V
LES
PORTES DU CONCLAVE
Les
cardinaux sont personnages d’importance et qui ne sauraient être
confondus avec le menu fretin du clergé. Le comte de Poitiers leur
fit réserver, pour le service funèbre à la mémoire de Louis X,
l’église du couvent des Frères Prêcheurs, dit église des
Jacobins, la plus belle, la plus vaste, après la primatiale
Saint-Jean, et aussi la mieux fortifiée . Les cardinaux ne virent
dans ce choix qu’un convenable hommage rendu à leur dignité.
Aucun ne manqua la cérémonie. Bien qu’ils ne fussent que
vingt-quatre l’église était pleine, car chaque cardinal avait
voulu arriver pompeusement escorté de toute sa maison, chapelain,
secrétaire, trésorier, clercs, damoiseaux, valets, porteurs de
traîne et de flambeaux ; une foule d’un demi-millier de personnes,
au total, se tenait entre les lourds piliers blancs.
Rarement
messe funéraire fut suivie avec si peu de recueillement. Pour la
première fois depuis bien des mois les cardinaux, qui vivaient par
coteries en des résidences séparées, se retrouvaient tous
ensemble. Certains ne s’étaient pas rencontrés depuis près de
deux ans. Ils s’observaient les uns les autres, s’étudiaient,
s’épiaient.
—
Avez-vous
vu ? chuchotait-on. Orsini vient de saluer Frédol le cadet…
Stefaneschi s’est entretenu tout un moment avec Mandagout ; se
rapprocherait-il des Provençaux ?… Oh ! Duèze a bien petite mine
; le voilà fort envieilli…
En
effet, Jacques Duèze, dont la légère et sautillante démarche
surprenait habituellement chez un homme d’un tel âge, avançait ce
jour-là d’un pas lent, traînant, et répondait vaguement aux
saluts, d’un air de lassitude et d’épuisement. Guccio Baglioni,
en tenue de damoiseau, faisait partie de sa suite. Il était censé
ne parler qu’italien et venir directement de Sienne. « Peut-être
aurais-je mieux fait, se disait Guccio, de m’aller placer sous la
protection du comte de Poitiers. Car aujourd’hui sans doute je
repartirais avec lui pour Paris, et je pourrais m’enquérir de
Marie dont je suis sans nouvelles depuis tant de jours. Tandis que me
voici dépendre en tout de ce vieux renard, à qui j’ai promis que
mon oncle lui consentirait un prêt, et qui ne fera rien pour mon
sort avant que l’argent ne soit arrivé. Or mon oncle ne me répond
pas. Et l’on dit que Paris est tout bouleversé… Marie, Marie, ma
belle Marie !… Ne va-t-elle pas se croire abandonnée de moi ?
Peut-être me hait-elle à présent ? Qu’en ont-ils fait ? » Il
imaginait Marie séquestrée par ses frères, à Cressay, ou dans
quelque couvent pour filles repenties. « Si une semaine s’écoule
encore ainsi, je m’enfuirai à Paris. »
Ayant
gagné sa place, dans les stalles du chœur, Duèze, tassé sur
lui-même, surveillait discrètement ses voisins et parfois tournait
un visage accablé vers le fond de l’église. À deux stalles de
Duèze, Francesco Caëtani, la face maigre tranchée d’un long nez
busqué, et les cheveux s’envolant comme des flammes blanches
autour de sa calotte rouge, ne cachait pas sa joie ; et ses regards,
qui allaient du catafalque aux gens de sa suite, étaient des regards
de victoire.
«
Voici, Messeigneurs, paraissait-il dire à la ronde, ce qui survient
quand on s’attire la colère des Caëtani, qui étaient déjà
puissants du temps de Jules César. Le Ciel veille à nous venger. »
Les
Colonna, au lourd menton rond partagé d’une fossette verticale, et
semblables à deux guerriers déguisés en prélats, le toisaient
avec une hostilité manifeste. Dans l’ordonnance de la cérémonie,
le comte de Poitiers n’avait pas lésiné sur le nombre des
chantres. Ils étaient une bonne centaine soutenus par les orgues
dont quatre hommes maniaient à pleins bras les soufflets. Une
musique tonnante, royale, roulait sous les voûtes, saturait l’air
de vibrations, enveloppait la foule. Les petits clercs pouvaient
impunément bavarder entre eux, et les damoiseaux ricaner en se
moquant de leurs maîtres. Il était impossible d’entendre ce qui
se disait à trois pas, et moins encore ce qui se passait aux portes.
Le service s’acheva ; les orgues et les chantres se turent ; les
vantaux du grand portail s’ouvrirent. Mais aucune lumière ne
pénétra dans l’église. Il y eut un instant de saisissement,
comme si quelque miracle avait, pendant la cérémonie, obscurci le
soleil ; et puis les cardinaux comprirent, et des clameurs furieuses
s’élevèrent. Un mur tout frais bouchait le portail ; le comte de
Poitiers avait fait, pendant la messe, maçonner les issues. Les
cardinaux étaient prisonniers.
Un
mouvement panique brassa l’assistance ; prélats, chanoines,
prêtres, valets, toute dignité ou révérence oubliées, se
mêlèrent, se bousculèrent, coururent et refluèrent comme rats
pris en nasse. Des damoiseaux, grimpant sur les épaules les uns des
autres, s’étaient hissés aux vitraux et annonçaient :
—
L’église
est cernée par des hommes d’armes ! Les cardinaux criaient.
—
Qu’allons-nous
faire ? Le régent nous a joués.
— Voilà pourquoi il nous
gratifiait de si forte musique !
—
C’est
atteinte portée à l’Église.
—
Il
faut l’excommunier.
—
Il
est bien temps ! On va nous massacrer.
Déjà,
les deux Colonna et les gens de leur parti s’étaient armés de
lourds chandeliers de bronze, de bancs et de bâtons de procession,
décidés à vendre chèrement leur existence, tandis qu’autour du
baptistère, quelques cardinaux des divers partis se prenaient de
bec.
—
Colpa
vostra, colpa vostra C’est votre faute, c’est votre faute, criait
un italien désignant les Français. Si vous aviez refusé comme nous
de venir à Lyon ! Nous savions bien qu’il nous y serait fait un
mauvais coup.
—
Si
vous aviez élu l’un des nôtres, nous ne serions pas là à cette
heure, répliquait un Gascon. La faute est à vous, mauvais chrétiens
!
Une
seule porte n’était pas entièrement murée, on y avait laissé un
passage pour un homme. Mais cette étroite ouverture se hérissait
d’un buisson de piques tenues par des gantelets de fer. Les piques
se relevèrent, et le comte de Forez, en armure, suivi de Bermond de
la Voulte et de quelques autres cuirasses, pénétra dans l’église.
Une explosion d’injures l’accueillit. Les bras croisés sur la
garde de son épée, le comte de Forez attendit que l’agitation se
fût calmée. C’était un homme puissant, courageux, insensible aux
menaces comme aux supplications. L’exemple de désunion, de
vénalité, d’intrigue, que les cardinaux donnaient depuis deux ans
le heurtait profondément, et il approuvait pleinement le comte de
Poitiers de vouloir mettre terme à ce scandale. Son rude visage
creusé de rides apparaissait par l’ouverture du heaume.
Quand
les cardinaux et leurs gens se furent bien égosillés, sa voix
s’éleva, nette, martelée, se propageant par-dessus les têtes
jusqu’au fond de la nef.
—
Messeigneurs,
je suis ici d’ordre du régent de France, pour vous notifier de
bien vouloir désormais vous adonner uniquement à l’élection d’un
pape, et de même vous faire connaître que vous ne sortirez pas
avant que ce pape soit élu. Chacun des cardinaux ne gardera auprès
de lui qu’un chapelain et deux damoiseaux ou clercs de son choix,
pour son service. Tous autres se peuvent retirer.
Cette proclamation
souleva une indignation unanime.
—
C’est
félonie ! s’écria le cardinal de Pélagrue. Le comte de Poitiers
nous avait fait serment que nous n’aurions même pas à entrer en
clôture et c’est à ce prix que nous avons accepté de le
rejoindre à Lyon.
—
Le
comte de Poitiers, répondit Jean de Forez, engageait alors la parole
du roi de France. Mais le roi de France n’est plus, et c’est la
parole du régent qu’aujourd’hui je vous porte.
La fureur, à
présent, unissait les représentants des trois partis dont les
invectives se mêlaient, en provençal, en italien et en français.
Le cardinal Duèze s’était effondré dans un confessionnal, la
main sur le cœur, comme si son vieil âge ne pouvait supporter un
tel coup, et il feignait de s’associer aux protestations par des
murmures inaudibles. Le cardinal d’Albano, Arnaud d’Auch,
celui-là même qui était venu naguère à Paris prononcer la
condamnation des Templiers, s’avança vers le comte de Forez et lui
déclara d’un ton menaçant :
—
Messire,
un pape ne se peut élire en de telles conditions, car vous violez la
constitution de Grégoire X qui oblige le conclave à se réunir en
ville où le pape est mort.
—
Vous
vous y trouviez, Monseigneur, voici deux ans, et vous êtes égaillés
sans avoir élu de pape, ce qui contrevenait à la constitution. Mais
si vous souhaitez d’aventure être reconduits à Carpentras, nous
vous y ferons mener sous bonne escorte, en chars fermés.
—
Nous
ne devons point siéger sous menace de la force !
—
C’est
pourquoi sept cents hommes d’armes, Monseigneur, sont dehors, à
votre garde, fournis par les autorités de la ville afin d’assurer
votre protection et votre isolement ainsi qu’il est prescrit par la
constitution. Le sire de La Voulte, que voici, et qui est de Lyon,
est chargé d’y veiller. Messire le régent vous fait savoir
également que si, au troisième jour, vous n’êtes pas parvenus à
vous mettre d’accord, vous ne recevrez à manger qu’un seul plat
de la journée et, à partir du neuvième, n’aurez plus que le pain
et l’eau comme cela est dit également dans la constitution de
Grégoire. Et qu’enfin, si la lumière ne vous vient point par le
jeûne, il fera détruire la toiture, pour vous mettre mieux à même
de la recevoir du Ciel.
Bérenger
Frédol l’aîné intervint.
—
Messire,
c’est vous charger d’homicide que nous soumettre à un tel
traitement, car il en est parmi nous qui ne le sauront supporter…
Voyez Monseigneur Duèze déjà tout écroulé et qui aurait besoin
de soins.
—
Ah
! certes, ah ! certes, dit faiblement Duèze, je ne le pourrai
supporter.
—
Nous
voyons bien que nous avons affaire à des bêtes puantes et féroces,
cria Caëtani, mais sachez, messire, qu’au lieu de faire un pape,
nous allons vous excommunier, vous et votre parjure.
—
Si
vous tenez séance d’excommunication, Monseigneur Caëtani,
répondit calmement le comte de Forez, le régent pourrait alors
fournir au conclave le nom de certains envoûteurs et sorciers qu’il
conviendrait de placer en tête de fournée.
—
Je
ne vois point, dit Caëtani battant aussitôt en retraite, je ne vois
point ce que la sorcellerie vient faire en ceci, puisque c’est du
pape que nous devons nous occuper.
—
Eh
! Monseigneur, nous nous entendons bien ; veuillez donc renvoyer les
gens qui vous sont inutiles, car il ne saurait y avoir assez de
vivres pour en nourrir autant.
Les cardinaux comprirent que toute
résistance serait vaine et que cette cuirasse, qui leur transmettait
d’une voix tranchante les ordres du comte de Poitiers, ne
fléchirait pas.
Déjà,
derrière Jean de Forez, les hommes d’armes commençaient à entrer
un par un, pique en main, et à se déployer dans le fond de
l’église.
—
Nous
jouerons de ruse si nous ne pouvons jouer de force, dit à mi-voix
Caëtani aux Italiens. Feignons de nous soumettre, puisque pour
l’heure nous ne pouvons rien d’autre.
Chacun
choisit dans sa suite ses trois meilleurs serviteurs, ceux qu’il
pensait les plus fidèles, ou les plus habiles, ou les plus aptes à
lui apporter service de corps dans les difficiles conditions
matérielles où tous allaient se trouver. Caëtani garda auprès de
lui le clerc Andrieu, le frère Bost et le prêtre Pierre,
c’est-à-dire les hommes qui avaient trempé dans l’envoûtement
de Louis X ; il préférait les voir enfermés avec lui que risquant
de parler pour argent ou sous la torture. Les Colonna retinrent à
leurs côtés quatre damoiseaux qui avaient des poings d’assommeurs
de bœufs.
Porte-torches,
porte-traînes, clercs et chanoines qui n’étaient pas désignés
sortaient, un par un, devant la haie des hommes d’armes. Leurs
maîtres, au passage, leur soufflaient des recommandations :
—
Faites
avertir mon frère l’évêque… Écrivez en mon nom à mon cousin…
Partez sur-le-champ pour Rome…
Au
moment où Guccio Baglioni se disposait à prendre la file des
sortants, Jacques Duèze étendit sa maigre main hors du
confessionnal où il gisait effondré, et saisit le jeune Italien par
la cotte, en murmurant :
—
Restez,
petit, restez auprès de moi. Je suis sûr que vous me serez
secourable.
Duèze
savait que les puissances d’argent ne sont, en aucune circonstance,
négligeables, et il pensait avoir intérêt à conserver auprès de
lui un représentant des banques lombardes.
Une
heure plus tard, il ne demeurait dans l’église des Jacobins que
quatre-vingt-seize hommes, destinés à y rester aussi longtemps que
vingt-quatre d’entre eux ne se seraient mis d’accord pour en
choisir un seul. Les gens d’armes, avant de se retirer, jetèrent
des brassées de paille pour former la couche, à même la pierre,
des plus hauts prélats de ce monde, et ils apportèrent quelques
bassins ainsi que de grandes jarres pleines d’eau. Puis les maçons,
sous l’œil du comte de Forez, achevèrent de murer la dernière
issue, ne laissant d’autre ouverture qu’une petite baie carrée,
une lucarne suffisante pour le passage des plats, insuffisante pour
le passage d’un homme. Tout autour de l’église les soldats
avaient repris leur faction, disposés de trois toises en trois
toises, sur deux rangs, un rang adossé au mur et regardant vers la
ville, un rang tourné vers l’église et regardant les vitraux.
Vers
midi, le comte de Poitiers se mit en route pour Paris. Il emmenait
dans sa suite le dauphin de Viennois et le petit dauphiniet, lequel
vivrait désormais à la cour de France afin de s’y familiariser
avec sa fiancée de cinq ans. À cette heure-là, les cardinaux
reçurent leur premier repas ; comme c’était jour maigre, ils
n’eurent pas de viande.
Demain
‘’La loi des mâles’’ ch.6 ‘’ De Neauphle à Saint
Marcel’’
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