jeudi 7 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - ch. 5 - Les portes du conclave




V
LES PORTES DU CONCLAVE
   Les cardinaux sont personnages d’importance et qui ne sauraient être confondus avec le menu fretin du clergé. Le comte de Poitiers leur fit réserver, pour le service funèbre à la mémoire de Louis X, l’église du couvent des Frères Prêcheurs, dit église des Jacobins, la plus belle, la plus vaste, après la primatiale Saint-Jean, et aussi la mieux fortifiée . Les cardinaux ne virent dans ce choix qu’un convenable hommage rendu à leur dignité. Aucun ne manqua la cérémonie. Bien qu’ils ne fussent que vingt-quatre l’église était pleine, car chaque cardinal avait voulu arriver pompeusement escorté de toute sa maison, chapelain, secrétaire, trésorier, clercs, damoiseaux, valets, porteurs de traîne et de flambeaux ; une foule d’un demi-millier de personnes, au total, se tenait entre les lourds piliers blancs.
   Rarement messe funéraire fut suivie avec si peu de recueillement. Pour la première fois depuis bien des mois les cardinaux, qui vivaient par coteries en des résidences séparées, se retrouvaient tous ensemble. Certains ne s’étaient pas rencontrés depuis près de deux ans. Ils s’observaient les uns les autres, s’étudiaient, s’épiaient.
  — Avez-vous vu ? chuchotait-on. Orsini vient de saluer Frédol le cadet… Stefaneschi s’est entretenu tout un moment avec Mandagout ; se rapprocherait-il des Provençaux ?… Oh ! Duèze a bien petite mine ; le voilà fort envieilli…
   En effet, Jacques Duèze, dont la légère et sautillante démarche surprenait habituellement chez un homme d’un tel âge, avançait ce jour-là d’un pas lent, traînant, et répondait vaguement aux saluts, d’un air de lassitude et d’épuisement. Guccio Baglioni, en tenue de damoiseau, faisait partie de sa suite. Il était censé ne parler qu’italien et venir directement de Sienne. « Peut-être aurais-je mieux fait, se disait Guccio, de m’aller placer sous la protection du comte de Poitiers. Car aujourd’hui sans doute je repartirais avec lui pour Paris, et je pourrais m’enquérir de Marie dont je suis sans nouvelles depuis tant de jours. Tandis que me voici dépendre en tout de ce vieux renard, à qui j’ai promis que mon oncle lui consentirait un prêt, et qui ne fera rien pour mon sort avant que l’argent ne soit arrivé. Or mon oncle ne me répond pas. Et l’on dit que Paris est tout bouleversé… Marie, Marie, ma belle Marie !… Ne va-t-elle pas se croire abandonnée de moi ? Peut-être me hait-elle à présent ? Qu’en ont-ils fait ? » Il imaginait Marie séquestrée par ses frères, à Cressay, ou dans quelque couvent pour filles repenties. « Si une semaine s’écoule encore ainsi, je m’enfuirai à Paris. »
   Ayant gagné sa place, dans les stalles du chœur, Duèze, tassé sur lui-même, surveillait discrètement ses voisins et parfois tournait un visage accablé vers le fond de l’église. À deux stalles de Duèze, Francesco Caëtani, la face maigre tranchée d’un long nez busqué, et les cheveux s’envolant comme des flammes blanches autour de sa calotte rouge, ne cachait pas sa joie ; et ses regards, qui allaient du catafalque aux gens de sa suite, étaient des regards de victoire.
   « Voici, Messeigneurs, paraissait-il dire à la ronde, ce qui survient quand on s’attire la colère des Caëtani, qui étaient déjà puissants du temps de Jules César. Le Ciel veille à nous venger. »
   Les Colonna, au lourd menton rond partagé d’une fossette verticale, et semblables à deux guerriers déguisés en prélats, le toisaient avec une hostilité manifeste. Dans l’ordonnance de la cérémonie, le comte de Poitiers n’avait pas lésiné sur le nombre des chantres. Ils étaient une bonne centaine soutenus par les orgues dont quatre hommes maniaient à pleins bras les soufflets. Une musique tonnante, royale, roulait sous les voûtes, saturait l’air de vibrations, enveloppait la foule. Les petits clercs pouvaient impunément bavarder entre eux, et les damoiseaux ricaner en se moquant de leurs maîtres. Il était impossible d’entendre ce qui se disait à trois pas, et moins encore ce qui se passait aux portes. 
  Le service s’acheva ; les orgues et les chantres se turent ; les vantaux du grand portail s’ouvrirent. Mais aucune lumière ne pénétra dans l’église. Il y eut un instant de saisissement, comme si quelque miracle avait, pendant la cérémonie, obscurci le soleil ; et puis les cardinaux comprirent, et des clameurs furieuses s’élevèrent. Un mur tout frais bouchait le portail ; le comte de Poitiers avait fait, pendant la messe, maçonner les issues. Les cardinaux étaient prisonniers.
   Un mouvement panique brassa l’assistance ; prélats, chanoines, prêtres, valets, toute dignité ou révérence oubliées, se mêlèrent, se bousculèrent, coururent et refluèrent comme rats pris en nasse. Des damoiseaux, grimpant sur les épaules les uns des autres, s’étaient hissés aux vitraux et annonçaient :
  — L’église est cernée par des hommes d’armes ! Les cardinaux criaient.
  — Qu’allons-nous faire ? Le régent nous a joués.  
 — Voilà pourquoi il nous gratifiait de si forte musique !
  — C’est atteinte portée à l’Église.
  — Il faut l’excommunier.
  — Il est bien temps ! On va nous massacrer.
   Déjà, les deux Colonna et les gens de leur parti s’étaient armés de lourds chandeliers de bronze, de bancs et de bâtons de procession, décidés à vendre chèrement leur existence, tandis qu’autour du baptistère, quelques cardinaux des divers partis se prenaient de bec.
  — Colpa vostra, colpa vostra C’est votre faute, c’est votre faute, criait un italien désignant les Français. Si vous aviez refusé comme nous de venir à Lyon ! Nous savions bien qu’il nous y serait fait un mauvais coup.
  — Si vous aviez élu l’un des nôtres, nous ne serions pas là à cette heure, répliquait un Gascon. La faute est à vous, mauvais chrétiens !
   Une seule porte n’était pas entièrement murée, on y avait laissé un passage pour un homme. Mais cette étroite ouverture se hérissait d’un buisson de piques tenues par des gantelets de fer. Les piques se relevèrent, et le comte de Forez, en armure, suivi de Bermond de la Voulte et de quelques autres cuirasses, pénétra dans l’église. Une explosion d’injures l’accueillit. Les bras croisés sur la garde de son épée, le comte de Forez attendit que l’agitation se fût calmée. C’était un homme puissant, courageux, insensible aux menaces comme aux supplications. L’exemple de désunion, de vénalité, d’intrigue, que les cardinaux donnaient depuis deux ans le heurtait profondément, et il approuvait pleinement le comte de Poitiers de vouloir mettre terme à ce scandale. Son rude visage creusé de rides apparaissait par l’ouverture du heaume.
   Quand les cardinaux et leurs gens se furent bien égosillés, sa voix s’éleva, nette, martelée, se propageant par-dessus les têtes jusqu’au fond de la nef.
  — Messeigneurs, je suis ici d’ordre du régent de France, pour vous notifier de bien vouloir désormais vous adonner uniquement à l’élection d’un pape, et de même vous faire connaître que vous ne sortirez pas avant que ce pape soit élu. Chacun des cardinaux ne gardera auprès de lui qu’un chapelain et deux damoiseaux ou clercs de son choix, pour son service. Tous autres se peuvent retirer. 
  Cette proclamation souleva une indignation unanime.
  — C’est félonie ! s’écria le cardinal de Pélagrue. Le comte de Poitiers nous avait fait serment que nous n’aurions même pas à entrer en clôture et c’est à ce prix que nous avons accepté de le rejoindre à Lyon.
  — Le comte de Poitiers, répondit Jean de Forez, engageait alors la parole du roi de France. Mais le roi de France n’est plus, et c’est la parole du régent qu’aujourd’hui je vous porte. 
  La fureur, à présent, unissait les représentants des trois partis dont les invectives se mêlaient, en provençal, en italien et en français. Le cardinal Duèze s’était effondré dans un confessionnal, la main sur le cœur, comme si son vieil âge ne pouvait supporter un tel coup, et il feignait de s’associer aux protestations par des murmures inaudibles. Le cardinal d’Albano, Arnaud d’Auch, celui-là même qui était venu naguère à Paris prononcer la condamnation des Templiers, s’avança vers le comte de Forez et lui déclara d’un ton menaçant :
  — Messire, un pape ne se peut élire en de telles conditions, car vous violez la constitution de Grégoire X qui oblige le conclave à se réunir en ville où le pape est mort.
  — Vous vous y trouviez, Monseigneur, voici deux ans, et vous êtes égaillés sans avoir élu de pape, ce qui contrevenait à la constitution. Mais si vous souhaitez d’aventure être reconduits à Carpentras, nous vous y ferons mener sous bonne escorte, en chars fermés.
  — Nous ne devons point siéger sous menace de la force !
  — C’est pourquoi sept cents hommes d’armes, Monseigneur, sont dehors, à votre garde, fournis par les autorités de la ville afin d’assurer votre protection et votre isolement ainsi qu’il est prescrit par la constitution. Le sire de La Voulte, que voici, et qui est de Lyon, est chargé d’y veiller. Messire le régent vous fait savoir également que si, au troisième jour, vous n’êtes pas parvenus à vous mettre d’accord, vous ne recevrez à manger qu’un seul plat de la journée et, à partir du neuvième, n’aurez plus que le pain et l’eau comme cela est dit également dans la constitution de Grégoire. Et qu’enfin, si la lumière ne vous vient point par le jeûne, il fera détruire la toiture, pour vous mettre mieux à même de la recevoir du Ciel.
   Bérenger Frédol l’aîné intervint.
  — Messire, c’est vous charger d’homicide que nous soumettre à un tel traitement, car il en est parmi nous qui ne le sauront supporter… Voyez Monseigneur Duèze déjà tout écroulé et qui aurait besoin de soins.
  — Ah ! certes, ah ! certes, dit faiblement Duèze, je ne le pourrai supporter.
  — Nous voyons bien que nous avons affaire à des bêtes puantes et féroces, cria Caëtani, mais sachez, messire, qu’au lieu de faire un pape, nous allons vous excommunier, vous et votre parjure.
  — Si vous tenez séance d’excommunication, Monseigneur Caëtani, répondit calmement le comte de Forez, le régent pourrait alors fournir au conclave le nom de certains envoûteurs et sorciers qu’il conviendrait de placer en tête de fournée.
  — Je ne vois point, dit Caëtani battant aussitôt en retraite, je ne vois point ce que la sorcellerie vient faire en ceci, puisque c’est du pape que nous devons nous occuper.
  — Eh ! Monseigneur, nous nous entendons bien ; veuillez donc renvoyer les gens qui vous sont inutiles, car il ne saurait y avoir assez de vivres pour en nourrir autant. 
  Les cardinaux comprirent que toute résistance serait vaine et que cette cuirasse, qui leur transmettait d’une voix tranchante les ordres du comte de Poitiers, ne fléchirait pas.
   Déjà, derrière Jean de Forez, les hommes d’armes commençaient à entrer un par un, pique en main, et à se déployer dans le fond de l’église.
  — Nous jouerons de ruse si nous ne pouvons jouer de force, dit à mi-voix Caëtani aux Italiens. Feignons de nous soumettre, puisque pour l’heure nous ne pouvons rien d’autre.
   Chacun choisit dans sa suite ses trois meilleurs serviteurs, ceux qu’il pensait les plus fidèles, ou les plus habiles, ou les plus aptes à lui apporter service de corps dans les difficiles conditions matérielles où tous allaient se trouver. Caëtani garda auprès de lui le clerc Andrieu, le frère Bost et le prêtre Pierre, c’est-à-dire les hommes qui avaient trempé dans l’envoûtement de Louis X ; il préférait les voir enfermés avec lui que risquant de parler pour argent ou sous la torture. Les Colonna retinrent à leurs côtés quatre damoiseaux qui avaient des poings d’assommeurs de bœufs.
   Porte-torches, porte-traînes, clercs et chanoines qui n’étaient pas désignés sortaient, un par un, devant la haie des hommes d’armes. Leurs maîtres, au passage, leur soufflaient des recommandations :
  — Faites avertir mon frère l’évêque… Écrivez en mon nom à mon cousin… Partez sur-le-champ pour Rome…
  Au moment où Guccio Baglioni se disposait à prendre la file des sortants, Jacques Duèze étendit sa maigre main hors du confessionnal où il gisait effondré, et saisit le jeune Italien par la cotte, en murmurant :
  — Restez, petit, restez auprès de moi. Je suis sûr que vous me serez secourable.
   Duèze savait que les puissances d’argent ne sont, en aucune circonstance, négligeables, et il pensait avoir intérêt à conserver auprès de lui un représentant des banques lombardes.
   Une heure plus tard, il ne demeurait dans l’église des Jacobins que quatre-vingt-seize hommes, destinés à y rester aussi longtemps que vingt-quatre d’entre eux ne se seraient mis d’accord pour en choisir un seul. Les gens d’armes, avant de se retirer, jetèrent des brassées de paille pour former la couche, à même la pierre, des plus hauts prélats de ce monde, et ils apportèrent quelques bassins ainsi que de grandes jarres pleines d’eau. Puis les maçons, sous l’œil du comte de Forez, achevèrent de murer la dernière issue, ne laissant d’autre ouverture qu’une petite baie carrée, une lucarne suffisante pour le passage des plats, insuffisante pour le passage d’un homme. Tout autour de l’église les soldats avaient repris leur faction, disposés de trois toises en trois toises, sur deux rangs, un rang adossé au mur et regardant vers la ville, un rang tourné vers l’église et regardant les vitraux.
   Vers midi, le comte de Poitiers se mit en route pour Paris. Il emmenait dans sa suite le dauphin de Viennois et le petit dauphiniet, lequel vivrait désormais à la cour de France afin de s’y familiariser avec sa fiancée de cinq ans. À cette heure-là, les cardinaux reçurent leur premier repas ; comme c’était jour maigre, ils n’eurent pas de viande.

Demain ‘’La loi des mâles’’ ch.6 ‘’ De Neauphle à Saint Marcel’’

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