jeudi 21 mars 2019

Les rois maudits - La loi des mâles - 3ème partie - ch.3 - Les ruses de Bouville




III
LES RUSES DE BOUVILLE
 
Faites feux à bataille! ordonnait Bouville aux valets. Que les cheminées flambent à crever pour que la chaude se répande dans les couloirs. Il allait de pièce en pièce, paralysant le service en prétendant activer chacun. Il courait au pont-levis inspecter la garde, commandait d’étendre du sable dans les cours, le faisait balayer parce qu’il tournait en boue, venait vérifier les serrures qui ne serviraient pas. Toute cette agitation n’était destinée qu’à tromper sa propre angoisse. « Elle va le tuer, elle va le tuer », se répétait-il. Dans un corridor, il se heurta à son épouse. 
 — La reine ? demanda-t-il. 
  On avait administré les derniers sacrements à la reine Clémence le matin même. Cette femme, dont deux royaumes célébraient la beauté, était défigurée, ravagée par l’infection. Le nez pincé, la peau jaunâtre, marquée de plaques rouges de la taille d’une pièce de deux livres, elle exhalait une odeur affreuse ; ses urines charriaient des traces sanglantes ; elle respirait de plus en plus péniblement et gémissait sous les douleurs intolérables qu’elle éprouvait dans la nuque et le ventre. Elle délirait. 
 — C’est une fièvre quarte, dit madame de Bouville. La ventrière assure que si elle franchit la journée, elle peut être sauvée. Mahaut a offert d’envoyer maître de Pavilly, son physicien personnel. 
 — À nul prix, à nul prix ! s’écria Bouville. Ne laissons personne qui appartienne à Mahaut s’introduire ici. La mère mourante, l’enfant menacé, et plus de deux cents barons qui allaient arriver, avec leurs escortes ! Le beau désordre qu’on aurait tout à l’heure, et comme l’occasion serait facilement offerte au crime ! 
 — L’enfant ne doit point rester dans la chambre qui jouxte celle de la reine, reprit Bouville. Je n’y puis faire passer assez d’hommes d’armes pour le veiller, et l’on se glisse trop aisément derrière les tapisseries. 
 — Il est bien temps d’y songer ; où le veux-tu mettre ? 
 — Dans la chambre du roi, dont toutes les entrées se peuvent interdire. 
  Ils se regardèrent et eurent la même pensée ; c’était la pièce où le Hutin était mort. 
 — Fais préparer cette chambre et activer le feu, insista Bouville. 
 — Soit, mon ami, je vais t’obéir. Mais mettrais-tu cinquante écuyers autour, tu n’empêcheras pas que Mahaut ait à porter le roi dans ses bras pour le présenter. 
 — Je serai auprès d’elle. 
 — Mais, si elle l’a résolu, elle le tuera sous ton nez, mon pauvre Hugues. Et tu n’y verras mie. Un enfant de cinq jours ne se débat guère. Elle profitera d’un moment de presse pour lui plonger une aiguille au défaut de la tête, lui faire respirer du venin, ou l’étrangler d’un lacet. 
 — Et alors, que veux-tu que je fasse ? s’écria Bouville. Je ne puis venir déclarer au régent : « Nous ne voulons point que votre belle-mère porte le roi car nous redoutons qu’elle ne l’occise ! » 
 — Eh non, tu ne le peux ! Nous n’avons qu’à prier Dieu, dit madame de Bouville en s’éloignant. Bouville, désemparé, se rendit dans la chambre de la nourrice. 
  Marie de Cressay allaitait les deux enfants à la fois. Aussi voraces l’un que l’autre, ils s’agrippaient à la pâture, de leurs petits ongles mous, et tétaient avec bruit. Généreuse, Marie donnait au roi le sein gauche, réputé le plus riche. 
 — Qu’avez-vous donc, messire ? Vous semblez tout troublé, demanda-t-elle à Bouville. 
  Il se tenait devant elle, appuyé sur sa haute épée, ses mèches noires et blanches lui couvrant les joues et la bedaine tendant sa cotte d’armes, gros archange débonnaire commis à la garde difficile d’un enfançon. 
 — C’est qu’il est si faible, notre petit Sire, il est si faible ! dit-il tristement. 
 — Mais non, messire, il reprend bien, au contraire ; voyez donc, il a presque rattrapé le mien. Et toutes ces médecines qu’on me donne me font un peu tourner le cœur, mais semblent fort lui convenir.   
  Bouville approcha la main, et caressa prudemment le petit crâne où se formait un duvet blond. 
 — Ce n’est pas un roi comme les autres, voyez-vous… murmura-t-il. 
  Le vieux serviteur de Philippe le Bel ne savait comment exprimer ce qu’il ressentait. Aussi loin qu’il remontait en ses souvenirs et en ceux même de son père, la monarchie, le royaume, la France, tout ce qui avait été la raison de ses fonctions et l’objet de ses soucis se confondait avec une longue et solide chaîne de rois, adultes, forts, exigeant le dévouement, dispensant les honneurs. Pendant vingt ans il avait avancé le faudesteuil où siégeait un monarque devant lequel la chrétienté tremblait. Jamais il n’aurait imaginé que la chaîne pût si vite se réduire à cet enfançon rose, au menton barbouillé de lait, chaînon qu’on eût pu entre deux doigts briser. 
 — Il est vrai, dit-il, qu’il a bien repris ; sans cette marque laissée par les fers, et qui déjà s’efface, il se distingue assez peu du vôtre. 
 — Oh ! Messire, dit Marie ; le mien est plus lourd. N’est-ce pas, Jean deuxième, que tu es plus lourd ?
   Elle rougit brusquement et expliqua : 
 — Comme ils se nomment tous les deux Jean, j’appelle le mien Jean deuxième. Peut-être ne devrais-je pas ? 
  Bouville, par machinale courtoisie, caressa la tête du second bébé. Dans son geste, il effleura les seins de Marie. Celle-ci se méprit sur le geste, comme sur le regard obstiné du gros gentilhomme, et elle rougit plus fort. « Quand donc, se dit-elle, cesserai-je d’avoir la chaleur au visage à tout propos ? Ce n’est point chose déshonnête, ni provocante, que d’allaiter ! » 
  En réalité, Bouville comparait les deux bébés. À ce moment madame de Bouville entra, tendant les vêtements pour habiller le roi. Bouville l’attira dans un angle, en lui murmurant : 
 — J’ai un moyen, je crois. Ils s’entretinrent à voix basse quelques instants. Madame de Bouville hochait la tête, réfléchissait ; à deux reprises, elle regarda dans la direction de Marie : 
 — Demande-lui toi-même, dit-elle enfin. Moi, elle ne m’aime pas. 
  Bouville revint vers la jeune femme. 
 — Marie, mon enfant, vous allez rendre grand service à notre petit roi auquel je vous vois si attachée, dit-il. Voici que les barons viennent pour qu’il leur soit présenté. Mais nous craignons pour lui le froid, à cause de ces convulsions qui l’ont pris à son baptême. Voyez l’effet s’il se mettait soudain à se tordre comme l’autre jour ! On aurait tôt fait de croire qu’il ne peut vivre, comme ses ennemis le répandent. Nous autres barons sommes gens de guerre, et aimons que le roi fasse preuve de robustesse même au plus jeune âge. Votre enfant, vous me le disiez tout à l’heure, est plus gras et plus beau d’apparence. Nous voudrions le présenter à sa place. 
  Marie, un peu inquiète, regarda madame de Bouville, qui s’empressa de dire : 
 — Je n’y suis pour rien. C’est une idée de mon époux. 
 — N’est-ce point péché, messire, que de faire cela ? demanda Marie. 
 — Péché, mon enfant ? Mais c’est vertu que de protéger son roi. Et ce ne serait point la première fois qu’on présenterait au peuple un enfant solide en place d’un héritier chétif, assura Bouville mentant pour la bonne cause. 
 — Ne va-t-on point s’en apercevoir ? — Et comment s’en apercevrait-on ? s’écria madame de Bouville. Ils sont blonds l’un et l’autre ; à cet âge tous les enfants se ressemblent, et se transforment d’un jour sur le lendemain. Qui connaît le roi, en vérité ? Messire de Joinville, qui n’y voit rien, le régent, qui n’y voit guère, et le connétable qui s’y connaît mieux en chevaux qu’en nouveau-nés. 
 — La comtesse d’Artois ne va-t-elle point s’étonner qu’il n’ait plus la trace des fers ? 
 — Sous le bonnet et la couronne, comment le verrait-elle ? 
 — Et le jour ne luit guère, de surcroît. Il va presque falloir allumer les cierges, ajouta Bouville en désignant la fenêtre et la triste lumière de novembre. 
  Marie ne fit pas davantage de résistance. Au fond, l’idée de cette substitution l’honorait assez et elle ne prêtait à Bouville que de bons desseins. Elle prit plaisir à habiller son enfant en roi, à le langer de soie, à lui passer le manteau bleu semé de fleurs de lis d’or et à le coiffer du bonnet sur lequel était cousue une minuscule couronne, tous objets du trousseau préparé avant la naissance. 
 — Qu’il va être beau, mon Jeannot ! disait Marie. Une couronne, Seigneur ! Une couronne ! Il faudra la rendre à ton roi, tu sais, il faudra la lui rendre. 
  Elle agitait son enfant comme une poupée devant le berceau de Jean Ier . 
 — Voyez, Sire, voyez votre frère de lait, votre petit serviteur qui va prendre votre place pour que vous n’attrapiez pas froid. 
  Et elle songeait : « Quand je raconterai tout cela bientôt à Guccio… Quand je lui dirai que son fils a été présenté aux barons… L’étrange vie que nous avons, et que je ne changerais pour nulle autre ! Comme j’ai bien fait de l’aimer, mon Lombard ! » 
  Sa voix fut coupée par un long gémissement venu de la pièce voisine. « La reine, mon Dieu… pensa Marie. J’oubliais la reine. » Un écuyer entra, annonçant l’approche du régent et des barons. Madame de Bouville se saisit de l’enfant de Marie. 
 — Je le porte dans la chambre du roi, dit-elle, et l’y remettrai après la cérémonie, jusqu’au départ de la cour. Vous, Marie, ne bougez point d’ici avant que je revienne, et si quiconque pénétrait, malgré la garde que nous allons mettre, affirmez bien que cet enfant que vous avez avec vous est le vôtre.

Demain ‘’La loi des mâles’’ 3ème partie – ch 4 – ‘’Mes Sires voyez le roi’’.

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