X
L’ASSEMBLÉE
DES TROIS DYNASTIES
Du
fond de ses appartements, la reine Clémence entendit les « hauts
hommes » se rendre à l’assemblée ; le tumulte de leurs voix se
répercutait sous les voûtes et dans les cours. La réclusion de
quarante jours, que les rites du deuil imposaient à la reine, venait
de prendre fin la veille. Clémence, ingénument, avait cru la date
de la réunion choisie tout exprès pour lui permettre d’y
assister. Aussi s’était-elle préparée à cette réapparition
solennelle avec intérêt, curiosité, impatience même, et comme si
elle reprenait goût à vivre. Mais, à la dernière minute, un
conseil de médecins, parmi lesquels les physiciens personnels du
comte de Poitiers et de la comtesse Mahaut, lui avait interdit de
s’exposer à une fatigue jugée dangereuse pour son état.
Cette
décision, en vérité, satisfaisait les divers partis de la cour,
car personne ne se souciait de faire valoir les droits de Clémence à
la régence. Pourtant, puisque l’on cherchait avec tant
d’opiniâtreté, dans les coutumes du royaume, des précédents
dont s’inspirer, on ne pouvait manquer de se souvenir d’Anne de
Kiev, veuve d’Henri I er , partageant le gouvernement avec son
beau-frère Beaudoin de Flandre « par cette qualité indélébile
qui lui avait été conférée par le sacre » ; et l’exemple, plus
proche encore, de la reine Blanche de Castille, était présent aux
mémoires . Mais le dauphin de Viennois, beau-frère de Clémence
et le plus naturellement désigné pour la défendre, avait partie
liée avec Philippe de Poitiers. Mais Charles de Valois, bien qu’il
se donnât comme le grand protecteur de sa nièce, ne songeait qu’à
travailler pour lui-même. Mais le duc Eudes de Bourgogne qui était
là, ainsi qu’il le déclarait, en représentant de la succession
de sa sœur Marguerite, souhaitait en premier chef l’éviction de
Clémence. Restée trop peu de mois au trône pour s’y être fait
connaître et y avoir pris ascendant sur les barons, la belle
Angevine n’était déjà plus considérée que comme la survivante
d’un règne bref, troublé, et à maints égards calamiteux.
—
Elle n’a pas porté chance au royaume, disait-on.
Et si l’on
tenait compte d’elle en tant que future mère, on lui marquait bien
que comme reine elle avait cessé d’exister. Enfermée dans l’aile
du palais, elle entendit décroître les voix ; l’assemblée
entrait en séance dans la salle du Grand Conseil dont on fermait les
portes. « Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, pourquoi ne suis-je
restée à Naples ! » Et elle se mit à sangloter en songeant à son
enfance, à la mer bleue, à ce peuple grouillant, bruyant, généreux,
compatissant à la douleur, son peuple qui savait si bien aimer…
Pendant ce temps, Miles de Noyers lisait aux barons le règlement de
succession. Le comte de Poitiers avait pris soin de ne s’entourer
d’aucun des attributs de la majesté royale. Son faudesteuil était
au centre de l’estrade, mais il avait refusé qu’on le surmontât
d’un dais. Lui-même était vêtu d’étoffe sombre et sans aucun
ornement. Il semblait dire : « Messeigneurs, nous sommes ici en
conseil de travail. » Simplement, trois sergents massiers se
tenaient debout derrière son siège. Il assurait l’exercice de la
souveraineté, sans pour autant s’en prétendre investi.
Mais il
avait soigneusement préparé la salle et fait à chacun assigner sa
place par les chambellans, selon un cérémonial à la fois assez
arbitraire et assez roide où les assistants retrouvaient les façons
de Philippe le Bel. À la droite de Philippe était assis Charles de
Valois, et aussitôt après le connétable Gaucher de Châtillon,
ceci pour surveiller l’ex-empereur de Constantinople et l’isoler
de son clan. Philippe de Valois était relégué à six rangs de son
père. À main gauche, Poitiers avait mis son oncle Louis d’Évreux
puis son frère Charles de La Marche, empêchant de la sorte celui-ci
de pouvoir se concerter avec Valois en cours de séance et revenir
sur la parole par eux donnée quatre jours plus tôt.
Mais
l’attention du comte de Poitiers se tournait surtout vers son
cousin le duc de Bourgogne, placé en retour d’estrade, et qu’il
avait flanqué de la comtesse Mahaut, du dauphin de Viennois, du
comte de Savoie et d’Anseau de Joinville. Philippe savait que le
jeune duc allait parler au nom de sa mère, la duchesse Agnès, à
laquelle sa qualité de fille de Saint Louis conférait, même
absente, un grand prestige sur les seigneurs. Tout ce qui touchait au
souvenir de Louis IX était objet de vénération ; et les rares
survivants qui pouvaient témoigner de l’avoir vu ou servi, qui
avaient recueilli sa parole ou reçu son affection, se trouvaient
revêtus d’un caractère un peu sacré. Il suffirait à Eudes de
Bourgogne de dire : « Ma mère, fille de notre Sire Saint Louis qui
la bénit au front avant d’aller mourir en terre infidèle… »
pour bouleverser l’assistance.
Aussi, afin de faire échec à cette
manœuvre, Philippe de Poitiers avait fait surgir dans son jeu une
pièce maîtresse et tout inattendue : Robert de Clermont, l’autre
survivant des onze enfants du roi canonisé, le sixième et dernier
fils. Voulait-on absolument la caution de Saint Louis ? Eh bien,
Poitiers la produisait ! Or la présence de Robert de Clermont était
d’autant plus marquante et impressionnante qu’il ne se montrait
plus à la cour depuis bien longtemps ; sa dernière apparition
remontait à près de cinq ans ; son existence était presque
oubliée, et lorsqu’on s’en souvenait nul n’osait en parler
qu’à voix basse. En effet, le grand-oncle Robert était fou,
depuis qu’à l’âge de vingt-quatre ans il avait reçu un coup de
masse d’armes sur la tête. Folie frénétique, mais intermittente,
avec de longues périodes d’accalmie qui avaient permis à Philippe
le Bel de se servir de lui, parfois, pour des missions décoratives.
Cet homme-là n’était pas dangereux par ce qu’il disait ; il
parlait à peine. Il était dangereux par ce qu’il pouvait faire,
car rien ne signalait jamais qu’une crise allait le saisir et le
jeter, glaive en main, contre ses familiers. Il offrait alors le
pénible spectacle d’un seigneur de soixante-deux ans, aussi
majestueux d’aspect que noble de race, qui soudain fendait les
meubles, tranchait les tentures, et poursuivait les femmes de service
devenues ses adversaires en tournoi .
Le comte de Poitiers
l’avait fait asseoir sur l’autre aile de l’estrade, en pendant
au duc de Bourgogne, et à proximité d’une porte. Deux écuyers
monumentaux se tenaient à courte distance, chargés de le ceinturer
à la moindre alerte. Clermont laissait flotter un regard méprisant,
ennuyé, absent, qui se fixait soudain sur un visage, avec
l’inquiétude douloureuse des souvenirs irretrouvables, puis
s’éteignait. On l’observait, et sa vue causait un vague malaise.
Tout auprès de ce fol siégeait son fils, Louis de Bourbon, lequel
était boiteux, ce qui semblait l’avoir toujours gêné pour
attaquer en bataille, mais non pas pour fuir, ainsi qu’il l’avait
montré à Courtrai. Dégingandé, contrefait et couard, Bourbon, en
revanche, n’était pas dépourvu de clairvoyance ; aussi venait-il
de rallier, comme à son ordinaire, la protection du parti le plus
fort. De ces deux princes, l’un pris à la tête et l’autre aux
jambes, descendrait la longue lignée des Bourbons.
Ainsi, en cette
assemblée du 16 juillet 1316, se trouvaient réunies les trois
branches capétiennes qui allaient pour cinq siècles encore régner
sur la France. Les trois dynasties pouvaient ce jour-là se
contempler, en leur fin ou en leur souche : celle des Capétiens
directs qui s’éteindrait bientôt par Philippe de Poitiers et
Charles de La Marche ; celle des Valois qui, avec le fils de Charles,
prendrait la suite pour treize règnes ; celle enfin des Bourbons,
qui n’apparaîtrait au trône qu’à l’extinction des Valois,
lorsqu’il faudrait remonter une fois encore à la descendance de
Saint Louis pour désigner un roi. Chaque rupture de dynastie
s’accompagnerait de guerres épuisantes, dévastatrices. Et chaque
race se terminerait par trois frères… La combinaison entre les
actes des hommes et l’imprévu des destins ne cessera jamais
d’étonner. Toute l’histoire de la monarchie française, pendant
cinq siècles, avec ses grandeurs et ses drames, devait découler du
règlement de succession que Miles de Noyers, ancien maréchal de
l’ost et conseiller au Parlement, achevait de lire aux « hauts
hommes du royaume », ce 16 juillet-là.
Alignés sur des bancs ou
adossés aux murs, barons, prélats, grands officiers, docteurs,
juristes et délégués des bourgeois de Paris, avaient écouté
attentivement. Philippe de Poitiers les regardait, plissant les yeux
pour combattre sa myopie qui brouillait un peu les visages et
estompait le contour des groupes. « J’ai un fils ; j’ai un fils,
se disait-il avec bonheur, et ils ne l’apprendront que demain. »
Il se disposait à soutenir l’attaque du duc de Bourgogne. Or
l’assaut vint d’un autre côté.
Il y avait en cette assemblée
un homme dont rien ne pouvait avoir raison, que la noblesse du sang
n’impressionnait pas car il était du meilleur, qui ne s’inclinait
pas devant la force car il était capable de renverser un bœuf, et
sur lequel n’avait prise aucune combinaison autre que celles
échafaudées par lui-même. Ce personnage était Robert d’Artois.
Ce fut lui, aussitôt que Miles de Noyers eut terminé la lecture,
qui se leva pour engager le combat, sans s’être concerté avec
personne. Comme chacun, ce jour-là, faisait étalage de sa famille,
Robert d’Artois avait amené sa mère, Blanche de Bretagne, une
toute petite femme au visage mince, aux cheveux blancs, aux membres
frêles, et qui semblait constamment stupéfaite d’avoir donné le
jour à une telle merveille de géant. Coudes écartés, et les
pouces passés dans sa ceinture d’argent, Robert d’Artois lança
:
— Je m’ébaubis, Messeigneurs, qu’on nous vienne offrir un
nouveau règlement de régence, de toutes pièces fabriqué pour le
propos, alors qu’il en existe déjà un, dicté par notre dernier
roi.
Les yeux se tournèrent vers le comte de Poitiers, et certains
des assistants se demandèrent avec inquiétude si l’on n’avait
pas escamoté une partie du testament de Louis X.
— Je ne vois pas,
mon cousin, dit Philippe de Poitiers, de quel règlement vous voulez
parler. Vous étiez présent aux derniers moments de mon frère, avec
bien d’autres seigneurs qui sont ici, et nul ne m’a jamais fait
savoir qu’il eût exprimé aucune volonté à ce sujet.
— Aussi
bien, mon cousin, répliqua Robert d’un ton narquois, quand je dis
« notre dernier roi », je ne parle pas de votre frère Louis
Dixième, que Dieu garde !… mais de votre père, notre bien-aimé
Sire Philippe le Bel… que Dieu garde en même temps ! Or le roi
Philippe avait décidé, écrit et fait jurer à ses pairs, par
serment, que s’il venait à mourir avant que son fils fût assez
homme pour exercer le gouvernement, les offices royaux et la charge
de régence seraient remis à son frère, Monseigneur Charles, comte
de Valois. Adoncques, mon cousin, puisque aucun autre règlement n’a
été fait depuis, c’est bien celui-là, il me semble, qu’il
faudrait appliquer.
Blanche de Bretagne opinait de la tête, souriait
d’une bouche sans dents et promenait à la ronde ses yeux vifs et
brillants, conviant du regard ses voisins à approuver l’intervention
de son fils. Il n’était parole prononcée par ce braillard, procès
soutenu par ce chicanier, violence ou truanderie commise par ce
mauvais sujet, qu’elle n’approuvât, n’admirât, comme la
révélation d’un prodige vivant. Elle reçut, donné par un signe
de paupières, un remerciement muet du comte de Valois. Philippe de
Poitiers, un peu incliné sur l’accoudoir de son faudesteuil, agita
lentement la main.
— J’admire, Robert, j’admire, dit-il, de
vous voir si empressé aujourd’hui à suivre la volonté de mon
père, alors que vous fûtes si peu obéissant à sa justice, en son
vivant. Les bons sentiments vous viennent avec l’âge, mon cousin !
Soyez rassuré. C’est précisément la volonté du roi Philippe que
nous nous sommes efforcés de respecter. N’est-il pas vrai, mon
oncle ? ajouta-t-il à l’adresse de Louis d’Évreux.
Louis
d’Évreux, qui depuis six semaines s’opposait aux manœuvres de
Valois et de Robert d’Artois, prit la parole.
— Le règlement sur
lequel vous vous fondez, Robert, vaut pour le principe, mais non
indéfiniment pour la personne. Que pareil accident, dans cinquante
ou cent ans, survienne encore à la couronne, ce ne sera pas mon
frère Charles qu’on ira chercher pour régenter le royaume… si
longue vie que je lui souhaite. Notre sire Dieu n’a pas fait
Charles éternel tout exprès. Le règlement, en établissant que la
régence revient au frère le plus avancé en âge, désigne donc
bien Philippe et c’est pourquoi, l’autre jour, nous lui avons
prêté hommage. Ne remettez donc pas en question ce qui est tranché.
On croyait Robert maté. C’était mal le connaître. Il baissa
légèrement la tête, offrant aux rayons du soleil qui perçaient
les vitraux ses cheveux de cuivre, coiffés en rouleaux sur sa large
nuque. Son ombre s’étendait sur les dalles, comme une menace,
jusqu’aux pieds du comte de Poitiers.
— Les volontés du roi
Philippe, reprit-il, ne contenaient rien au sujet des filles royales,
ni qu’elles eussent à renoncer à leurs droits, ni que la décision
fût remise à l’assemblée des pairs.
Un frémissement
d’approbation agita aussitôt les rangs des seigneurs de Bourgogne
et de Champagne, et le duc Eudes lui-même, sur l’estrade, s’écria
:
— Voilà qui est bien dit, mon cousin, et c’est tout juste ce
que j’allais clamer moi-même !
Blanche de Bretagne, à nouveau,
lança autour d’elle ses petits regards pétillants. Le connétable
commençait à s’agiter sur son siège. On l’entendait grommeler,
et ceux qui le connaissaient bien prévoyaient un éclat.
— Depuis
quand, reprit le jeune duc en se levant, cette novelleté a-t-elle
été introduite dans nos coutumes ? Depuis hier, je pense ! Depuis
quand les filles, si les fils viennent à manquer, devraient-elles
être privées des possessions et couronnes de leur père ?
Le
connétable à son tour se dressa.
— Depuis le temps, messire duc,
dit-il avec une lenteur calculée, que certaine fille ne donne plus
au royaume la garantie d’être bien née de ce père dont on veut
la faire hériter. Sachez enfin ce qui se dit par le monde, et que
notre cousin Valois nous a lui-même souvent répété en Conseil
étroit. La France est trop beau et trop grand pays, messire duc,
pour que l’on puisse, sans que les pairs en aient délibéré,
remettre la couronne à une princesse dont on ne sait si elle est
fille de roi ou fille d’écuyer.
L’assemblée fit silence. Eudes
de Bourgogne était devenu blanc. On crut qu’il allait se lancer
contre Gaucher de Châtillon qui attendait, ramassé dans sa force de
vieil homme de guerre. Mais ce fut vers Charles de Valois que la
colère du Bourguignon dévia.
— Ainsi, mon cousin, s’écria-t-il,
vous qui avez choisi d’unir votre fils aîné à une autre de mes
sœurs, vous vous employez donc à honnir celle-là qui est morte ?
—
Eh, mon compère ! dit Valois, pour ce qui est de se honnir, votre
sœur Marguerite… que Dieu lui pardonne ses péchés… n’a pas
eu besoin de mon aide !
Et, plus bas, il ajouta à l’adresse de
Gaucher de Châtillon :
— Quel besoin aviez-vous de m’aller
mettre en cause !
— Et vous, mon frère par le mariage, continuait
Eudes en désignant Philippe de Valois, approuvez-vous aussi les
vilenies que j’entends ?
Philippe de Valois, empêtré de sa grande
taille et cherchant vainement des yeux le conseil de son père,
souleva les bras d’un geste d’impuissance, et se contenta de dire
:
— Il faut avouer, mon frère, que le scandale était gros !
L’assistance commençait de bourdonner. Du fond de la salle
venaient des bruits de disputes, certains seigneurs tenant pour la
bâtardise de Jeanne, et d’autres pour la légitimité. Charles de
La Marche, mal à l’aise, pâle, baissait la tête, comme chaque
fois qu’il était question de cette misérable affaire. «
Marguerite est morte ; Louis est mort, se disait-il ; mais ma femme
Blanche est toujours vivante et moi je continue de porter au front
mon déshonneur. »
À ce moment, le comte de Clermont, auquel
personne n’accordait plus attention, donna des signes d’agitation
:
— Je vous défie, messires, je vous défie tous ! cria-t-il
soudain.
— Plus tard, mon père, plus tard, nous irons en tournoi,
dit Louis de Bourbon d’une voix qui se voulait tranquille et
naturelle.
Et en même temps il invitait du geste les deux
gigantesques écuyers à se tenir prêts, pour le cas où il faudrait
ceinturer le dément. Robert d’Artois contemplait, enchanté de
soi, le tumulte qu’il avait provoqué. Le duc de Bourgogne lançait
à Charles de Valois :
— Certes je souhaite que Dieu pardonne à
Marguerite ses péchés, si elle en a commis ; mais je souhaite moins
qu’il pardonne à ses assassins !
— Ce sont mensonges que vous
avez écoutés, Eudes, répliquait Valois, et vous savez bien que
votre sœur n’est morte de rien d’autre que de honte et de
remords en sa prison.
Maintenant que le comte de Valois et le duc de
Bourgogne étaient bien profondément brouillés, sans chance aucune
qu’ils unissent leurs causes avant longtemps, Philippe de Poitiers
étendit les mains dans un geste d’apaisement. Mais Eudes ne
voulait pas la paix, bien au contraire.
— J’ai assez ce jour
d’hui, mon cousin, entendu outrager la Bourgogne, dit-il. J’oppose
refus à vous reconnaître pour régent, et j’affirme et maintiens
devant tous les droits de ma nièce Jeanne.
Puis, faisant signe aux
seigneurs bourguignons de le suivre, il quitta la salle.
—
Messeigneurs, Messires, dit le comte de Poitiers, voici tout
justement ce que nos légistes s’étaient efforcés d’éviter en
remettant au Conseil des Pairs de décider plus tard, s’il y a
lieu, de la question des filles. Car si la reine Clémence donne un
mâle au royaume, toute cette querelle est sans objet. Robert
d’Artois était toujours devant l’estrade, les poings aux
hanches.
— Je retiens ceci de votre règlement, mon cousin,
s’écria-t-il, que désormais, en coutume de France, le droit à
succéder est contesté aux femmes. Je demande donc que me soit
retourné mon comté d’Artois qui fut indûment remis à ma tante
Mahaut. Et tant que vous ne m’aurez point fait justice sur ce
point, je ne saurai paraître à votre Conseil.
Là-dessus il se
dirigea lui aussi vers la sortie, suivi de sa mère qui trottinait,
fière de lui et fière d’elle. La comtesse Mahaut éleva les mains
d’un geste qui exprimait : « Là ! Je l’avais bien dit ! »
Avant de franchir la porte, Robert, passant derrière le comte de
Clermont, lui souffla méchamment à l’oreille :
— Aux lances,
cousin, aux lances !
— Coupez cordes ! Hurlez bataille ! cria
Clermont en se dressant.
— Porc malfaisant, le diable t’étripe !
lança Louis de Bourbon à Robert. Puis à son père :
— Restez
encore avec nous. Les trompettes n’ont point sonné.
— Ah ! Elles
n’ont point sonné ? Eh bien ! Qu’elles sonnent ! Il se fait
tard, dit Clermont.
Il attendait, l’œil vide, les bras écartés.
Bourbon se dirigea, claudiquant, vers le comte de Poitiers et le
pria, à voix basse, de hâter le cérémonial. Philippe approuva de
la tête. Bourbon retourna au malade, lui prit la main en disant :
—
L’hommage, mon père ; l’hommage à présent.
— Ah ! Certes,
l’hommage. Le boiteux conduisant le dément, ils traversèrent
l’estrade.
— Messeigneurs, dit Louis de Bourbon, voici mon père,
le plus ancien du sang de Saint Louis, qui approuve le règlement en
tous points, reconnaît messire Philippe comme régent et lui jure
fidélité.
— Oui, messires, oui… dit Robert de Clermont.
Philippe trembla de ce que son grand-oncle allait bien pouvoir
ajouter. « Il va m’appeler Madame et me demander mon écharpe. »
Mais Clermont continuait d’une voix forte :
— Je vous reconnais,
Philippe, parce que le mieux désigné en droit, et parce que le plus
sage. Que veille sur vous depuis le Ciel l’âme sainte de mon père,
pour vous aider à garder paix au royaume et défendre notre sainte
foi.
Un mouvement de stupéfaction heureuse parcourut les rangs des
barons. Que se passait-il donc dans la tête de cet homme pour qu’il
oscillât ainsi, sans transition, du délire à la raison, du
ridicule à la grandeur ? Il mit beaucoup de lenteur, beaucoup de
noblesse à s’agenouiller devant son petit-neveu, étendit les
mains ; lorsqu’il se releva et se retourna, ayant reçu l’accolade,
ses vastes yeux bleus étaient noyés de larmes. L’assemblée
entière se mit debout et fit une longue ovation aux deux princes.
Philippe se trouvait confirmé dans la régence par tout le royaume,
à l’exception d’une province, la Bourgogne, et d’un homme
seul, Robert d’Artois.
Demain "La loi des mâles ch.11 "Les fiancés jouent à chat perché"
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