VIII
DÉPARTS
L’arrivée au manoir de Cressay, le lendemain matin, d’un
chevaucheur portant fleur de lis à la manche gauche et les armes
royales brodées au col produisit grand effet. On lui donna du «
Monseigneur » et les frères Cressay, sur la foi du bref billet qui
les mandait d’urgence à Vincennes, se crurent appelés à quelque
commandement de capitainerie ou déjà nommés sénéchaux.
— Cela
n’est point étonnant, dit dame Eliabel ; on se sera enfin souvenu
de nos mérites et des services que nous avons rendus au royaume
depuis deux cents ans. Ce nouveau roi m’a l’air de comprendre où
il lui faut trouver des hommes valeureux ! Allez, mes fils ;
parez-vous de votre mieux et hâtez-vous de trotter. Il y a
décidément un peu de justice au Ciel, et cela nous consolera des
hontes que nous a faites votre sœur.
Elle était mal remise de sa
maladie de l’été. Elle s’alourdissait, avait perdu sa belle
activité d’antan, et ne montrait plus guère son autorité qu’en
tracassant sa servante. Elle avait abandonné à ses fils la
direction du petit domaine, qui n’en allait guère mieux. Les deux
frères se mirent donc en route, la tête pleine d’espérances
ambitieuses. Le cheval de Pierre cornait si fort, en arrivant à
Vincennes, qu’on pouvait bien penser que ce serait son dernier
voyage.
— J’ai à vous entretenir de choses graves, mes jeunes
sires, leur dit Bouville en les accueillant.
Et il leur offrit du vin
aux épices et des dragées. Les deux garçons se tenaient sur le
bord de leur siège, comme des nigauds de campagne, et osaient à
peine approcher de leurs lèvres les hanaps d’argent.
— Ah !
Voici la reine qui passe, dit Bouville. Elle profite de l’éclaircie
pour prendre un peu l’air.
Les deux frères, le cœur battant,
tendirent le cou pour apercevoir, à travers les vitres verdâtres,
une forme blanche, en grand manteau, qui allait à pas lents,
escortée de quelques serviteurs. Puis ils se regardèrent en hochant
la tête. Ils avaient vu la reine !
— C’est de votre jeune sœur
que je veux vous parler, reprit Bouville. Seriez-vous disposés à la
reprendre ? Il vous faut d’abord savoir qu’elle a nourri l’enfant
de la reine.
Et il leur expliqua, dans le moins de mots possible, ce
qu’il était indispensable de leur apprendre.
— Ah ! J’ai une
bonne nouvelle aussi à vous faire connaître, continua-t-il… Cet
Italien qui l’a mise grosse… elle ne veut point le revoir,
jamais. Elle a compris sa faute, et qu’une fille de noble sang ne
peut s’abaisser à être une femme d’un Lombard, si bien tourné
qu’il soit. Car il est plaisant damoiseau, il faut le reconnaître,
et vif d’esprit…
— Mais enfin ce n’est qu’un Lombard, coupa
madame de Bouville qui, cette fois, assistait à l’entretien ; un
homme sans aveu ni foi, il l’a bien montré.
Bouville baissa la
tête. « Et voilà ! Toi aussi il me faut te trahir, mon ami Guccio,
mon gentil compagnon de voyage ! Ne dois-je donc finir mes jours
qu’en reniant tous ceux qui m’ont marqué de l’amitié ? »
pensait-il. Il se tut, laissant à sa femme le soin de conduire
l’opération. Les frères étaient un peu dépités, l’aîné
surtout. Ils s’étaient attendus à merveilles, et il ne s’agissait
que de leur sœur. Aucun événement dans leur vie n’arriverait
donc jamais que par elle ? Ils la jalousaient presque. Nourrice de
roi ! Et de si hauts personnages qu’un grand chambellan
s’intéressant à son sort ! Qui aurait pu imaginer cela ? Le
caquet de madame de Bouville ne leur laissait guère le temps de
réfléchir.
— Le devoir du chrétien, disait madame de Bouville,
est d’aider le pécheur en son repentir. Conduisez-vous en bons
gentilshommes. Qui sait si ce n’était point l’effet de la
volonté divine que votre sœur se trouvât accouchée au moment
qu’il fallait, sans grand bien, hélas ! puisque le petit roi est
mort ; mais enfin, elle lui a porté secours. La reine Clémence,
pour témoigner sa reconnaissance, ferait inscrire l’enfant de la
nourrice pour un revenu de cinquante livres à prendre chaque année
sur son douaire. En outre, un don de trois cents livres en or serait
remis dès à présent.
La somme était là, dans une grosse bougette
brodée. Les deux frères Cressay cachèrent mal leur émoi. C’était
la fortune qui leur tombait des cieux, le moyen de faire relever le
mur d’enceinte de leur manoir ébréché, la certitude d’une
table fournie toute l’année, la perspective de s’acheter enfin
des armures et d’équiper quelques-uns de leurs serfs en valets
d’armes, afin de pouvoir paraître avec avantage aux levées de
bannières ! On parlerait d’eux sur les champs de bataille.
—
Entendez-moi bien, précisa madame de Bouville ; c’est à l’enfant
que ces dons sont faits. S’il était maltraité ou qu’il lui
arrivât malheur, le revenu, bien sûr, serait supprimé. Car d’être
le frère de lait du roi lui confère une distinction que vous devez
respecter.
— Certes, certes, j’approuve… Puisque Marie se
repent, dit le frère barbu, mettant de l’emphase à son
empressement, et puisque son pardon nous est présenté par si hautes
personnes que vous, messire, madame… nous lui devons ouvrir les
bras. La protection de la reine efface son péché. Et que nul
désormais, noble ou vilain, ne s’avise d’en rire devant moi ; je
le tranche.
— Et notre mère ? demanda le cadet. — Je me fais
fort de la convaincre, répondit Jean. Je suis le chef de famille
depuis la mort de notre père ; il ne faut pas l’oublier.
— Vous
allez, reprit madame de Bouville, jurer sur les Évangiles de ne rien
écouter ni répéter de ce que votre sœur pourrait vous dire avoir
vu pendant qu’elle fut ici, car ce sont des choses de couronne qui
doivent rester secrètes. D’ailleurs, elle n’a rien vu, elle a
nourri et voilà tout ! Mais votre sœur a un peu d’extravagance
dans la tête et se plaît à conter des fables ; elle vous l’a
bien prouvé… Hugues ! Va quérir les Évangiles.
Le livre saint
d’un côté, le sac d’or de l’autre, et la reine qui passait
dans le jardin… Les frères Cressay jurèrent de taire toutes
choses concernant la mort du roi Jean I er , de veiller, nourrir et
protéger l’enfant qui appartenait à leur sœur, ainsi que
d’interdire leur porte à l’homme qui l’avait séduite.
— Ah
! Nous le jurons de grand cœur ! Qu’il ne reparaisse jamais,
celui-là ! s’écria l’aîné.
Le cadet montrait moins de
conviction dans l’ingratitude. Il ne pouvait s’empêcher de
penser : « Tout de même, sans Guccio…»
— Nous nous informerons
d’ailleurs pour savoir si vous êtes attentifs à votre serment,
dit madame de Bouville.
Elle offrit aux deux frères de les
accompagner sur-le-champ au couvent des Clarisses.
— C’est trop
de peine vous donner, madame, dit Jean de Cressay ; nous irons bien
nous-mêmes.
— Non, non, il faut que j’y vienne. Sans mon ordre,
la mère abbesse ne laissera point sortir Marie.
Le visage du barbu
se rembrunit. Il réfléchissait.
— Qu’avez-vous ? demanda madame
de Bouville. Voyez-vous quelque difficulté ?
— C’est que… je
voudrais auparavant acheter une mule pour y faire monter notre sœur.
Alors que Marie était enceinte, il l’avait fait voyager en croupe
de Neauphle à Paris ; mais maintenant qu’elle les enrichissait, il
tenait à ce que son retour s’effectuât avec dignité. Et puis la
mule qui servait à dame Eliabel était crevée depuis le mois
précédent.
— Qu’à cela ne tienne, dit madame de Bouville ;
nous allons vous en donner une. Hugues ! Commande donc qu’on selle
une de nos mules.
Bouville accompagna, jusqu’au pont-levis, sa
femme et les deux frères Cressay. « Je voudrais être mort, pour
cesser enfin de mentir et de craindre », pensait le malheureux
homme, amaigri, frissonnant, en regardant la forêt décharnée.
«
Paris !… enfin Paris ! » se disait Guccio Baglioni en passant la
porte SaintJacques. Paris était morose et froid ; le mouvement de la
vie, comme toujours après les fêtes de l’an neuf, semblait s’y
être arrêté, et ce janvier-là plus encore que de coutume par
suite du départ de la cour. Mais le jeune voyageur qui rentrait
après six mois d’absence ne voyait pas les pans de brume accrochés
aux toits, ni les rares passants transis ; pour lui, la ville avait
visage de soleil et d’espérance, car cet « enfin Paris ! » qu’il
se répétait comme la plus heureuse chanson du monde voulait dire :
« Enfin, je vais retrouver Marie ! » Guccio portait pelisson fourré
et cape de pluie en laine de chameau ; à sa ceinture, il sentait
peser une bourse à cul-de-vilain emplie de bonnes livres
marquées au coin du pape ; il était coiffé d’un galant chapeau
de feutre rouge retroussé en arrière et formant longue pointe
au-dessus du front. On ne pouvait être mieux vêtu pour plaire. On
ne pouvait non plus éprouver plus grand plaisir de vivre qu’il
n’en ressentait. Il sauta de selle, dans la cour de la rue des
Lombards, et, lançant en avant sa jambe toujours un peu raide depuis
l’accident de Marseille, courut se jeter dans les bras de Tolomei.
— Mon cher oncle, mon bon oncle ! Avez-vous vu mon fils ? Comment
estil ? Et Marie, comment a-t-elle supporté ? Que vous a-t-elle dit
? Quand m’attend-elle ?
Tolomei, sans un mot, lui tendit la lettre
de Marie de Cressay. Guccio la lut deux fois, trois fois. Sur les
mots : « Sachez que j’ai pris grande aversion pour mon péché et
ne veux plus revoir jamais celui qui est cause de ma honte. Je me
veux racheter de ce déshonneur… » il s’écria :
— Ce n’est
pas vrai, ce n’est pas possible ! Ce n’est pas elle qui a pu
écrire cela !
— Ce n’est point son écriture ? demanda Tolomei.
— Si.
Le banquier posa la main sur l’épaule de son neveu.
— Je
t’aurais prévenu à temps, si je l’avais pu, dit-il. Mais je
n’ai reçu cette lettre que le jour d’avant-hier, après être
allé voir Bouville…
Guccio, le regard ardent et fixe, les dents
serrées, ne l’écoutait pas. Il demanda l’adresse du couvent.
—
Le faubourg Saint-Marcel ? J’y vais, dit-il.
Il réclama son
cheval, qu’on avait à peine fini de bouchonner, retraversa la
ville sans plus rien en voir, et alla sonner à la porte des
Clarisses. Là, il lui fut répondu que la demoiselle de Cressay
était partie de la veille, emmenée par deux gentilshommes dont l’un
portait une barbe. Il eut beau brandir le sceau du pape, tempêter,
faire scandale, il ne put rien obtenir de plus.
— L’abbesse ! Je
veux voir la mère abbesse ! criait-il.
— Les hommes ne peuvent
point pénétrer dans la clôture. On finit par le menacer d’aller
chercher les sergents du guet. Hors de souffle, le teint gris, les
traits changés, Guccio revint rue des Lombards.
— Ce sont ses
frères, ses gueux de frères, qui l’ont reprise ! annonça-t-il à
Tolomei. Ah ! J’ai été trop longtemps parti. La belle foi qu’elle
m’avait jurée là, et qui n’a pas tenu six mois ! Les dames de
noblesse, à ce qu’on nous prétend dans les romans, attendent dix
ans leur chevalier qui est à la croisade. Mais un Lombard, cela ne
s’attend point ! Car c’est cela, mon oncle, et rien d’autre.
Relisez les termes de sa lettre ! Ce ne sont qu’insultes et mépris.
On pouvait l’obliger à ne point me revoir, mais non à me gifler
de la sorte au visage… Enfin, mon oncle ! Nous sommes riches de
dizaines de milliers de florins ; les plus hauts barons viennent nous
implorer de payer leurs dettes, le pape lui-même m’a pris pour
conseil et confident pendant tout le conclave, et voilà ces crottés
de campagne qui me crachent au front du haut de leur château fort
qu’on jetterait bas d’une poussée d’épaule. Il suffit qu’ils
paraissent, ces deux galeux, pour que leur sœur me renie. Comme on
se trompe, quand on croit d’une fille qu’elle n’est pas de même
sorte que ses parents !
Le chagrin, chez Guccio, se tournait vite en
colère et les ressentiments de l’orgueil l’aidaient à se
défendre du désespoir. Il avait fini d’aimer, mais non point de
souffrir.
— Je ne comprends point, disait Tolomei désolé. Elle
paraissait si aimante, si heureuse d’être à toi… Jamais je
n’aurais pensé… Je vois maintenant pourquoi Bouville semblait si
gêné l’autre jour. Il savait quelque chose, sûrement. Et
pourtant les lettres que j’avais reçues d’elle… Je ne
comprends point. Veux-tu que j’aille revoir Bouville ?
— Je ne
veux rien, je ne veux plus rien ! cria Guccio. Je n’ai que trop
importuné les grands de la terre du soin de cette garce trompeuse.
Jusqu’au pape lui-même, à qui j’ai demandé protection pour
elle… Aimante dis-tu ? Elle t’a fait cajoleries quand elle se
croyait repoussée par les siens et qu’elle ne voyait que nous pour
recours. Nous étions bien mariés pourtant ! Car l’impatience ne
lui manquait pas de se donner, mais non sans bénédiction de prêtre.
Tu me disais qu’elle a passé cinq jours auprès de la reine
Clémence, à servir de nourrice ! La tête a dû lui tourner de
remplir un office qu’une quelconque chambrière eût pu tenir à sa
place. Moi aussi j’ai été près de la reine, et je l’ai
autrement aidée ! Au milieu de la tempête je l’ai sauvée…
Il
ne reliait plus ses idées, divaguait de fureur et, à marcher dans
la pièce en lançant la jambe, avait bien parcouru un quart de
lieue.
— Peut-être si tu allais prier la reine…
— Ni la reine,
ni personne ! Que Marie retourne à son hameau fangeux, où l’on
enfonce dans le purin jusqu’aux chevilles. On lui aura sans doute
trouvé un mari, un bon mari à la semblance de ses crottés de
frères, quelque chevalier poilu et sentant fort, et qui lui fera
d’autres enfants… Elle viendrait maintenant se traîner à mes
pieds que je n’en voudrais plus, tu entends, je n’en voudrais
plus !
— Je crois bien que si elle entrait, tu parlerais autrement,
dit doucement Tolomei.
Guccio pâlit, et se cacha les paupières dans
le fond de sa paume. « Ma belle Marie… » Il la revoyait dans la
chambre de Neauphle ; il la revoyait de tout près ; il apercevait
les points d’or de ses yeux bleu sombre. Comment une pareille
trahison avait-elle pu se dissimuler dans ces yeux là !
— Je vais
partir, mon oncle.
— Où cela ? Tu retournes en Avignon ?
— La
belle figure que j’y ferais ! J’ai annoncé à tout un chacun que
j’allais revenir avec mon épouse ; je l’ai parée de toutes les
vertus. Le Saint-Père lui-même sera le premier à m’en demander
des nouvelles…
— Boccace me disait l’autre jour que les Peruzzi
vont sans doute affermer la recette des tailles dans la sénéchaussée
de Carcassonne…
— Non ! Ni Carcassonne, ni Avignon.
— Ni Paris,
bien sûr… dit tristement Tolomei.
Il vient à chaque homme, si
égoïste qu’il ait été, un moment, vers le soir de la vie, où
il se sent las de ne travailler que pour lui-même. Le banquier,
après avoir attendu la présence d’une jolie nièce et d’une
famille heureuse en sa demeure, voyait soudain ses propres espoirs
s’effacer, et se dessiner à la place la perspective d’une longue
vieillesse solitaire.
— Non, je veux partir, dit Guccio. Je ne veux
plus rien en cette France qui s’engraisse de nous et nous méprise
parce que nous sommes italiens. Qu’ai-je gagné en France, je te le
demande ? Une jambe raide, quatre mois d’hôtel-Dieu, six semaines
dans une église, et pour finir… ça ! J’aurais dû savoir que ce
pays ne me vaudrait rien. Rappelle-toi ! Le lendemain de mon arrivée,
j’ai manqué renverser dans la rue le roi Philippe le Bel. Ce
n’était pas un bon présage ! Sans parler de mes traversées de
mer, où j’ai failli deux fois périr, et de tout le temps passé à
compter du billon aux vilains du bourg de Neauphle, parce que je m’y
croyais amoureux.
— Tu t’es fait quand même quelques bons
souvenirs, dit Tolomei.
— Bah ! On n’a pas besoin de souvenirs à
mon âge. Je veux rentrer en ma ville de Sienne où il ne manque pas
de belles filles, les plus belles du monde à ce qu’on m’affirme
chaque fois que je dis que je suis siennois. Moins gueuses, en tout
cas, que celles d’ici ! Mon père m’avait envoyé auprès de toi
pour apprendre ; je crois que j’ai assez appris.
Tolomei ouvrit son
œil gauche ; il y avait un peu de brume sous cette paupière-là.
—
Tu as peut-être raison, dit-il. Le chagrin te passera plus vite
quand tu seras loin. Mais ne regrette rien, Guccio. Ce n’est point
un mauvais apprentissage que celui que tu as fait. Tu as vécu, couru
les routes, connu les misères du petit peuple et découvert les
faiblesses des grands. Tu as approché les quatre cours qui dominent
l’Europe, celles de Paris, de Londres, de Naples et d’Avignon. Il
n’est pas arrivé à beaucoup de gens de se trouver enfermés dans
un conclave ! Tu t’es rompu aux affaires. Je te remettrai ta part ;
la somme en est plaisante. L’amour t’a fait commettre quelques
sottises. Tu laisses un bâtard en chemin comme chacun qui a beaucoup
voyagé… Et tu n’as que vingt ans. Quand souhaites-tu partir ?
—
Demain, oncle Spinello, demain si vous voulez bien… Mais je
reviendrai ! ajouta Guccio d’un ton rageur.
— Eh ! je l’espère
bien, mon garçon ! J’espère que tu ne vas pas laisser mourir ton
vieil oncle sans le revoir !
— Je reviendrai un jour, et
j’enlèverai mon enfant. Car il est à moi, après tout, autant
qu’aux Cressay ! Pourquoi le leur laisserais-je ? Pour qu’ils
relèvent dans leur écurie, comme un chien de mauvaise race ! Je
l’enlèverai, tu entends, et ce sera le châtiment de Marie. Tu
sais ce qu’on dit en notre pays : vengeance de Toscan…
Un grand
vacarme, venu du rez-de-chaussée, lui coupa la parole. La maison aux
poutres de bois tremblait sur ses fondations comme si douze fardiers
fussent entrés dans la cour. Les portes claquaient. L’oncle et le
neveu se portèrent vers l’escalier à vis qu’emplissait déjà
un bruit de charge. Une voix tonna.
— Banquier ! Où es-tu,
banquier ? Il me faut de l’argent.
Et Monseigneur Robert d’Artois
apparut en haut des marches.
— Regarde-moi bien, banquier mon ami,
je sors de prison dans l’instant ! s’écria-t-il. Le croirais-tu
? Mon doux, mon mielleux, mon borgne cousin… le roi veux-je dire,
puisqu’il semble qu’il le soit… s’est enfin rappelé que je
croupissais en geôle où il m’avait jeté, et il me rend à l’air
libre, l’aimable garçon !
— Soyez le bienvenu, Monseigneur, dit
Tolomei sans enthousiasme.
Et il se pencha au-dessus de l’escalier,
doutant encore qu’un tel passage d’ouragan pût être l’œuvre
d’un seul homme. Baissant la tête pour ne pas se heurter au
linteau de la porte, d’Artois pénétra dans le cabinet du banquier
et marcha droit vers un miroir.
— Holà ! Mais j’ai un visage de
mort ! dit-il en se prenant les joues à pleines mains. Il faut
avouer qu’on dépérirait à moins. Sept semaines, imagine-toi, à
ne voir le jour que par une lucarne croisée de fers gros comme un
dard d’âne ! Deux fois le jour un brouet qui ressemblait déjà à
une colique avant même d’être mangé. Par bonheur, mon Lormet me
faisait passer des plats de sa façon, sinon je ne vivrais plus à
l’heure qu’il est. Le coucher n’était pas meilleur que la
pitance. Par égard à mon sang royal, on m’avait gratifié d’un
lit. J’ai dû en casser le bois pour pouvoir m’allonger les
jambes ! Patience ; tout cela lui sera compté, au cher cousin.
En
vérité, Robert n’avait pas maigri d’une once et la réclusion
avait peu mordu sur sa solide nature. Si sa carnation était moins
vive, en revanche ses yeux gris, couleur de silex, brillaient plus
méchamment que naguère.
— Belle liberté dont on me gratifie ! «
Vous êtes libre, Monseigneur, continua le géant imitant le
capitaine du Châtelet. Mais… mais vous ne pouvez vous écarter de
plus de vingt lieues de Paris ; mais la sergenterie du roi doit
connaître votre demeure ; mais la capitainerie d’Evreux, si vous
poussez vers vos terres, doit en être avertie. » Autrement dit : «
Reste ici, Robert, à battre les rues sous l’œil du guet, ou bien
va-t’en moisir à Conches. Mais pas un pied vers l’Artois, et pas
un pied vers Reims ! On ne veut pas de toi au sacre, surtout pas ! Tu
pourrais bien y chanter quelque psaume qui ne plairait pas à toutes
les oreilles ! »
Et l’on a bien choisi le jour pour me relâcher.
Point trop tôt, point trop tard. Toute la cour est partie ; personne
au Palais, personne chez Valois… Il m’a bien abandonné, ce
cousin-là ! Et me voici dans une ville morte, sans seulement un
liard en bourse pour souper ce soir et trouver quelque fille sur
laquelle employer mon humeur amoureuse ! Car sept semaines, vois-tu,
banquier… non, tu ne peux comprendre ; cette chose-là ne doit plus
guère te taquiner. Remarque, remarque, j’ai assez ribaudé en
Artois pour me tenir au calme quelque temps ; et il doit se préparer
là-bas bon nombre de petits valets qui ne sauront jamais qu’ils
descendent de Philippe Auguste. Mais j’ai constaté une chose
étrange, que les docteurs et philosophes, ces rats, devraient
méditer. Pourquoi est-il un membre chez l’homme qui, plus on lui
fournit de besogne, plus il en réclame ?
Il eut un grand rire, fit
craquer une cathèdre de chêne en s’y asseyant, et soudain parut
remarquer la présence de Guccio.
— Et vous, mon gentillet, comment
vont vos amours ? demanda-t-il, ce qui signifiait, dans sa bouche,
rien de plus que « bonjour ».
— Mes amours ! Parlons-en,
Monseigneur ! répondit Guccio mécontent de cette violence plus
bruyante qui interrompait la sienne.
Tolomei, d’une grimace, fit
signe au comte d’Artois que le sujet n’était guère d’à-propos.
— Eh quoi ! s’écria d’Artois avec sa délicatesse coutumière
; une belle vous a quitté ? Donnez-moi vite son adresse, j’y cours
! Allons, ne prenez point cette triste face ; toutes les femmes sont
des catins.
— Ah ! certes ; Monseigneur ; toutes !
— Alors !…
Ébattons-nous au moins avec des catins franches ! Banquier, il me
faut de l’argent. Cent livres. Et j’emmène ton neveu souper avec
moi, pour lui tirer de la tête ses idées noires. Cent livres !…
Oui, je sais, je sais, je vous dois déjà beaucoup et vous vous
dites que je ne vous paierai jamais ; vous avez tort. Avant peu vous
verrez Robert d’Artois plus puissant que jamais. Le Philippe peut
bien se faire enfoncer la couronne jusqu’au nez ; je ne tarderai
pas à le décoiffer. Car je vais t’apprendre une chose, qui vaut
plus de cent livres, et qui va te servir fort pour prendre garde à
qui tu prêtes… Comment punit-on le régicide ? Pendaison,
décollation, écartèlement ? Vous assisterez bientôt à un
plaisant spectacle : ma grosse tante Mahaut, nue comme ribaude,
étirée par quatre chevaux et ses vilaines tripes déroulées dans
la poussière. Et son blaireau de gendre lui tiendra compagnie ! Le
dommage sera qu’on ne puisse les supplicier deux fois. Car ils en
ont tué deux, les scélérats. Je n’ai rien dit tant que j’étais
au Châtelet, pour qu’on ne vienne pas une belle nuit me saigner
comme un porc. Mais j’ai pu me faire tenir au courant. Lormet…
toujours mon Lormet ; ah ! le brave homme !… Écoutez-moi.
Après
sept semaines de mutisme forcé, le terrible bavard se rattrapait et
ne reprenait son souffle que pour parler davantage.
— Écoutez-moi
bien, poursuivit-il. Un : le roi Louis confisque à Mahaut ses
possessions d’Artois, où mes partisans s’échauffent ; aussitôt
Mahaut le fait empoisonner. Deux : Mahaut, pour se couvrir, pousse
Philippe à la régence contre Valois qui, lui, est prêt à soutenir
mon droit. Trois : Philippe fait accepter son règlement de
succession qui exclut les femmes de la couronne de France, mais non
de l’héritage des fiefs, vous pensez bien ! Quatre : étant
confirmé régent, Philippe peut lever l’ost pour me déloger de
l’Artois que je suis sur le point de regagner entièrement. Pas
fol, je viens me rendre seul. Mais la reine Clémence va accoucher ;
on veut avoir les mains libres ; on m’incarcère. Cinq : la reine
met au monde un fils. Peccadille ! On ferme Vincennes, on cache
l’enfant aux barons, on raconte qu’il n’est pas né viable, on
s’acoquine avec quelque ventrière ou nourrice qu’on effraie ou
qu’on soudoie, et l’on tue un deuxième roi. Après quoi, on va
se faire sacrer à Reims. Voilà, mes amis, comment s’obtient une
couronne. Tout cela pour ne pas me rendre mon comté.
Au mot de «
nourrice », Tolomei et Guccio avaient échangé un bref regard
d’inquiétude.
— Ce sont choses que tout un chacun pense, acheva
d’Artois, mais que nul n’ose proclamer faute de preuves.
Seulement j’ai la preuve, moi ! Je vais maintenant produire une
certaine dame qui a fourni le poison. Et puis après il faudra faire
un peu chanter, dans des brodequins de bois, la Béatrice d’Hirson
qui a servi de maquerelle du diable en ce beau jeu. Il est temps d’y
mettre fin, sinon nous allons tous y passer.
— Cinquante livres,
Monseigneur ; je puis vous remettre cinquante livres.
— Avare !
—
C’est tout ce que je puis.
— Soit. Tu m’en devras donc
cinquante autres. Mahaut te paiera tout cela, avec les intérêts.
—
Guccio, dit Tolomei, viens donc m’aider à compter cinquante livres
pour Monseigneur.
Et il se retira, avec son neveu, dans la pièce
voisine.
— Mon oncle, murmura Guccio, croyez-vous qu’il y ait du
vrai dans ce qu’il vient de dire ?
— Je ne sais, mon garçon, je
ne sais ; mais je crois que tu as raison assurément de partir. Il
n’est point bon d’être trop mêlé à cette affaire qui a
mauvaise odeur. Les étranges manières de Bouville, la soudaine
fuite de Marie… Sans doute on ne peut prendre au comptant toutes
les agitations de ce furieux ; mais j’ai souvent remarqué qu’il
ne passait pas loin de la vérité lorsqu’il s’agissait de
méfaits ; il y est maître et les respire de loin. Rappelle-toi
l’adultère des princesses ; c’est bien lui qui l’a fait
découvrir, et il nous l’avait annoncé. Ta Marie… dit le
banquier en balançant sa main grasse d’un geste de doute. Elle est
peut-être moins naïve et moins franche qu’elle semblait. Il y a
certainement un mystère.
— Après sa lettre de trahison, on peut
tout croire, dit Guccio dont la pensée s’égarait dans vingt
directions.
— Ne crois rien, ne cherche rien ; pars. C’est un bon
conseil.
Quand Monseigneur d’Artois fut en possession des cinquante
livres, il n’eut de cesse que Guccio partageât la petite fête
qu’il comptait s’offrir pour célébrer sa libération. Il lui
fallait un compagnon, et il se fût saoulé avec son cheval plutôt
que de rester seul. Il y mettait tant d’insistance que Tolomei
finit par souffler à son neveu :
— Va, sinon nous allons le
blesser. Mais tiens ta langue.
Guccio termina donc sa désespérante
journée dans une taverne dont le tenancier payait tribut aux
officiers du guet pour qu’on le laissât faire un peu de trafic
bordelier. Toutes les paroles qui se prononçaient là étaient
d’ailleurs répétées à la sergenterie. Monseigneur d’Artois
s’y montra dans son meilleur, insatiable au pichet, prodigieux
d’appétit, braillard, ordurier, débordant de tendresse envers son
jeune compagnon, et retroussant les jupes des filles pour faire
reconnaître à chacun le vrai visage de sa tante Mahaut.
Guccio,
pris d’émulation, ne résista guère au vin. L’œil brillant,
les cheveux en désordre et le geste mal assuré, il criait :
— Moi
aussi je sais des choses… Ah ! si je voulais parler…
— Parle,
parle donc !
Il restait à Guccio, dans le fond de son ivresse, une
lueur de prudence.
— Le pape… dit-il. Ah ! j’en sais long sur
le pape.
Soudain il se mit à pleurer comme une rivière dans les
cheveux d’une ribaude qu’il gifla ensuite parce qu’il voyait en
elle l’image de toute la trahison féminine.
— Mais je
reviendrai… et je l’enlèverai !
— Qui donc ? Le pape ?
—
Non, son enfant !
La soirée tournait à la confusion, les regards
étaient vacillants, et les filles fournies par le bordelier
n’avaient plus guère de vêtements sur la peau, quand Lormet
s’approcha de Robert d’Artois pour lui dire à l’oreille :
—
Il y a dehors un homme qui nous épie.
— Tue-le ! répondit
négligemment le géant.
— Bien, Monseigneur.
Ainsi madame de
Bouville perdit un de ses valets, qu’elle avait attaché aux pas du
jeune Italien. Jamais Guccio ne saurait que Marie, par son sacrifice,
lui avait probablement épargné de finir le ventre en l’air, sur
les flots de la Seine. Vautré, dans une couche douteuse, sur les
seins de la fille qu’il avait giflée et qui se montrait
compréhensive aux chagrins de l’homme, Guccio continuait
d’insulter Marie et imaginait se venger d’elle en pétrissant une
chair mercenaire.
— Tu as raison ! Moi non plus, je n’aime pas
les femmes ; c’est toutes des trompeuses, disait la ribaude dont
Guccio ne se rappellerait jamais les traits.
Le lendemain, le chapeau
enfoncé jusqu’aux yeux, les membres las, l’âme et le corps
également écœurés, Guccio prenait la route d’Italie. Il
emportait une coquette fortune sous forme d’une lettre de change
signée de son oncle et qui représentait sa part de bénéfices sur
les affaires qu’il avait traitées depuis deux ans. Le même jour,
le roi Philippe V, sa femme Jeanne et la comtesse Mahaut, avec tout
leur train de maison, arrivaient à Reims.
Les portes du manoir de
Cressay s’étaient déjà refermées sur la belle Marie qui y
vivrait, inconsolable, un perpétuel hiver. Le vrai roi de France
allait grandir là, comme un petit bâtard. Il ferait ses premiers
pas dans la cour boueuse, parmi les canards, il irait rouler dans la
prairie aux iris jaunes, le long de la Mauldre, dans cette prairie,
où Marie, chaque fois qu’elle y marcherait, revivrait ses brèves
et tragiques amours. Elle tiendrait son serment, tous ses serments,
envers Guccio comme envers le royaume, garderait son secret, tous ses
secrets, jusqu’à son lit de mort. Sa confession, un jour,
troublerait l’Europe.
Demain
La loi des mâles 3 ème partie ch.9 ‘’ La veille du sacre’’.
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