J'ai
eu comme une sorte de faiblesse il y a deux soirs. Aujourd'hui vous
diriez un malaise vagal. Est-ce dû à tous ces souvenirs que j'ai
évoqués. Je ne sais! J'ai quand même 77 ans et j'ai beau être
encore assez fringant...Nous sommes restés ce soir à la maison;
nous dînons de moins en moins en ville. Je suis dans notre chambre.
Notre chambre? Enfin c'est plutôt celle d'Yvonne. On la dirait
sortie d'un film des années 30. Tout y est blanc avec des touches
pastel, un tapis de haute laine, des murs laqués, des voilages, des
tentures, un lustre en cristal de Bohème, des miroirs biseautés,
des appliques murales en verre soufflé à Murano, son portrait peint
par Van Dongen, de la soie, du satin, des broderies et un
lit...grand! Un vrai décor de théâtre. Et c'en était un!
Certaines nuits je l'ai entendue pousser de superbes vocalises et le
plus souvent il fallait que nous bissions, voire trissions la
représentation. Ma chambre est juste à côté et sans ressembler à
la cellule monacale de Monsieur Vincent elle est un peu moins... un
peu plus... austère. Mais notre baiser du soir se donne toujours
chez elle.
Je
l'entends dans la salle de bains se préparer pour sa nuit. Je pose
sur l'électrophone le disque d'Yvonne que vient de rééditer ''la
Voix de son maître'' sur lequel on trouve entre autres le pot-pourri
d'Alain Gerbault. Sa voix s'élève et le charme opère
immédiatement. Elle a toujours eu quelque chose de miraculeux. Moi,
si j'apprécie, je n'y connais rien techniquement mais à en croire
Reynaldo Hahn (quel délicieux ami) ''elle gâche le métier:
personne ne pourra jamais reprendre les rôles qu'elle a créés''.
Il se demandait ce qu'il devait le plus admirer : cette articulation
exemplaire, la transparence de son timbre, l'émission souvent
''baillée'' mais toujours soutenue, son legato, sa science
extraordinaire de la respiration. De ses défauts même elle faisait
des qualités. Elle avait paraît-il un goût prononcé pour les
notes tenues un peu trop longtemps, pour le ''portamento''. Mais
réécoutez-la dans ''Plaisir d'amour'' ou dans l'air de la lettre de
''Mozart''; elle nous offre des performances peu ordinaires. Elle
semble ne jamais respirer...On dit même qu'un soir elle a épuisé
le souffle d'un clarinettiste en tenant une note si longtemps...Noël
Coward qui écrivit pour elle ''Conversation Piece'' raconte que
lorsqu'il la vit au premier acte de ''l'Amour masqué'' assise dans
son lit chanter ''j'ai deux amants'' elle avait annihilé en lui
toute faculté critique.
De
1919 à 1932 elle fut monopolisée par Sacha Guitry. Elle fut de
toutes ses pièces et de ses opérettes. Jusqu'à 3 spectacles par
an. En vrac : Faisons un rêve, Mon Père avait raison, l'Amour
masqué, Mozart, Désiré, Mariette...Paris leur était une fête.
Leurs relations étaient riches, leurs amis spirituels, leurs villas
sur la Côte d'Azur ou à Biarritz, leur hôtel particulier dans le
parc Monceau, leurs voitures pleines de cylindrées, leurs voyages
dans la Cie Int. des Wagons-lits ou en 1ère classe ''luxe'' sur le
Normandie, leurs tableaux de Corot et Renoir, leurs engueulades
homériques...
Ils étaient formidablement complémentaires et je
pense qu'Yvonne a été celle qui a le mieux ''servi'' Sacha. Je ne
crois pas que le fameux mot sur leurs supposées froideur et raideur
soit authentique. Il me semble de trop mauvais goût pour être de
Sacha. Mais je reconnais Yvonne sous certaines de ses ''piques'' :
-
Son inconduite ne laissait rien à désirer; elle donnait tout.
-
Il faut s'amuser à mentir aux femmes, on a l'impression qu'on se
rembourse!
Et
ces deux-là qui sont tellement ''elle''.
-
Chéri, est ce que tu savais qu'oroscope, idrogène, ipocrite et
arpie ne sont pas dans le dictionnaire?
-
J'avais trouvé excellente l'idée qui t'était venue d'apprendre
l'anglais - mais j'aurais bien aimé aussi te voir apprendre le
français.
C'est
en 1931 que Sacha Guitry me propose de jouer dans sa pièce ''Franz
Hals''. Autour d'Yvonne je joue le mari cocu et lui l'amant.
Prémonition? Il me fait payer une faute que je n'ai pas encore
commise.
Je
sors de la Comédie Française, je commence à me faire un nom au
théâtre où je crée ''Marius '' de Pagnol. La version
cinématographique me propulse au rang de vedette de l'écran. Je
sais que je plais aux femmes, elles devinent que je les aime.
Beaucoup. Le coup de foudre fût immédiat et l'on ne pût garder
notre liaison secrète très longtemps. Le mot discrétion ne
figurait pas non plus dans le dictionnaire d'Yvonne. Ce ne fut pas
facile entre Yvonne et Sacha. Bien qu'elle n'en fut pas à son coup
d'essai si je puis dire, et que Sacha eut l'esprit, relativement
large, il acceptait difficilement d'être cocu, mais ne supportait
pas d'être trompé. Et là manifestement Yvonne sortait de sa zone
d'influence et semblait ne plus avoir besoin de lui
professionnellement. S'ils tombèrent assez rapidement d'accord sur
la nécessité de la séparation les négociations furent âpres sur
les conditions de cette séparation. C'était du style: ''Tout est à
toi! Donc j'ai droit à la moitié plus 15% parce que tu es un galant
homme''.
Tout finit par se régler dans les prétoires. Mais le fait
que Sacha eut rencontré une délicieuse jeune comédienne, brune aux
grands yeux bleus, au petit visage de chat, élégantissime, facilitât
grandement les choses. De mon côté, Berthe Bovy, ma femme, qui
avait l'âge d'être ma grande sœur fit ce qu'elle put pour retarder
l'échéance, mais elle s'aperçut vite qu'elle n'était pas de
taille. Nos divorces furent prononcés en 34.
A suivre...
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