VI
DE
NEAUPHLE À SAINT-MARCEL
Un
matin du début de juillet, bien avant l’aube, Jean de Cressay
entra dans la chambre de sa sœur. Le jeune homme tenait une
chandelle qui fumait, il s’était lavé la barbe et portait sa
meilleure cotte de cheval.
— Lève-toi, Marie, dit-il. Tu pars ce
matin. Pierre et moi, nous allons te conduire.
La jeune fille se
dressa sur son lit.
— Partir… Comment cela ? C’est ce matin que
je dois partir ?
L’esprit embrumé de sommeil, elle regardait son
frère, de ses grands yeux bleu sombre, fixement, sans comprendre.
Machinalement, elle ramena par-dessus son épaule ses longs cheveux
épais et soyeux ou passaient des reflets dorés. Jean de Cressay
contemplait sans plaisir la beauté de sa sœur, comme si cette
beauté eût été l’image même du péché.
— Fais un paquet de
tes hardes, car tu ne reviendras pas ici de sitôt.
— Mais où me
conduisez-vous ? demanda Marie.
— Tu le verras.
— Mais hier ?
Pourquoi ne m’en avoir rien dit hier ?
— Pour te donner le temps
de nous jouer encore un tour de ta façon ? Allons, hâte-toi, je
veux être en chemin avant que nos serfs nous voient. Tu nous as
couverts d’assez de honte, point n’est besoin qu’ils jasent
davantage.
Marie ne répondit pas. Depuis un mois, sa famille ne la
traitait pas d’autre manière, ni ne s’adressait à elle sur un
autre ton. Elle se leva, un peu alourdie par sa grossesse dont le
poids, si modéré qu’il fût encore, la surprenait toujours au
saut du lit. À la lueur de la chandelle laissée par Jean, elle se
prépara, se passa de l’eau sur le visage et la poitrine, noua
rapidement ses cheveux, elle s’aperçut que ses mains tremblaient.
Où l’emmenait-on ? Dans quel couvent ? Elle mit à son cou le
reliquaire d’or que Guccio lui avait donné et qui venait, lui
avait-il dit, de la reine Clémence. « Jusqu’à ce jour, ces
reliques m’ont bien peu protégée, pensa-t-elle. Les ai-je mal
priées ? » Elle plia ensemble une robe de dessus, quelques robes de
dessous, un surcot et des toiles pour se laver.
— Tu te couvriras
de ta cape à grand chaperon, lui lança Jean qui rentra un instant
dans la chambre.
— Mais je vais périr de chaleur ! dit Marie.
C’est une vêture d’hiver.
— Notre mère veut que tu chemines
le visage caché. Obéis et hâte-toi.
Dans la cour, le second frère,
Pierre, sellait lui-même les deux chevaux. Marie savait bien que ce
jour devait arriver ; dans un sens, quelque angoisse qu’elle eût
au cœur, elle ne souffrait pas tellement, elle en était presque à
souhaiter ce départ. La tristesse d’un couvent lui paraissait
chose plus supportable que les griefs et les reproches journellement
ressassés. Au moins y serait-elle seule avec son malheur. Elle
n’aurait plus à subir les fureurs de sa mère, alitée depuis que
le drame avait éclaté, et qui maudissait sa fille chaque fois que
celle-ci lui portait une tisane. La grosse châtelaine était alors
prise d’étouffements, et l’on devait appeler d’urgence le
barbier de Neauphle pour qu’il lui tirât une pinte de sang noir.
Cela faisait six fois en moins de deux semaines que l’on saignait
dame Eliabel, et il ne paraissait pas que ce traitement accélérât
son retour à la santé.
Marie était traitée par ses deux frères,
par Jean surtout, comme une criminelle. Ah ! certes ! plutôt le
cloître, mille fois. Mais au fond d’une clôture pourrait-elle
jamais avoir des nouvelles de Guccio ? C’était là son obsession,
sa véritable crainte du sort qui l’attendait. Ses méchants frères
lui affirmaient que Guccio avait fui à l’étranger.
« Ils ne
veulent point me l’avouer, se disait-elle, mais ils l’ont fait
mettre en cachot. Il n’est pas possible qu’il m’ait abandonnée
! Ou bien alors, il est revenu dans le pays, pour me sauver, et c’est
pourquoi mes frères mettent tant de hâte à m’emmener, et après
cela, ils vont le tuer. Ah ! que ne me suis-je pas sauvée avec lui !
»
Son imagination lui représentait toutes les formes possibles de
catastrophes. Elle en venait par instants à souhaiter que Guccio se
fût réellement enfui, la laissant à son mauvais sort. Privée
d’aucun conseil et même d’aucune compassion, elle n’avait
d’autre compagnie que celle de son enfant à naître, or cette
existence-là ne lui était que de petit secours, sinon pour le
courage qu’elle lui inspirait. À l’instant de partir, Marie de
Cressay demanda si elle pouvait dire adieu à sa mère. Pierre entra
dans la chambre de dame Eliabel. Aux cris poussés par la veuve, à
qui les saignées n’avaient pas encore ôté toute la voix, Marie
comprit l’inutile de sa démarche.
— Elle m’a répondu qu’elle
n’avait plus de fille, dit Pierre de Cressay en revenant.
Et Marie
pensa une fois de plus. « J’aurais mieux fait de m’enfuir avec
Guccio. Tout cela est ma faute, je devais le suivre. »
Les deux
frères enfourchèrent leurs montures et Jean de Cressay prit sa sœur
en croupe, parce que son cheval était le meilleur, ou plutôt le
moins mauvais des deux. Pierre chevauchait le bidet cornard sur
lequel, le mois précédent, les deux frères avaient fait une si
belle entrée dans la capitale. Marie jeta un dernier regard au petit
manoir dont les toits, sous la demi-lueur d’une aube encore mal
assurée, s’estompaient comme dans la grisaille, déjà, du
souvenir.
Tous les instants de sa vie, depuis qu’elle avait ouvert
les yeux, étaient inscrits entre ces murs et dans ce paysage : ses
jeux de petite fille, la surprenante découverte de soi-même et du
monde que chaque être fait à son tour, journée après journée…
l’infinie diversité des herbes dans un champ, l’étrange forme
des fleurs et la poudre merveilleuse qu’elles portent dans leur
cœur, la douceur du duvet au ventre des petits canards, les jeux du
soleil sur l’aile des libellules. Elle laissait là toutes les
heures passées à se regarder grandir, à s’écouter rêver,
toutes les époques de son visage qu’elle avait si souvent miré
dans l’eau transparente de la Mauldre, et ce grand éblouissement
de vivre qu’elle ressentait parfois, couchée à plat dos au milieu
de la prairie, en cherchant des présages dans la forme des nuages et
en imaginant Dieu présent dans le fond du ciel.
— Abaisse ton
chaperon, lui ordonna son frère Jean.
Dès la rivière franchie, il
fit prendre à son cheval une allure rapide, et celui de Pierre,
aussitôt, se mit à corner.
— Jean, n’allons-nous pas un peu
vite ? dit Pierre en désignant Marie d’un mouvement de tête.
—
Bah ! La mauvaise graine est toujours solidement plantée, répondit
l’aîné comme s’il souhaitait méchamment un accident.
Mais ses
espoirs furent déçus. Marie était une fille robuste et faite pour
la maternité. Elle parcourut les dix lieues de Neauphle à Paris
sans donner signe de malaise. Simplement, elle avait les reins
moulus, elle étouffait de chaleur, mais elle ne se plaignait pas. De
Paris elle ne vit, par-dessous son capuchon, que le sol des rues et
le bas des maisons. Que de jambes ! Que de souliers ! Ce qui la
surprenait, c’était le bruit, l’immense bourdonnement de la
ville, les voix des crieurs, des vendeurs de toutes denrées, les
bruits des métiers. En certains endroits, la foule était si dense
que les montures avaient peine à se frayer passage. Des passants
heurtaient du coude ou de l’épaule les pieds de Marie.
Enfin, les
chevaux s’arrêtèrent. On fit descendre la jeune fille qui se
sentait lasse et poussiéreuse. Seulement alors, elle fut autorisée
à relever sa chape.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle en
contemplant avec surprise la cour d’une belle demeure.
— Chez
l’oncle de ton Lombard, répondit Jean de Cressay.
Quelques
instants plus tard, un œil fermé, l’autre ouvert, messer Tolomei
regardait les trois enfants du feu sire de Cressay assis en rang
devant lui, Jean le barbu, Pierre le glabre, et leur sœur à côté,
un peu en retrait, tête baissée.
— Comprenez, messer Tolomei,
disait Jean, que vous nous avez fait une promesse.
— Certes,
certes, répondait Tolomei, et je vais la tenir, mes amis, n’en
doutez pas.
— Mais comprenez qu’il faut la tenir vite. Comprenez
qu’après le bruit fait autour de cette honte, notre sœur ne peut
davantage demeurer avec nous. Comprenez que nous n’osons plus
paraître dans les maisons d’alentour, que nos serfs eux-mêmes se
moquent de nous, et que ce sera bien pire encore quand le péché de
notre sœur va s’arrondir.
Tolomei avait une réponse sur le bout
des lèvres « Mais, mes garçons, c’est vous qui avez causé tout
ce bruit ! Nul ne vous obligeait de vous lancer comme des furieux
contre Guccio, en ameutant tout le bourg de Neauphle mieux que par
crieur public. »
— Et puis notre mère ne se remet point de ce
malheur, elle a maudit sa fille, et de la voir auprès d’elle lui
fait recroître la colère au point que nous craignons qu’elle n’en
crève. Comprenez.
« C’est la manie des sots que de vous sommer de
comprendre. Bah ! Quand il aura la langue sèche, il s’arrêtera !
Mais ce que je comprends fort bien, moi, se disait le banquier, c’est
que mon Guccio se soit mis folie en tête pour cette belle fille. Je
lui donnais tort jusque-là, mais depuis qu’elle est entrée j’ai
changé d’avis, et si mon âge permettait que pareille chose
m’arrivât encore, je me serais sans doute conduit plus follement
que lui. Les beaux yeux, les beaux cheveux, la belle peau un vrai
fruit de printemps ! Et comme elle semble supporter son malheur avec
courage ! Car après tout, les deux autres crient tempêtent, font
les importants, mais c’est bien pour elle, la pauvre enfant, que la
peine est la plus grande ! Elle a sûrement une bonne âme. Quelle
pitié pour elle d’être née sous le toit de ces deux niais, et
comme j’aurais aimé que Guccio pût l’épouser au grand jour,
qu’elle vécût ici, et que ma vieillesse se réjouît à la
contempler. »
Il ne la quittait pas du regard. Marie levait les yeux
sur lui, les rabaissait aussitôt, les relevait, inquiète de cette
observation insistante.
— Comprenez, messer, que votre neveu…
—
Oh ! celui-là, je le renie, je l’ai déshérité ! S’il n’avait
fui pour l’Italie, je crois que je l’aurais tué de mes doigts.
Si je pouvais seulement savoir où il se cache dit Tolomei en se
prenant le front d’un air accablé.
À l’abri du petit auvent de
ses mains, et ne se laissant voir que de la jeune fille, il cligna de
sa grosse paupière habituellement affaissée. Marie sut alors
qu’elle avait un allié ; elle ne put retenir un soupir. Guccio
était vivant, Guccio était en lieu sûr, et Tolomei savait où. Que
lui importait le cloître maintenant ! Elle n’écoutait plus le
discours de son frère Jean. Elle aurait pu d’ailleurs le réciter
par cœur. Pierre de Cressay lui-même se taisait, avec un air de
vague lassitude. Il se reprochait, sans oser l’avouer, d’avoir
cédé lui aussi à une colère absurde. Et il laissait son aîné
parler de l’honneur du sang et des lois de chevalerie, pour
justifier leur énorme sottise. Car lorsque les frères Cressay,
sortant de leur pauvre petit manoir délabré et de leur cour qui
sentait le fumier hiver comme été, voyaient la demeure princière
de Tolomei, lorsqu’ils respiraient cet air de richesse,
d’abondance, qui flottait dans toute la maison, force leur était
de reconnaître que leur sœur, s’ils avaient consenti à ce
mariage, n’eût pas été des plus mal loties. Mais si le cadet
éprouvait, au fond, quelque remords à l’égard de sa sœur,
l’aîné, d’esprit buté, et animé d’un assez bas sentiment de
jalousie, pensait « Pourquoi aurait-elle droit, par péché, à tant
de richesses alors que nous peinons dans une vie misérable ? »
Marie, elle non plus, n’était pas insensible au luxe qui
l’entourait, l’éblouissait, et ne faisait qu’aviver ses
regrets. « Si seulement Guccio avait pu être un petit peu noble,
songeait-elle, ou bien si nous, nous ne l’avions pas été !
Qu’est-ce que cela veut dire, la chevalerie ? Est-ce là une bonne
chose, qui peut faire tant souffrir ? Et la richesse n’est-elle pas
aussi une sorte de noblesse ? »
— Ne vous inquiétez de rien, mes
amis, dit enfin Tolomei et reposez-vous en tout sur moi. C’est le
devoir des oncles de réparer les fautes de leurs mauvais neveux.
J’ai obtenu, grâce à mes hautes amitiés, que votre sœur soit
accueillie au couvent des filles Saint-Marcel. N’êtes-vous pas
satisfaits ?
Les deux frères Cressay se regardèrent et hochèrent
la tête d’un air approbateur. Le couvent des Clarisses du faubourg
Saint-Marcel jouissait d’une grande réputation. N’y entraient
que des filles de haut lignage. Parfois même s’y dissimulaient,
sous le voile, des bâtardises royales. La hargne de Jean de Cressay
tomba d’un seul coup, apaisée par la vanité de caste. Il n’était
pas de lieu où un déshonneur se pût racheter avec plus d’honneur.
Et quand les petits barons des alentours de Neauphle demanderaient
aux Cressay où se trouvait Marie, il ne leur serait pas désagréable
de répondre, d’un air détaché « Elle est au couvent des filles
Saint-Marcel ». Mais Tolomei avait dû payer ou promettre gros pour
qu’elle y soit admise.
— C’est fort bonne chose, fort bonne,
dit Jean. D’ailleurs, l’abbesse est un peu, je crois, notre
parente, notre mère nous l’a plus d’une fois citée en exemple.
— Ainsi, tout est au mieux, reprit Tolomei. Je vais conduire votre
sœur au comte de Bouville, l’ancien grand chambellan…
Les deux
frères s’inclinèrent à nouveau sur leur siège pour marquer leur
considération.
— … par qui j’ai obtenu cette faveur, et ce
soir, je vous le promets, elle sera confiée à l’abbesse,
précisément. Vous pouvez donc repartir avec le calme au cœur, je
vous ferai tenir des nouvelles.
Les deux frères n’en demandèrent
pas davantage. Ils se débarrassaient de leur sœur, et estimaient
avoir assez fait en s’en déchargeant aux soins d’autrui. —
Dieu t’inspire le repentir, dit Jean à Marie, en guise d’adieu.
Il mit beaucoup plus de chaleur à prendre congé de Tolomei.
—
Dieu te garde, Marie, dit Pierre, avec émotion.
Il eut un mouvement
pour embrasser sa sœur, mais sous le regard sévère de l’aîné,
il n’acheva pas son geste. Et Marie se retrouva seule avec ce gros
banquier au teint sombre, à la bouche charnue, à l’œil clos,
qui, si étrange que cela lui parût, était son oncle. Les deux
chevaux sortirent de la cour et l’on entendit diminuer le
sifflement du bidet cornard, dernière rumeur de Cressay qui
s’éloignait de Marie.
— Maintenant, allons à table, mon enfant.
Le temps qu’on dîne, on ne pleure pas, dit Tolomei.
Il aida la
jeune fille à enlever la cape sous laquelle elle suffoquait, et
Marie eut un regard surpris, reconnaissant, car c’était la
première marque d’attention ou simplement de courtoisie qu’on
avait pour elle depuis des semaines.
« Tiens, une étoffe qui vient
de chez moi », se dit Tolomei en voyant la robe dont elle était
vêtue. Le Lombard était négociant en épices d’Orient, en même
temps que banquier, aussi les ragoûts ou il plongeait les doigts
avec élégance, les viandes qu’il détachait de l’os
délicatement par petits morceaux, étaient imprégnés de senteurs
exotiques, apéritives. Mais Marie ne montrait guère d’appétit et
se servit à peine des plats du premier service.
— Il est à Lyon,
lui dit alors Tolomei en soulevant sa paupière gauche. Il n’en
peut bouger pour l’heure mais il pense à vous et vous garde toute
sa foi.
— Serait-il en prison ? demanda Marie.
— Non, pas
précisément. Il est enfermé, mais nullement pour de pénibles
raisons et il partage sa captivité avec de si hauts personnages que
nous n’avons rien à craindre pour son salut. Tout m’incite à
croire qu’il sortira de l’église où il se tient plus important
qu’il n’y est entré.
— L’église ? Pourquoi dans une église
?
— Je ne puis vous en dire davantage.
Marie n’insista pas.
Guccio reclus dans une église en compagnie de gens si importants
qu’on ne pouvait les lui nommer… ce mystère la dépassait. Mais
ce qui touchait Guccio était toujours empreint de mystère. La
première fois qu’elle l’avait vu, n’arrivait-il pas d’une
mission secrète auprès de la reine d’Angleterre ? N’était-il
pas revenu à Cressay pour cacher des documents, puis les reprendre ?
Et n’avait-il pas eu à courir par deux fois jusqu’à Naples pour
le service de la reine Clémence ? N’avait-il pas reçu de celle-ci
le reliquaire de saint Jean qu’elle-même, à présent, portait au
cou ? Si Guccio était enfermé à cette heure, ce devait être
encore pour la cause de quelque reine. Et Marie s’émerveillait
que, parmi tant de si puissantes princesses, il continuât de la
préférer, elle, pauvre damoiselle de campagne. Guccio vivait,
Guccio l’aimait ; il lui suffisait de le savoir pour retrouver de
l’agrément à exister ; et elle mordit au plat avec tout l’appétit
d’une fille de dix-huit ans qui avait voyagé depuis l’aube.
Tolomei, s’il pouvait s’adresser avec aisance aux plus hauts
barons, aux pairs du royaume, aux légistes, aux archevêques, avait
depuis longtemps perdu l’habitude de parler aux femmes, surtout à
une femme si jeune. Ils échangèrent peu de propos. Le vieux
banquier regardait avec ravissement cette nièce qui lui tombait du
ciel et qui, d’instant en instant, lui plaisait davantage. «
Quelle pitié, pensait-il, de l’aller mettre au couvent ! Si Guccio
ne s’était fait retenir dans le conclave, j’enverrais bien cette
belle enfant à Lyon ; mais qu’y deviendrait-elle, seule et sans
appui ? Or, les cardinaux, à ce qu’on dit, ne se montrent pas près
de céder… Ou bien la garder ici en attendant le retour de mon
neveu ? Voilà qui me sourirait. Mais non, je ne le puis ; j’ai
demandé à Bouville d’agir en sa faveur ; quelle figure aurais-je
maintenant, à négliger la peine qu’il s’est donnée ? Et si
l’abbesse en plus est cousine des Cressay, et qu’il vienne à ces
nigauds l’idée de lui demander nouvelles… Allons ! Que la tête
ne me tourne pas, à moi aussi ! Elle ira au couvent…»
— …
mais pas pour toute la vie, dit-il en continuant à haute voix. Il
n’est pas question de vous faire prendre le voile. Acceptez sans
trop de plainte ces quelques mois parmi les nonnes. Je vous promets,
quand votre enfant sera né, d’arranger vos affaires pour que vous
viviez heureuse avec mon neveu. Marie lui saisit la main et y posa
ses lèvres. Il en fut gêné ; la bonté n’était pas dans sa
nature, et son métier l’avait peu habitué aux expressions de
gratitude.
— Il me faut maintenant vous remettre aux soins du comte
de Bouville, dit-il. Je vais vous conduire à lui. De la rue des
Lombards au palais de la Cité, la route n’était pas longue. Marie
la parcourut, au côté de Tolomei, dans un état de surprise
émerveillée. Elle n’avait jamais vu de grande ville ; le
mouvement de la foule sous le soleil de juillet, la beauté des
maisons, le nombre et la profusion des boutiques, le scintillement
des étalages, tout le spectacle la transportait dans une sorte de
féerie. « Le bonheur, le bonheur, se disait-elle, que de vivre ici,
et quel homme aimable est l’oncle de Guccio, et quelle bénédiction
qu’il veuille bien nous protéger ! Oh ! Oui, comme je subirai sans
me plaindre le temps du couvent ! »
Ils passèrent le Pont-au-Change
et entrèrent dans la Galerie mercière encombrée de ses éventaires.
Tolomei ne put s’empêcher, pour le plaisir de s’entendre encore
remercier, d’acheter une aumônière de ceinture, brodée de
petites perles, qu’il offrit à Marie.
— C’est de la part de
Guccio. Il faut bien que je le remplace !
Ils s’engagèrent ensuite
dans le grand escalier du Palais. Ainsi, d’avoir fauté avec un
jeune Lombard valait à Marie de Cressay de pénétrer dans la
demeure des rois. Il régnait à l’intérieur du Palais cette
agitation, cet affairement réel ou simulé qu’on remarquait en
tous lieux où se trouvait le comte de Valois. Ayant franchi galeries
et salles en enfilade où se pressaient, se croisaient,
s’interpellaient chambellans, secrétaires, officiers et
solliciteurs, Tolomei et la jeune fille parvinrent dans une partie un
peu retirée, derrière la Sainte-Chapelle, et qui donnait sur la
Seine et l’île aux Juifs. Une garde de gentilshommes en cotte
d’armes leur barra le passage. Nul ne pouvait pénétrer dans les
appartements réservés à la reine Clémence sans l’autorisation
des curateurs. Tandis qu’on allait chercher le comte de Bouville,
Tolomei et Marie attendirent dans l’embrasure d’une fenêtre.
—
C’est là, voyez-vous, qu’on a brûlé les Templiers, dit Tolomei
en désignant l’île.
Le gros Bouville arriva, toujours équipé en
guerre, la bedaine roulant sous l’étoffe d’acier, et le pas
décidé comme s’il allait commander un assaut. Il fit écarter la
garde. Tolomei et Marie traversèrent une première pièce où un
vieillard desséché, vêtu d’une robe de soie, et la peau tavelée
comme un parchemin, dormait, assis dans une cathèdre. C’était le
sénéchal de Joinville. Deux écuyers, auprès de lui, jouaient
silencieusement aux échecs. Puis les visiteurs passèrent dans le
logement du comte de Bouville.
— Madame Clémence reprend-elle un
peu ? demanda Tolomei à Bouville.
— Elle pleure moins, répondit
le curateur, ou plutôt elle montre moins ses pleurs, comme s’ils
lui coulaient tout droit dans la gorge. Mais elle reste durement
ébaubie. Et puis la chaleur d’ici ne lui vaut rien dans son état,
et elle a souvent des défaillances et des tournements de tête.
«
Ainsi, la reine de France est à côté, pensait Marie avec une
intense curiosité. Peut-être vais-je lui être présentée ?
Oserai-je lui parler de Guccio ? »
Elle assista ensuite à une
longue conversation, à laquelle elle ne comprit que peu, entre le
banquier et l’ancien grand chambellan. À certains noms prononcés,
ils baissaient la voix, et Marie se défendait d’écouter leurs
chuchotements. Le comte de Poitiers, arrivant de Lyon, était annoncé
pour le lendemain. Bouville, qui avait souhaité si fort ce retour,
ne savait plus maintenant s’il devait s’en féliciter. Car
Monseigneur de Valois avait décidé de se porter immédiatement à
la rencontre de Philippe, en compagnie du comte de La Marche ; et
Bouville montra à Tolomei, par une fenêtre qui donnait sur les
cours, les préparatifs de ce départ.
De son côté, le duc de
Bourgogne, arrivé de Dijon, faisait monter la garde par ses propres
gentilshommes autour de sa nièce, la petite Jeanne de Navarre. Un
mauvais vent de révolte soufflait sur la ville, et cette rivalité
de régents pouvait aboutir aux pires calamités. De l’avis de
Bouville, on aurait dû nommer la reine Clémence régente, et
l’entourer d’un Conseil de la couronne composé de Valois, de
Poitiers et d’Eudes de Bourgogne. Si intéressé qu’il fût par
les événements, Tolomei, à plusieurs reprises, tenta de ramener
Bouville à l’objet précis de sa démarche.
— Certes, certes,
nous allons bien veiller sur cette damoiselle, répondait Bouville
qui revenait aussitôt à ses inquiétudes politiques.
Tolomei
avait-il des nouvelles de Lyon ? Le chambellan avait pris
familièrement le banquier par l’épaule et lui parlait presque
joue à joue. Comment ? Guccio, mué en conclaviste, était enfermé
avec Duèze ? Ah ! L’habile garçon ! Tolomei pensait-il pouvoir
communiquer avec son neveu ? Si jamais il en recevait des nouvelles,
ou avait moyen de lui en transmettre, qu’il le fît savoir ; ce
truchement pourrait être fort précieux. Quant à Marie…
— Mais
oui, mais oui, dit le curateur. Madame de Bouville, qui est personne
de tête, et fort agissante, a tout arrangé à votre convenance.
Soyez sans alarme. Il appela son épouse, petite femme maigre,
autoritaire, au visage marqué de rides verticales, et dont les mains
sèches ne restaient jamais en repos. Marie, qui s’était sentie
jusque-là en parfaite sécurité, éprouva aussitôt de la crainte
et de l’anxiété.
— Ah ! C’est vous dont il faut abriter le
péché, dit madame de Bouville en l’examinant d’un œil sans
bienveillance. Vous êtes attendue au couvent des Clarisses.
L’abbesse montrait peu d’empressement, et moins encore quand je
lui ai dit votre nom, car elle est, par je ne sais quel lien, de
votre famille, et votre conduite ne lui plaît guère. Mais enfin, la
faveur dont jouit messire Hugues, mon époux, a pesé son poids. J’ai
crié un peu ; le logis vous sera donné. Je vous y conduirai avant
la nuit.
Elle parlait vite et il n’était pas facile de
l’interrompre. Quand elle reprit son souffle, Marie lui répondit
avec beaucoup de déférence, mais aussi beaucoup de dignité dans le
ton :
— Madame, je ne suis point en état de péché, car j’ai
bien été mariée devant Dieu.
— Allons, allons, répliqua madame
de Bouville, ne faites pas regretter les bontés qu’on a pour vous.
Remerciez donc ceux qui s’emploient à vous aider, plutôt que de
jouer la faraude.
Ce fut Tolomei qui remercia, au nom de Marie.
Lorsque celle-ci vit le banquier sur le point de partir, un grand
désarroi la jeta dans les bras de celui-ci, comme s’il avait été
son père.
— Faites-moi savoir le sort de Guccio, lui
murmura-t-elle à l’oreille, et faites-lui savoir que je me languis
de lui.
Tolomei s’en alla, et les Bouville disparurent également.
Pour tout l’après-midi, Marie demeura dans leur antichambre,
n’osant bouger et n’ayant d’autre distraction que d’assister,
assise dans l’embrasement d’une fenêtre ouverte, au départ de
Monseigneur de Valois et de son escorte. Le spectacle, pour un
moment, la sortit de son chagrin. Elle n’avait jamais vu si beaux
chevaux, si beaux harnais, si beaux vêtements, et en si grand
nombre. Elle pensait aux paysans de Cressay vêtus de loques, les
jambes entourées de bandes de toile, et se disait qu’il était
bien étrange que des êtres qui avaient tous une tête et deux bras,
et tous créés par Dieu à son image, pussent être de races si
différentes, si l’on en jugeait par le costume.
De jeunes écuyers,
voyant cette fille de grande beauté occupée à les regarder, lui
adressèrent des sourires et même lui envoyèrent des baisers.
Soudain ils s’empressèrent autour d’un personnage tout brodé
d’argent qui semblait en imposer fort et prenait des airs de
souverain ; puis la troupe s’ébranla, et la chaleur de
l’après-midi s’appesantit sur les cours et les jardins du
Palais.
Vers la fin du jour, madame de Bouville vint chercher Marie.
Accompagnées de quelques valets et montées sur des mules sellées
de bâts « à la planchette » où l’on s’asseyait de côté,
les pieds posés sur une petite planche, les deux femmes traversèrent
Paris. Elles virent des attroupements un peu partout, et même
aperçurent la fin d’une rixe qui avait éclaté sur le seuil d’une
taverne entre des partisans du comte de Valois et des gens du duc de
Bourgogne. Les sergents du guet, à coups de masse, rétablissaient
l’ordre.
— La ville est chaude, dit madame de Bouville. Je ne
serais point surprise si la journée de demain nous amenait l’émeute.
Par le mont Sainte-Geneviève et la porte Saint-Marcel, elles
sortirent de Paris. Le crépuscule tombait sur les faubourgs.
— Du
temps que j’étais jeune, dit madame de Bouville, on ne voyait
guère ici plus de vingt maisons. Mais les gens ne savent plus où se
loger en ville, et construisent sans cesse sur les champs.
Le couvent
des Clarisses était entouré d’un haut mur blanc qui enfermait les
bâtiments, les jardins et les vergers. On distinguait, auprès d’une
porte basse, un tour ménagé dans l’épaisseur de la pierre. Une
femme qui marchait le long de la muraille, la tête couverte,
s’approcha du tour et y déposa rapidement un paquet entortillé de
linges ; puis elle fit tourner le tambour de bois, tira la cloche et,
voyant qu’on approchait, s’enfuit en courant.
— Qu’a-t-elle
fait ? demanda Marie.
— Elle vient d’abandonner là un enfant
sans père, répondit madame de Bouville en regardant Marie d’un
air sévère. C’est ainsi qu’on les recueille. Allons, marchez.
Marie pressa sa mule. Elle pensait qu’elle aurait pu, elle aussi,
être forcée un jour proche de déposer son enfant dans un tour, et
considéra que son sort était encore bien enviable.
— Je vous fais
merci, Madame, de prendre si grand soin de moi, murmura-telle les
larmes aux yeux.
— Eh ! Enfin vous prononcez une bonne parole,
répondit madame de Bouville.
Demain ''la loi des mâles'' ch. 7 ''Les portes du palais''
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