouvoir mettre des armées sur pied. Le plus urgent, pour Philippe, était d’aller se faire couronner et d’être revêtu de l’indélébile dignité du sacre. 
  Il voulut d’abord fixer la cérémonie à l’Epiphanie ; la fête des Rois lui semblait de bon augure. On lui représenta que les bourgeois de Reims n’auraient pas le temps de tout préparer ; il accorda un délai de trois jours. La cour partirait de Paris le 1 er janvier, et le sacre se ferait le dimanche 9. Depuis Louis VIII, premier roi non élu du vivant de son prédécesseur, on n’avait jamais vu l’héritier du trône se précipiter aussi vite à Reims. Mais la consécration religieuse semblait encore insuffisante à Philippe ; il voulait y ajouter quelque chose qui frappât d’une manière nouvelle la conscience populaire. 
  Il avait souvent médité les enseignements d’Egidio Colonna, le précepteur de Philippe le Bel, l’homme qui avait véritablement formé la pensée du Roi de fer et dont le traité sur les principes de la royauté contenait de telles remarques que celle-ci : « À parler dans l’absolu, il serait préférable que le roi fût élu ; seuls les appétits corrompus des hommes et leur manière d’agir doivent faire préférer l’hérédité à l’élection. » 
 — Je veux être roi du consentement de mes sujets, déclara Philippe le Long, et je ne me sentirai vraiment digne de les gouverner qu’à ce prix. Et puisque certains grands me font défaut, je donnerai la parole aux petits. 
  Son père lui avait montré la voie en convoquant, dans les heures difficiles de son règne, des assemblées où toutes les classes, tous les « états » du royaume se trouvaient représentés. Il décida que deux assemblées de cette sorte, mais plus larges encore que les précédentes, seraient tenues l’une à Paris pour la langue d’oïl, l’autre à Bourges pour la langue d’oc, dans les semaines qui suivraient son sacre. Et il prononça le mot d’« États généraux ». Les légistes furent mis à fourbir les textes qui seraient présentés à l’approbation des États, de telle sorte que Philippe apparût comme choisi et désigné par le peuple entier. 
  On reprit tout naturellement les arguments du connétable, à savoir que les lis ne pouvaient filer la laine et que le royaume était trop noble pour tomber entre mains de femme. On s’appuya, plus étrangement, sur le fait qu’entre le vénéré Saint Louis et Madame Jeanne de Navarre on comptait trois intermédiaires successoraux, alors qu’entre Saint Louis et Philippe il n’en existait que deux. Ce qui fit, à bon droit, le comte de Valois s’écrier : 
 — Pourquoi pas moi, dans ce cas, qui ne suis séparé de Saint Louis que par mon père ! Et puis, enfin, des conseillers du Parlement, pressés au zèle par Miles de Noyers, exhumèrent sans trop de foi le vieux code de coutumes des Francs Saliens, antérieur à la conversion de Clovis au christianisme. Ce code ne contenait rien quant à la transmission des pouvoirs royaux. Il se présentait comme un recueil de jurisprudence civile et criminelle assez grossier, et de surcroît mal compréhensible puisqu’il avait plus de huit siècles. Une indication brève stipulait que l’héritage d’une propriété foncière devait échoir, par division égale, aux enfants mâles du possesseur défunt. C’était tout. Il n’en fallut pas plus à quelques docteurs en droit séculier pour bâtir là-dessus leur démonstration. 
  La couronne de France ne pouvait aller qu’aux mâles, puisque couronne impliquait possession des terres. Et la meilleure preuve que le code salien avait été appliqué dès l’origine, ne la trouvait-on pas dans le fait que seuls des hommes se fussent succédé ? Ainsi Jeanne de Navarre pouvait être éliminée sans que l’accusation de bâtardise, improuvable, eût seulement à être avancée. Les docteurs étaient maîtres de leurs grimoires. On ne s’avisa pas de leur objecter que la dynastie mérovingienne n’était pas issue des Saliens, mais des Sicambres et des Bructères ; et nul n’alla, dans l’instant, regarder sur pièce cette fameuse loi salique, qu’on inventa en prétendant s’y référer, et qui ferait fortune dans l’Histoire après qu’elle aurait ruiné le royaume en causant une guerre de cent ans. L’adultère de Marguerite de Bourgogne, en vérité, coûterait cher à la France. Mais, pour le présent, le pouvoir central ne chômait pas. 
  Déjà Philippe réorganisait l’administration, appelait de grands bourgeois à son Conseil, et créait des « chevaliers poursuivants », remerciant ainsi ceux qui depuis Lyon l’avaient servi sans trêve. À Charles de Valois, il rachetait l’atelier de monnaie du Mans, avant de reprendre dix autres ateliers épars en France. Désormais toute la monnaie circulant au royaume ne serait plus battue que par le roi. Se souvenant des idées de Jean XXII lorsque celui-ci n’était encore que le cardinal Duèze, Philippe prépara une réforme du système des amendes pénales et des droits de chancellerie. Les notaires verseraient chaque samedi au Trésor les sommes encaissées, et l’enregistrement des actes serait soumis à des tarifs décrétés par la Chambre des comptes. 
  Comme il en allait des chancelleries, il en alla des douanes, des prévôtés, capitaineries de villes et recettes de finances. Les abus et malversations, qui avaient eu libre cours depuis la mort du Roi de fer, furent durement réprimés. À toutes les hauteurs de la société, dans toute l’activité nationale, dans les cours de justice, sur les ports, sur les places de marché et de foire, on sentit, on comprit que la France était reprise en mains fermes… des mains de vingt-cinq ans ! 
  Les fidélités ne s’obtiennent pas sans bienfaits. Philippe paya son avènement de larges libéralités. Le vieux sénéchal de Joinville s’était fait reconduire à son château de Wassy où il avait déclaré vouloir mourir. Il se savait sur l’extrême fin. Son fils Anseau, qui depuis Lyon n’avait pas quitté Philippe, dit un jour à ce dernier : 
 — Mon père m’a assuré que d’étranges choses s’étaient passées à Vincennes, lors de la mort du petit roi, et il lui est venu aux oreilles de troublantes rumeurs. 
 — Je sais, je sais, répondit Philippe. À moi aussi, certains faits, en ces journées, ont paru surprenants. Voulez-vous mon sentiment, Anseau ? Je ne veux pas médire de Bouville, car je n’ai point de preuves. Mais je me demande s’il n’a pas été inférieur à la tâche confiée. Il montrait tant d’agitation, écoutait tant de vains propos ! Ses prudences désordonnées ont donné du fil aux imaginations… De toute manière il est trop tard. 
  Il prit un temps et ajouta : 
 — Anseau, je vous ai fait marquer au Trésor pour une donation de quatre mille livres, et ceci vous dira assez ma gratitude pour l’aide que vous m’avez toujours apportée. Et si le jour du sacre, mon cousin le duc de Bourgogne, comme je le pense, ne se trouve point là pour me nouer les éperons, c’est vous qui tiendrez cet office. Vous êtes assez haut chevalier pour cela. 
  L’or toujours pour river les bouches fut le meilleur métal : mais Philippe savait qu’avec certains hommes il faut en plus orfévrer un peu la soudure. 
  Restait à régler le cas de Robert d’Artois. Philippe se félicitait d’avoir tenu en prison son dangereux cousin pendant les derniers événements. Mais il ne pouvait pas le garder indéfiniment au Châtelet. Un couronnement s’accompagne généralement d’actes de clémence et d’octrois de grâces. Sur une pressante intervention de Charles de Valois, Philippe feignit de se montrer bon prince. 
 — C’est bien pour vous complaire, mon oncle, dit-il. Robert sera donc remis en liberté… 
  Il laissa sa phrase en suspens, et sembla calculer. 
 — … mais trois jours seulement après mon départ pour Reims, ajouta-t-il, et il n’aura pas droit de s’écarter de Paris de plus de vingt lieues.

Demain ‘’La loi des mâles’’ 3ème partie ch.7 ‘’ Tant de rêves écroulés’’

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