dimanche 3 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - ch. 1 - La reine blanche

PREMIÈRE PARTIE 
PHILIPPE PORTES-CLOSES
I LA REINE BLANCHE

   Les reines portaient le deuil en blanc. Blanche la guimpe de toile fine qui enserrait le cou, emprisonnait le menton jusqu’à la lèvre, et ne laissait apparaître que le centre du visage ; blanc le voile qui couvrait le front et les sourcils ; blanche la robe fermée aux poignets et tombant jusqu’aux pieds. C’était la tenue presque monacale que venait de revêtir, à vingt-trois ans et sans doute pour le reste de sa vie, Clémence de Hongrie, veuve de Louis X. Nul désormais ne verrait plus ses admirables cheveux d’or, ni l’ovale parfait des joues, ni cet éclat, cette splendeur tranquille qui avaient rendu célèbre sa beauté. La reine Clémence avait déjà pris l’aspect de son tombeau.
   Pourtant, sous les plis de sa robe, une nouvelle vie était en train de se former ; et Clémence était obsédée par la pensée que son époux ne connaîtrait jamais l’enfant qu’elle attendait. « Si Louis, seulement, avait assez vécu pour le voir naître ! Cinq mois, seulement cinq mois de plus ! Comme il en aurait eu joie, surtout si c’est un fils… Ou bien que n’ai-je été prégnante dès le soir de nos noces !…» Elle tourna la tête, avec lassitude, vers le comte de Valois qui, d’un pas de coq gras, marchait à travers la pièce.
Mais pourquoi, mon oncle, pourquoi l’aurait-on méchamment empoisonné ? demanda-t-elle. Ne faisait-il pas tout le bien qu’il pouvait ? Pourquoi cherchez-vous toujours la perfidie des hommes là où ne se montre sans doute que la volonté de Dieu ?
Vous êtes bien la seule à rendre à Dieu, en l’occasion, ce qui semble plutôt appartenir aux artifices du diable, répondit Charles de Valois.
Un chaperon à grande crête rabattu vers l’épaule, le nez fort, la joue large et colorée, l’estomac en avant, et habillé du même vêtement de velours noir orné de queues d’hermines et de fermaux d’argent qu’il avait arboré, dix-huit mois auparavant, pour l’enterrement de son frère Philippe le Bel, Monseigneur de Valois arrivait de Saint-Denis, où il avait assisté à l’inhumation de Louis. Cérémonie d’ailleurs qui n’était pas sans avoir posé quelques problèmes préalables ; pour la première fois, depuis qu’il existait un rituel des obsèques royales, les officiers de l’Hôtel, après avoir crié : « Le Roi est mort ! », ne pouvaient ajouter ! « Vive le Roi ! » ; et l’on ne savait devant qui accomplir les gestes destinés au nouveau souverain.
Eh bien ! vous casserez votre bâton devant moi, avait dit Valois au grand chambellan Mathieu de Trye. Je suis l’aîné de la famille et le mieux désigné.
Mais son demi-frère, le comte d’Évreux, s’était élevé contre cette étrange prétention.
Si vous entendez l’aînesse en un sens aussi large, ce n’est pas vous, Charles, qui la détenez, mais notre oncle Robert de Clermont, le fils de Saint Louis. Oubliez-vous qu’il est encore vivant ?
Vous savez bien que le pauvre homme est fol, et qu’on ne peut se fonder en rien sur cette tête perdue, avait répliqué Valois en haussant les épaules.
Finalement, à l’issue du repas servi dans l’abbaye, c’était devant une chaise vide que le grand chambellan avait brisé l’insigne de ses fonctions… Clémence reprit :
Louis ne faisait-il pas l’aumône aux infortunés ? Ne remettait-il pas, le plus possible, leurs peines aux prisonniers ? Je puis témoigner de la générosité de son âme, et de sa piété. De ses péchés anciens, il se repentait…
Le moment était évidemment mal choisi pour mettre en doute les vertus dont la reine voulait orner la mémoire toute fraîche de son époux. Charles de Valois, néanmoins, ne put retenir un mouvement d’humeur.
Je sais, ma nièce, je sais que vous avez eu sur Louis une très pieuse influence, et qu’il s’est montré fort généreux… avec vous. Mais on ne gouverne pas seulement par des patenôtres, ni en couvrant de dons ceux-là qu’on aime. Et la repentance ne suffit pas à désarmer les haines qu’on a semées.
Clémence pensa : « Voilà… Voilà celui qui s’empressait si fort autour de Louis, et qui déjà le renie. Quant à moi, on me reprochera bientôt les présents qu’il m’a faits. Je suis devenue l’étrangère…»
Trop faible, trop brisée par les nuits d’insomnie et les journées de larmes pour trouver la force de discuter, elle ajouta seulement :
Je ne puis croire que Louis ait été haï à ce point qu’on l’ait voulu tuer.
Eh bien, n’y croyez pas, ma nièce, s’écria Valois ; mais le fait est là ! La preuve nous est fournie par le chien qui lécha les toiles dans lesquelles les embaumeurs avaient déposé les entrailles, et qui est crevé l’heure d’après.
Clémence serra les mains sur les bras de son siège pour ne pas chanceler devant la vision qu’on lui imposait. Son masque étroit et pathétique, les yeux clos, devint aussi pâle que la guimpe et le voile où il s’encadrait. Le cadavre, l’embaumement, les viscères arrachés, et ce chien qui rôdait, qui léchait les linges sanglants… Se pouvait-il qu’il s’agît de Louis, de l’homme qui avait dormi auprès d’elle, pendant dix mois ?
Monseigneur de Valois continuait de développer ses conclusions macabres. Quand donc se tairait-il, ce personnage agité, autoritaire, vaniteux qui, tantôt vêtu de bleu, tantôt d’écarlate, tantôt de noir, apparaissait, à chaque heure importante ou tragique, depuis qu’elle était en France, pour la chapitrer, l’assourdir de paroles et la faire agir contre son gré ? Dès le matin de ses noces…
Et Clémence se rappela le jour de son mariage, à Saint-Lyé ; elle revit la route de Troyes, l’église de campagne, la chambre du petit château, hâtivement aménagée en logis nuptial… « Ai-je su assez goûter mon bonheur ?… Non, je ne pleurerai pas devant lui », se dit-elle.
Quel est l’auteur de cet horrible forfait, poursuivait Valois, nous ne savons pas encore ; mais nous le découvrirons, ma nièce, je vous en fais promesse solennelle… à la condition bien sûr qu’on m’en reconnaisse les moyens. Nous autres rois…
Valois ne perdait jamais l’occasion de rappeler qu’il avait porté deux couronnes, purement nominales, mais qui le plaçaient quand même sur pied d’égalité avec les princes souverains.
Nous autres rois avons des ennemis qui le sont moins de notre personne que des décisions de notre puissance. Les gens ne manquent pas qui pouvaient avoir intérêt à vous rendre veuve. D’abord, il y a les Templiers… dont on a eu grand tort de détruire l’Ordre, l’avais-je assez dit !… qui ont formé ligue secrète et juré la perte de notre maison. Mon frère est mort, son premier fils le suit ! En second lieu, il y a les cardinaux romains. Rappelez-vous que le cardinal Caëtani a tenté de faire envoûter Louis et votre beau-frère Philippe, dans l’intention déclarée de les envoyer tous deux les pieds outre. Caëtani a bien pu chercher à frapper par un autre moyen. Que voulez-vous ? On ne déloge pas le pape du trône de saint Pierre, comme mon frère l’a fait, sans semer d’inexpiables ressentiments. En tout cas, Louis est mort… Nous ne pouvons non plus écarter de nos soupçons nos parents de Bourgogne, qui ont mal accepté la réclusion
« En quoi est-elle différente de vous ? pensa Clémence sans oser lui répondre. Il ne semble pas que, dans cette cour, on hésite beaucoup à tuer. »
Or Louis, voici moins d’un mois, venait de lui confisquer le comté d’Artois, pour l’obliger à se soumettre.
Un instant, Clémence se demanda si Valois, à désigner tant de coupables possibles, ne cherchait pas à brouiller les pistes, et s’il n’était pas lui-même l’auteur du meurtre. Cette pensée, qui ne pouvait s’appuyer d’ailleurs sur rien de sensé, lui fit horreur. Non, elle s’interdisait de soupçonner personne, elle voulait que Louis fût décédé de mort naturelle. Pourtant le regard de Clémence, inconsciemment, se porta, par la fenêtre ouverte, sur les frondaisons de la forêt de Vincennes, vers le sud, dans la direction du château de Conflans, résidence de la comtesse Mahaut.
Quelques jours avant la mort de Louis, Mahaut, en compagnie de sa fille, Jeanne de Poitiers, était venue faire visite à Clémence. Une fort aimable visite. On avait admiré les tapisseries de la chambre. « Rien n’est plus avilissant que d’imaginer un félon dans son entourage, pensait Clémence, et de commencer à chercher la trahison sur chaque visage. »
C’est pourquoi, ma chère nièce, reprit Valois, il vous faut rentrer à Paris ainsi que je vous le demande. Vous savez combien je vous aime. Votre père était mon beau-frère. Entendez-moi comme vous l’entendriez, si Dieu nous l’avait conservé. La main qui a frappé Louis peut poursuivre sa vengeance sur vous et sur votre fruit. Je ne saurais vous laisser ainsi, au milieu de la forêt, livrée aux entreprises des méchants, et je n’aurai de paix que vous ne soyez établie au plus près de moi.
Depuis une heure, Valois s’efforçait d’obtenir de Clémence qu’elle regagnât le palais de la Cité, parce qu’il avait décidé de s’y transporter lui-même. Ceci formait pièce du plan qu’il avait conçu pour s’imposer dans la fonction de régent. Qui commandait en maître au Palais prenait figure royale. Mais, à s’y installer seul, Valois courait le risque que ses adversaires l’accusassent de coup de force ou d’usurpation. Si, au contraire, il entrait dans la Cité derrière sa nièce Clémence, comme son plus proche parent et protecteur, personne ne pourrait validement s’y opposer et le Conseil des pairs se trouverait devant le fait accompli. Le ventre de la reine était, dans le moment présent, le meilleur gage de prestige et le plus efficace outil de gouvernement.
Clémence leva les yeux, comme pour demander assistance, vers un troisième personnage, un homme bedonnant, grisonnant qui se tenait debout auprès d’elle, et, immobile, les mains croisées sur la garde d’une haute épée, suivait silencieusement l’entretien.
Bouville, que dois-je faire ? murmura-t-elle.
L’ancien grand chambellan de Philippe le Bel, nommé curateur au ventre aussitôt après la mort du Hutin, avait pris sa nouvelle mission plus qu’au sérieux, au tragique. Ce brave seigneur, serviteur exemplaire de la maison royale, avait constitué une garde de vingt-quatre gentilshommes soigneusement choisis, qui se relayaient par groupes de six à la porte de la reine. Lui-même s’était habillé en guerre, et il suait à grosses gouttes, par la chaleur de juin, sous sa cotte de mailles. Les murs, les cours, les abords de Vincennes, étaient truffés d’archers. Chaque valet de cuisine devait être en permanence escorté d’un sergent. Même les dames de parage étaient fouillées avant de pénétrer dans les appartements. Jamais vie humaine n’avait été plus étroitement protégée que celle qui sommeillait dans le sein de la reine de France.
Bouville partageait sa charge avec le vieux sire de Joinville. Mais le sénéchal héréditaire de Champagne, le compagnon de Saint Louis, avait maintenant quatre-vingt-douze ans, ce qui faisait de lui, probablement, le doyen de la haute noblesse française. Il était à demi aveugle, et aspirait surtout à regagner, comme chaque été, son château de Wassy sur la Marne, où il vivait somptueusement du revenu des dotations à lui accordées par trois rois. En venté, il somnolait la plus grande partie du temps, et toutes les tâches incombaient à Bouville. Celui-ci, aux yeux de Clémence, représentait les souvenirs heureux.
Ambassadeur d’abord venu pour demander sa main, puis pour la conduire de Naples jusqu’en France, il était son confident et sans doute le seul ami véritable qu’elle comptât à la cour. Bouville comprit bien que Clémence ne voulait pas bouger de Vincennes.
Monseigneur, dit-il à Valois, je puis mieux assurer la garde de la reine dans ce manoir étroitement clos de murailles que dans le grand palais de la Cité ouvert à tout venant. Et si c’est le voisinage de la comtesse Mahaut que vous redoutez, je puis vous apprendre, car on me tient informé de tous les mouvements d’alentour, que Madame Mahaut fait en ce moment charger ses chariots pour Paris.
Valois ne laissait pas d’être assez agacé de l’autorité prise par Bouville depuis qu’il était curateur, et de son insistance à demeurer là, planté sur son épée, à côté de la reine.
Messire Hugues, dit-il avec hauteur, vous avez charge de veiller au ventre, et non de décider de la résidence de la famille royale ni de défendre à vous seul tout le royaume.
Sans se troubler, Bouville répondit :
Dois-je aussi vous faire observer, Monseigneur, que la reine ne peut se montrer avant quarante jours écoulés depuis son deuil ?
Je vous en remercie ; mais je connais aussi bien que vous les usages, Bouville. Qui vous dit que la reine devra se montrer ? Nous la ferons cheminer en char fermé… Enfin, ma nièce, s’écria Valois, ne croirait-on pas que je veux vous envoyer au-delà des mers, et que Vincennes est à mille lieues de Paris !
Comprenez-moi, mon oncle, répondit faiblement Clémence, ce séjour de Vincennes est le dernier don que j’ai reçu de Louis. Il m’a fait présent de cette maison quelques heures avant qu’il meure, là… Il me semble qu’il n’en est pas encore vraiment parti. Comprenez… C’est ici que nous avons eu…
Mais Monseigneur de Valois ne pouvait rien entendre aux exigences du cœur ni aux imaginations de la douleur.
Votre époux, pour lequel nous prions, ma chère nièce, appartient désormais au passé du royaume. Mais vous, vous en détenez l’avenir. En exposant votre vie, vous exposez celle de votre enfant. Louis, qui vous voit de là-haut, ne vous le pardonnerait pas.
Il avait touché juste, et Clémence, sans rien dire, s’affaissa un peu sur son siège. Mais Bouville déclara que rien ne se pouvait décider sans l’accord de messire de Joinville qu’il envoya chercher sur-le-champ. On attendit plusieurs minutes. Puis la porte s’ouvrit, et l’on attendit encore. Enfin, vêtu d’une longue robe de soie comme on en portait au temps de la croisade, tremblant sur ses membres, la peau tachée et pareille à une écorce d’arbre, la paupière larmoyante, la prunelle pâlie, le dernier compagnon de Saint Louis apparut, traînant les semelles, et soutenu par un écuyer presque aussi chenu que lui. On l’assit avec tous les égards qu’on lui devait, et Valois entreprit de lui expliquer ses intentions concernant la reine.
Le vieillard écoutait, hochant la tête avec componction, et visiblement satisfait d’avoir encore un rôle à jouer. Quand Valois eut achevé, le sénéchal s’abîma dans une méditation que chacun se garda de troubler ; on attendait l’oracle qui allait tomber de sa bouche. Et soudain Joinville demanda :
Mais adoncques, où est le roi ?
Valois prit une expression désolée. Tant de peine dépensée en vain, alors que le temps pressait ! Le sénéchal saisissait-il encore ce qu’on lui disait ?
Voyons, le roi est mort, messire, et nous l’avons descendu en terre ce matin. Vous savez bien que vous avez été nommé curateur…
Le sénéchal plissa le front et parut faire un grand effort de réflexion. Il perdait de plus en plus le souvenir de l’immédiat. Depuis longtemps déjà il était sujet à cette sorte de défaillance ; ainsi, il ne s’était pas aperçu, en dictant à quatrevingts ans passés ses fameux Mémoires, qu’il répétait presque textuellement vers la fin de la seconde partie ce qu’il avait conté dans la première…
Ah !… notre jeune sire Louis, dit-il enfin. Il est mort… C’est à lui que j’avais présenté mon grand livre [1] . Savez-vous que voici le… quatrième roi que je vois trépasser ?
Il annonçait cela comme s’il se fût agi d’un exploit.
Adoncques, si le roi est mort, la reine est régente, ajouta-t-il.
Monseigneur de Valois devint pourpre. Il avait cru, connaissant la décrépitude de l’un et la nature dévouée de l’autre, qu’il pourrait manœuvrer les deux curateurs à sa guise ; son calcul se retournait contre lui. L’extrême vieillesse et l’extrême scrupule semblaient se liguer pour lui créer des difficultés.
La reine n’est pas régente, messire sénéchal, elle est grosse, s’écria-t-il. Voyez son état, et si elle est en mesure de satisfaire aux tâches du royaume !
Vous savez que je ne vois mie, répondit le vieillard.
Le front dans la main, Clémence pensait seulement : « Mais quand finiront-ils ? Mais quand me laisseront-ils en paix ? »
Joinville commença d’expliquer dans quelles conditions, à la mort du roi Louis Huitième, la reine Blanche de Castille avait assumé la régence, pour la grande satisfaction de tous.
Madame Blanche, cela se disait bien bas, n’était pas toute pureté comme l’image qu’on en a faite. Et il paraît que le comte Thibaut, dont mon père était bien compaing, la servit jusque dans son lit…
Il fallut le laisser parler. Le sénéchal, s’il oubliait les événements de la veille, gardait une mémoire précise des médisances qui couraient dans sa prime jeunesse. Il avait trouvé un auditoire et en profitait. Ses mains, agitées d’un tremblement sénile, raclaient sans relâche la soie de sa robe, sur ses genoux.
Et même quand notre saint roi partit pour la croisade, où je fus avec lui…
La reine résidait à Paris pendant ce temps, n’est-il pas vrai ? coupa Charles de Valois.
Certes… certes… fit le sénéchal.
Ce fut Clémence qui la première lâcha prise.
Eh bien, soit ! mon oncle, fit-elle, je ferai votre volonté et rentrerai à la Cité.
Ah ! Voilà enfin sage décision, qu’approuve sûrement messire de Joinville.
Certes… certes…
Je m’en vais prendre toutes mesures. Votre escorte sera commandée par mon fils Philippe et notre cousin Robert d’Artois…
Grand merci, mon oncle, grand merci, dit Clémence. Mais maintenant, je demande en grâce qu’on me laisse prier.
Une heure plus tard, en exécution des ordres du comte de Valois, le château de Vincennes était en plein bouleversement. On sortait les chariots des remises ; les fouets claquaient sur la croupe des gros chevaux du Perche. Des serviteurs passaient en courant ; les archers avaient abandonné leurs armes pour prêter la main aux hommes d’écurie. Alors que depuis le deuil tout le monde s’était senti tenu de parler à voix basse, chacun maintenant se découvrait une occasion de crier.
À l’intérieur du manoir, les tapissiers dépendaient les tentures à images, démontaient les meubles, transportaient les crédences, les dressoirs et les coffres. Les officiers de l’hôtel de la reine et les dames de parage s’affairaient aussi à leurs propres bagages. On comptait sur un premier train de vingt voitures et sans doute faudrait-il deux autres voyages pour en avoir fini.
Clémence de Hongrie, dans sa longue robe blanche, errait de pièce en pièce, toujours escortée par Bouville. Partout la poussière, la sueur, l’agitation et cet aspect de pillage dont s’accompagnent les déménagements. L’argentier, inventaire en main, surveillait l’expédition de la vaisselle et des objets précieux qui, rassemblés, couvraient tout le dallage d’une salle : plats de table, aiguières, et les douze hanaps de vermeil que Louis avait fait faire pour Clémence, et le grand reliquaire d’or contenant un fragment de la Vraie Croix, ouvrage si lourd que l’homme chargé de le déplacer ahanait dessous comme s’il montait au Calvaire.
Dans la chambre de la reine, la lingère Eudeline, qui avait été la première maîtresse du Hutin, présidait à l’emballage des vêtements.
À quoi bon… à quoi bon emporter toutes ces robes, puisqu’elles ne me serviront plus de rien ! dit Clémence.
Et les bijoux aussi, dont les écrins s’amassaient dans des coffres de fer, tous ces colliers, ces fermaux, ces bagues, ces pierres rares dont Louis l’avait comblée durant le bref temps de leurs noces, lui apparaissaient désormais comme des objets inutiles. Même les trois couronnes chargées d’émeraudes, de rubis et de perles, étaient trop hautes et trop ornées pour une veuve. Un simple cercle d’or à courtes fleurs de lis, posé par-dessus le voile, serait le seul joyau auquel elle aurait droit, maintenant. « Je suis devenue une reine blanche, comme ma grand-mère Marie de Hongrie, et je dois me modeler sur elle. Mais ma grand-mère avait passé soixante ans et donné le jour à treize enfants… Mon époux ne verra même pas le sien…»
Madame, demanda Eudeline, dois-je venir avec vous au Palais ? Nul ne m’a donné d’ordres…
Clémence regarda cette belle femme blonde qui, oubliant toute jalousie, lui avait été de si grand secours durant ces derniers mois et surtout pendant l’agonie de Louis. « Il a eu une enfant d’elle, et cette enfant il l’a éloignée, il l’a enfermée au cloître… »
Elle se sentait comme héritière de toutes les fautes commises par son époux avant qu’il la connût. Elle disposerait de toute sa vie pour payer à Dieu, par les larmes, la prière et l’aumône, le lourd prix de l’âme de Louis.
Non, murmura-t-elle, non, Eudeline ; ne m’accompagne point. Il faut que quelqu’un qui l’ait aimé demeure ici.
Et puis, écartant même Bouville, elle alla se réfugier dans la seule pièce calme, la seule qu’on eût respectée, la chambre où Louis était mort. Il y faisait sombre derrière les rideaux tirés. Clémence vint s’agenouiller auprès du lit, posa les lèvres sur la couverture de brocart. Soudain, elle entendit un grattement d’ongle contre une étoffe. Elle ressentit une angoisse qui eût pu lui prouver qu’elle avait encore envie de vivre. Elle demeura un moment immobile, retenant son souffle. Derrière elle le grattement continuait. Prudemment, elle tourna la tête. C’était le sénéchal de Joinville qui somnolait dans un siège à haut dossier, en attendant le départ.
Demain ch. 2 ‘’Un cardinal qui ne croyait pas à l’enfer’’.

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