X
LES CLOCHES DE REIMS
Quelques heures plus tard, allongé sur un lit
de parade décoré des armes de France, Philippe, dans une longue
robe de velours vermeil et les mains jointes à hauteur de la
poitrine, attendait les évêques qui devaient le conduire à la
cathédrale. Le premier chambellan, Adam Héron, lui aussi
somptueusement habillé, se tenait debout auprès du lit. Le pâle
matin de janvier répandait dans la chambre une lueur laiteuse. On
frappa à la porte.
— Qui demandez-vous ? dit le chambellan.
— Je
demande le roi.
— Qui le veut ?
— Son frère. Philippe et Adam
Héron se regardèrent, surpris et mécontents.
— Bon. Qu’il
entre, dit Philippe en se redressant légèrement.
— Vous disposez
de bien peu de temps, Sire… fit remarquer le chambellan.
Le roi
l’assura que l’entretien ne durerait guère. Le beau Charles de
La Marche portait une tenue de voyage. Il venait d’arriver à Reims
et ne s’était arrêté qu’un instant au logis du comte de
Valois. Il y avait du courroux sur son visage et dans son pas. Tout
irrité qu’il fût, la vision de son frère, revêtu de pourpre et
ainsi étendu dans une pose hiératique, lui en imposa ; il marqua un
temps d’arrêt, les yeux arrondis. « Comme il voudrait être à ma
place ! » pensa Philippe. Puis, à haute voix :
— Vous voici donc,
mon bon frère. Je vous sais gré d’avoir compris votre devoir et
de faire mentir les méchantes langues qui prétendaient que vous ne
seriez pas à mon sacre. Je vous sais gré. Maintenant, courez à
vous vêtir, car vous ne pouvez paraître ainsi. Vous allez être en
retard.
— Mon frère, répondit La Marche, il me faut d’abord
vous entretenir de choses importantes.
— De choses importantes, ou
de choses qui vous importent ? L’important, pour l’heure, est de
ne point faire attendre le clergé. Dans un instant les évêques
vont venir me prendre.
— Eh bien, ils patienteront ! s’écria
Charles. Chacun, à tour de rôle, trouve votre oreille pour
l’écouter et en tirer profit. Il n’est que moi dont vous semblez
ne point vouloir tenir compte ; cette fois vous m’entendrez !
—
Alors causons, Charles, dit Philippe en s’asseyant au bord du lit.
Mais je vous avertis que nous aurons à être brefs.
La Marche eut un
mouvement qui voulait dire : « Nous verrons, nous verrons » ; et il
prit un siège, s’efforçant de se gonfler et de tenir le menton
haut. « Ce pauvre Charles ! pensa Philippe. Voilà qu’il veut
jouer les manières de notre oncle Valois ; il n’en a pas
l’épaisseur. »
— Philippe, reprit La Marche, je vous ai, à
maintes reprises, demandé de me conférer la pairie, et d’accroître
mon apanage ainsi que mon revenu. Vous l’ai-je demandé, oui ou non
?
— Avide famille… murmura Philippe.
— Et vous m’avez
toujours opposé tête sourde. À présent, je vous le dis pour
l’ultime fois ; je suis venu à Reims, mais je n’assisterai tout
à l’heure à votre sacre que si j’y ai siège de pair. Sinon, je
m’en repars.
Philippe le regarda un moment sans rien dire, et sous
ce regard, Charles se sentit diminuer, fondre, perdre toute sûreté
de soi et toute importance. En face de leur père Philippe le Bel, le
jeune prince, naguère, éprouvait la même sensation de sa propre
insignifiance.
— Un instant, mon frère, dit Philippe qui se leva
et alla parler à Adam Héron, retiré dans un angle de la pièce.
—
Adam, demanda-t-il à voix basse, les barons qui ont été quérir la
sainte ampoule à l’abbaye de Saint-Rémy sont-ils de retour ?
—
Oui, Sire, ils sont déjà à la cathédrale, avec le clergé de
l’abbaye.
— Bien. Alors les portes de la ville… comme à Lyon.
Et de la main il fit trois gestes à peine perceptibles, qui
signifiaient : les herses, les barres, les clefs.
— Le jour du
sacre, Sire ? murmura Héron stupéfait.
— Justement, le jour du
sacre. Et faites diligence.
Le chambellan sorti, Philippe revint vers
le lit.
— Alors, mon frère, que me demandiez-vous ?
— La pairie,
Philippe.
— Ah ! Oui… la pairie. Eh bien, mon frère, je vous
l’accorderai, je vous l’accorderai volontiers ; mais pas
sur-le-champ, car vous avez trop clamé vos désirs. Si je vous
cédais ainsi, on dirait que j’agis non par volonté mais par
contrainte, et chacun se croirait autorisé à se comporter comme
vous. Sachez donc qu’il n’y aura plus d’apanages créés ou
accrus avant que n’ait été rendue l’ordonnance qui déclarera
inaliénable aucune partie du domaine royal.
— Mais enfin,
vous n’avez plus besoin de la pairie de Poitiers ! Que ne me la
donnez-vous ? Convenez que ma part est insuffisante !
—
Insuffisante ? s’écria Philippe que la colère commençait à
gagner. Vous êtes né fils de roi, vous êtes frère de roi ;
croyez-vous vraiment que la part soit insuffisante pour un homme de
votre cervelle et pour les mérites que vous avez ?
— Mes mérites
? dit Charles.
— Oui, vos mérites, qui sont petits. Car il faut
bien finir par vous le dire en face, Charles : vous êtes un benêt.
Vous l’avez toujours été et vous ne vous améliorez point avec
l’âge. Déjà, quand vous n’étiez qu’enfant, vous sembliez si
niais à tous, et si peu développé d’esprit, que notre mère
elle-même en avait mépris, la sainte femme ! Et vous appelait «
l’oison. » Rappelez-vous, Charles : « l’oison ». Vous l’étiez
et vous l’êtes resté. Notre père vous appela maintes fois à son
Conseil ; qu’y avez-vous appris ? Vous bayiez aux mouches, pendant
qu’on débattait les affaires du royaume et je ne me rappelle pas
qu’on ait jamais entendu de vous une parole qui n’ait fait
hausser les épaules à notre père ou à messire Enguerrand.
Croyez-vous donc que je tienne tant à vous rendre plus puissant,
pour le beau secours que vous m’iriez porter, alors que depuis six
mois vous ne cessez de jouer contre moi ? Vous aviez tout à obtenir
par un autre chemin. Vous vous pensez de forte nature, et comptez
qu’on va ployer devant vous ? Nul n’a oublié la piteuse figure
que vous montrâtes à Maubuisson, quand vous étiez à bêler : «
Blanche, Blanche ! » et à pleurer votre outrage devant toute la
cour.
— Philippe ! Est-ce à vous de me dire cela ? s’écria La
Marche en se dressant, le visage décomposé. Est-ce à vous dont la
femme…
— Pas un mot contre Jeanne, pas un mot contre la reine !
coupa Philippe la main levée. Je sais que pour me nuire, ou pour
vous sentir moins seul dans votre infortune, vous continuez à
clabauder vos mensonges.
— Vous avez innocenté Jeanne parce que
vous vouliez garder la Bourgogne, parce que vous avez fait passer,
comme toujours, vos intérêts avant votre honneur. Mais, à moi non
plus, mon épouse infidèle n’a peut-être pas fini de servir.
—
Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire ce que je dis ! répliqua
Charles de La Marche. Et je vous déclare derechef que si vous voulez
me voir tout à l’heure au sacre, j’y veux être assis sur un
siège de pair. Autrement, je m’en repars !
Adam Héron rentra dans
la chambre et avertit le roi, d’une inclinaison de tête, que ses
ordres avaient été transmis. Philippe le remercia de la même
manière.
— Allez-vous-en donc, mon frère, dit-il. Une seule
personne aujourd’hui m’est nécessaire : l’archevêque de
Reims. Vous n’êtes point archevêque ? Alors partez, partez si
cela vous plaît.
— Mais pourquoi, s’écria Charles, pourquoi
notre oncle Valois obtient-il toujours ce qu’il veut, et moi jamais
?
Par la porte entrouverte, on entendait les chants de la procession
qui approchait. « Quand je pense que si je venais à mourir, ce sot
deviendrait régent ! » se disait Philippe. Il posa la main sur
l’épaule de son frère.
— Quand vous aurez nui au royaume
d’aussi longues années que l’a fait notre oncle, vous pourrez
exiger d’être payé le même prix. Mais, grâces à Dieu, vous
êtes moins diligent dans la sottise.
Des yeux, il lui désigna la
porte, et le comte de La Marche sortit, livide, labouré de rage
impuissante, pour se heurter à un grand afflux de clergé. Philippe
regagna le lit et y reprit la position étendue, mains croisées,
paupières closes. Des coups furent frappés contre la porte ; cette
fois, c’étaient les évêques qui cognaient de leurs crosses.
—
Qui demandez-vous ? dit Adam Héron.
— Nous demandons le roi,
répondit une voix grave.
— Qui le veut ?
— Les pairs évêques.
Les vantaux furent ouverts et les évêques de Langres et de Beauvais
entrèrent, mitre en tête et reliquaire au col. Ils s’approchèrent
du lit, aidèrent le roi à se lever, lui présentèrent l’eau
bénite, et, tandis qu’il s’agenouillait sur un carreau de soie,
dirent l’oraison. Puis Adam Héron posa sur les épaules de
Philippe un manteau de velours écarlate semblable à celui de sa
robe.
Et soudain éclata une querelle de préséance. Normalement, le
duc-archevêque de Laon devait prendre place à droite du roi. Or le
siège de Laon, à l’époque, était sans titulaire. L’évêque
de Langres, Guillaume de Durfort, était censé remplacer cet absent.
Mais Philippe désigna l’évêque de Beauvais pour tenir la droite.
Il avait deux raisons à cela : d’une part l’évêque de Langres
avait accueilli un peu trop facilement les anciens Templiers dans son
diocèse, en leur donnant des places de clercs ; d’autre part,
l’évêque de Beauvais était un Marigny, le troisième frère,
très habile prélat toujours disposé à servir le pouvoir à
condition d’en retirer honneur et profit. Ne l’avait-il pas
prouvé moins de deux ans auparavant en siégeant au tribunal chargé
de condamner son aîné Enguerrand ? Philippe ne l’estimait pas,
mais savait qu’il lui fallait se le concilier.
— Je suis
évêque-duc ; c’est à moi de tenir la dextre, disait Guillaume de
Durfort.
— Le siège de Beauvais est plus antique que celui de
Langres, répondait Marigny.
Leurs visages commençaient à rougir
sous les mitres.
— Messeigneurs, le roi décide, dit Philippe.
Et
Durfort dut se ranger à gauche. « Un mécontent de plus », pensa
Philippe. Ils descendirent ainsi, parmi les croix, les cierges et les
fumées d’encens, jusqu’à la rue où toute la cour, la reine en
tête, était déjà formée en cortège. On gagna la cathédrale.
D’immenses clameurs s’élevaient sur le passage du roi. Philippe
était assez pâle et plissait ses yeux myopes. La terre de Reims lui
paraissait devenue soudain étrangement dure au pas ; il avait
l’impression de marcher sur du marbre. Au portail de la cathédrale,
il y eut un arrêt pour de nouvelles oraisons ; puis, dans le fracas
des orgues, Philippe avança dans la nef vers l’autel, vers la
grande estrade, vers le trône où, enfin, il s’assit.
Son premier
geste fut pour désigner à la reine le siège préparé à la droite
du sien. L’église était comble. Philippe n’apercevait qu’une
mer de couronnes, d’épaules brodées, de joyaux, de chasubles
étincelant sous les cierges. Un firmament humain s’étendait à
ses pieds. Il ramena son regard vers de plus proches parages, et
tourna la tête, à droite et à gauche, pour distinguer les
présences sur l’estrade.
Charles de Valois était là, et Mahaut
d’Artois, monumentale, ruisselante de brocarts et de velours ; elle
lui sourit. Louis d’Évreux se tenait un peu plus loin. Mais
Philippe n’apercevait pas Charles de La Marche, ni non plus
Philippe de Valois que son père semblait également chercher des
yeux. L’archevêque de Reims, Robert de Courtenay, alourdi par les
ornements sacerdotaux, se leva de son trône qui faisait face au
siège royal. Philippe l’imita et vint se prosterner devant
l’autel. Tout le temps que dura le Te Deum, Philippe se demanda : «
Les portes ont-elles été bien fermées ? Mes ordres ont-ils été
fidèlement suivis ? Mon frère n’est pas homme à rester au fond
d’une chambre pendant qu’on me couronne. Et pourquoi Philippe de
Valois est-il absent ? Que me préparent-ils ? J’aurais dû laisser
Galard dehors, pour qu’il soit mieux à même de commander ses
arbalétriers. »
Or, tandis que le roi s’inquiétait ainsi, son
frère cadet pataugeait dans un marais. En sortant, furieux, de la
chambre royale, Charles de La Marche s’était précipité au
logement des Valois. Il n’avait pas trouvé son oncle, déjà parti
pour la cathédrale, mais seulement Philippe de Valois qui achevait
de se préparer et auquel il avait conté, hors d’haleine, ce qu’il
appelait « la félonie » de son frère. Fort liés, parce que fort
proches par leurs goûts et leurs natures, les deux cousins
s’entendaient bien à se monter réciproquement la tête.
— S’il
en est ainsi, je n’assisterai pas non plus au sacre. Je pars avec
toi, avait déclaré Philippe de Valois avec la satisfaction
d’affirmer une indépendance à l’égard du roi, de la cour et de
son propre père. Là-dessus, de rassembler leurs escortes et de se
diriger fièrement vers une porte de la ville. Leur superbe avait dû
s’incliner devant les sergents d’armes.
— Nul n’entre ni ne
sort. Ordre du roi.
— Même les princes de France ?
— Même les
princes ; ordre du roi.
— Ah ! Il veut nous contraindre ! s’était
écrié Philippe de Valois qui maintenant prenait l’affaire à son
compte. Eh bien, nous sortirons quand même !
— Comment veux-tu,
puisque les portes sont closes ?
— Feignons de rentrer à mon
logis, et laisse-moi agir.
La suite ressemblait à une équipée de
gamins. Les écuyers du jeune comte de Valois avaient été dépêchés
à chercher des échelles, vite dressées dans le fond d’une
impasse, en un endroit où les murs ne semblaient pas gardés. Et
voici les deux cousins, fesses en l’air, partis à l’escalade,
sans se douter que de l’autre côté s’étendaient les marécages
de la Vesle. Par cordes, ils descendirent dans le fossé. Charles de
La Marche perdit pied au milieu de l’eau boueuse et glacée ; il
s’y fût noyé si son cousin, qui avait six pieds de haut et les
muscles solides, ne l’eût à temps repêché. Puis ils
s’engagèrent, comme des aveugles, dans les marais. Il n’était
plus question pour eux de renoncer. Avancer ou reculer revenait au
même. Ils jouaient leur vie et en auraient pour trois grandes heures
à se tirer de ce bourbier. Les quelques écuyers qui les avaient
suivis barbotaient autour d’eux et ne se gênaient pas pour les
maudire à haute voix.
— Si jamais nous sortons de là, criait La
Marche pour soutenir son courage, je sais bien où j’irai, je sais
bien. À Château-Gaillard !
Philippe de Valois, ruisselant de sueur
malgré le froid, montra une tête stupéfaite au-dessus des roseaux
pourrissants.
— Tu tiens donc encore à Blanche ? demanda-t-il.
—
Je n’y tiens point, mais j’ai des choses à savoir d’elle. Elle
est la seule, elle est la dernière à pouvoir nous dire si la fille
de Louis est bâtarde, et si mon frère Philippe a été cocu comme
moi ! Avec son témoignage, je pourrai honnir mon frère, à mon
tour, et faire donner la couronne à la fille de Louis.
Le son des
cloches de Reims, battant à toute volée, parvenait jusqu’à eux.
— Quand je pense, quand je pense que c’est pour lui qu’on sonne
! disait Charles de La Marche, la moitié du corps dans la boue et la
main tendue vers la ville…
Dans la cathédrale, les chambellans
venaient de dévêtir le roi. Philippe le Long debout devant l’autel
n’avait plus sur le corps que deux chemises superposées, l’une
de fine toile, et l’autre de soie blanche, et largement ouvertes
sur la poitrine et sous les aisselles. Le roi, avant d’être
investi des signes de la majesté, se présentait à l’assemblée
de ses sujets comme un homme presque nu, et qui frissonnait. Tous les
attributs du sacre étaient déposés sur l’autel, à la garde de
l’abbé de Saint-Denis qui les avait apportés. Adam Héron prit
des mains de l’abbé les chausses, longs caleçons de soie brodés
de fleurs de lis, et aida le roi à les passer, ainsi que les
chaussures, également d’étoffe brodée. Puis Anseau de Joinville,
en l’absence du duc de Bourgogne, noua les éperons d’or aux
pieds du roi, et les enleva aussitôt. L’archevêque bénit la
grande épée, qu’on prétendait être celle de Charlemagne, et la
soulevant par le baudrier la pendit au flanc du roi en récitant :
—
Accipe hunc gladium cum Dei benedictione…
— Messire connétable,
approchez, dit le roi.
Gaucher de Châtillon s’avança et Philippe,
se défaisant du baudrier, lui remit l’épée. Jamais connétable,
dans toute l’histoire des sacres, n’avait mieux mérité de
tenir, pour son souverain, l’insigne de la puissance militaire. Ce
geste entre eux était plus que l’accomplissement d’un rite ; ils
échangèrent un long regard. Le symbole se confondait avec la
réalité. De la pointe d’une aiguille d’or, l’archevêque
prit, dans la sainte ampoule que lui tendait l’abbé de Saint-Rémy,
une parcelle de cette huile qu’on disait envoyée du ciel, et la
mêla de son doigt avec le chrême préparé sur une patène. Puis
l’archevêque oignit Philippe en le touchant au sommet de la tête,
à la poitrine, entre les épaules et aux aisselles. Adam Héron
rattacha les annelets et les agrappins qui fermaient les tuniques. La
chemise du roi serait plus tard brûlée, parce qu’elle avait été
effleurée de la sainte onction.
Le roi fut alors revêtu des
vêtements pris sur l’autel : d’abord la cotte de satin vermeil
brodée de fils d’argent, puis la tunique de satin bleu bordée de
perles et semée de fleurs de lis d’or, et, par-dessus, la
dalmatique de semblable tissu, et, par-dessus encore, le soq, grand
manteau carré agrafé sur l’épaule droite par une fibule d’or.
Philippe sentait progressivement ses épaules s’appesantir.
L’archevêque accomplit l’onction des mains, glissa au doigt de
Philippe l’anneau royal, lui mit le lourd sceptre d’or en la main
droite, la main de justice en la main gauche. Après une génuflexion
devant le tabernacle, le prélat enfin souleva la couronne, tandis
que le grand chambellan commençait l’appel des pairs présents.
—
Magnifique et puissant seigneur, le comte…
À cet instant précis,
une voix haute, impérieuse, s’éleva dans la nef :
— Arrête,
archevêque ! Ne couronne point cet usurpateur ; c’est la fille de
Saint Louis qui te le commande.
Un vaste remous parcourut
l’assistance. Toutes les têtes se tournèrent vers le point où
l’on avait crié. Sur l’estrade et parmi les officiants
s’échangeaient des regards anxieux. Les rangs de la foule
s’écartèrent.
Entourée de quelques seigneurs, une femme de
grande taille, belle encore de visage, le menton ferme, les yeux
clairs et coléreux, l’étroit diadème et le voile des veuves
posés sur une masse de cheveux presque blancs, marchait vers le
chœur. Sur son passage on chuchotait :
— C’est la duchesse Agnès
; c’est elle !
On tendait le cou pour la voir. On s’étonnait
qu’elle eût gardé si belle prestance et pas si ferme. Parce
qu’elle était la fille de Saint Louis, l’image qu’on se
faisait d’elle appartenait au lointain des âges ; on la croyait
une ancêtre, une ombre toute cassée dans un château de Bourgogne.
Soudain elle surgissait telle qu’elle était, réellement, une
femme de cinquante ans, encore pleine de vie et d’autorité.
—
Arrête, archevêque, répéta-t-elle quand elle ne fut plus qu’à
quelques pas de l’autel. Et vous tous écoutez… Lisez, Mello !
ajouta-t-elle pour son conseiller qui l’accompagnait.
Guillaume de
Mello déplia un parchemin et lut :
— « Nous, très noble dame
Agnès de France, duchesse de Bourgogne, fille de notre Sire le roi
Louis le saint, en notre nom et celui de notre fils, très noble et
puissant duc Eudes, nous adressons à vous, barons et seigneurs ici
présents ou dehors dans le royaume, pour faire défense que l’on
reconnaisse roi le comte de Poitiers qui n’est point héritier
légitime de la couronne, et protester qu’on diffère le sacre
jusqu’à tant qu’aient été reconnus les droits de Madame Jeanne
de France et de Navarre, fille et héritière du défunt roi et de
notre fille. »
L’angoisse augmentait sur l’estrade, et l’on
commençait à distinguer de mauvais murmures dans le fond de
l’église. La foule se tassait. L’archevêque semblait embarrassé
de la couronne, ne sachant s’il devait la reposer sur l’autel, ou
poursuivre. Philippe restait immobile, tête nue, impuissant, alourdi
de quarante livres d’or et de brocarts, et les mains encombrées de
la Puissance et de la Justice. Jamais il ne s’était senti aussi
démuni, aussi menacé, aussi seul. Un gantelet de fer l’étreignait
au creux de la poitrine. Son calme était effrayant. Accomplir un
seul geste, ouvrir la bouche en cet instant, entamer une controverse,
c’était courir au tumulte, et sans doute à l’échec. Il demeura
figé dans la gangue de ses ornements, comme si la bataille se
passait au-dessous de lui. Il entendait les pairs ecclésiastiques
chuchoter :
— Que devons-nous faire ?
Le prélat de Langres, qui
n’oubliait pas la vexation essuyée au lever, était d’avis
d’arrêter la cérémonie.
— Retirons-nous et débattons,
proposait un autre.
— Nous ne pouvons, le roi est déjà l’oint
du Seigneur, il est roi ; couronnez-le, répliquait l’évêque de
Beauvais.
La comtesse Mahaut se penchait vers sa fille Jeanne et lui
murmurait :
— La gueuse ! Elle mérite d’en crever.
De ses
paupières de tortue, le connétable fit signe à Adam Héron de
reprendre l’appel.
— Magnifique et puissant seigneur, le comte de
Valois, pair du roi, prononça le chambellan.
Toute l’attention
alors reflua vers l’oncle du roi. S’il répondait à l’appel,
Philippe avait gagné, car c’était la caution des pairs laïcs, du
pouvoir réel, que Valois apportait. S’il refusait, Philippe avait
perdu. Valois ne montrait guère d’empressement, et l’archevêque
attendait visiblement sa décision. Philippe alors esquissa quand
même un mouvement ; il tourna la tête vers son oncle ; le regard
qu’il lui adressa valait cent mille livres. La Bourgogne ne
paierait jamais autant. L’ex-empereur de Constantinople se leva, le
visage crispé, et vint se placer derrière son neveu. « Comme j’ai
bien fait de ne pas lésiner avec lui ! » pensa Philippe.
— Noble
et puissante Dame Mahaut, comtesse d’Artois, pair du roi, appela
Adam Héron.
L’archevêque éleva le lourd cercle d’or surmonté
d’une croix à la partie frontale, en prononçant enfin :
—
Coronet te Deus.
L’un des pairs laïcs devait aussitôt prendre la
couronne pour la maintenir au-dessus de la tête du souverain, et les
autres pairs y poser seulement un doigt symbolique. Déjà Valois
avançait les mains ; mais Philippe, d’un mouvement de son sceptre,
l’arrêta.
— Vous, ma mère, tenez la couronne, dit-il à Mahaut.
— Merci, mon fils, murmura la géante.
Elle recevait, par cette
désignation spectaculaire, le remerciement de son double régicide.
Elle prenait la place de premier pair du royaume, et la possession du
comté d’Artois lui était, avec éclat, confirmée.
— Bourgogne
ne s’incline point ! s’écria la duchesse Agnès.
Et, rassemblant
sa suite, elle marcha vers la sortie tandis que, lentement, Mahaut et
Valois reconduisaient Philippe à son trône. Quand il s’y fut
assis, les pieds reposant sur un coussin de soie, l’archevêque
déposa sa mitre et vint baiser le roi sur la bouche en disant :
—
Vivat rex in aeternum.
Les autres pairs ecclésiastiques et laïcs
imitèrent son geste en répétant :
— Vivat rex in aeternum.
Philippe se sentait las. Il venait de gagner sa dernière bataille,
après sept mois de luttes incessantes pour parvenir à ce pouvoir
suprême que nul maintenant ne pouvait plus lui disputer. Les cloches
fracassaient l’air pour sonner son triomphe ; dehors, le peuple
hurlait, lui souhaitant gloire et longue vie ; tous ses adversaires
étaient matés. Il avait un fils pour assurer sa descendance, une
épouse heureuse pour partager ses peines et ses joies. Le royaume de
France lui appartenait. « Comme je suis las, tellement las ! »
pensait Philippe.
À ce roi de vingt-cinq ans qui s’était imposé
par volonté tenace, qui avait accepté les bénéfices du crime et
qui possédait tous les caractères d’un grand monarque, rien, en
vérité, ne paraissait manquer. Le temps des châtiments allait
commencer.
FIN