vendredi 21 septembre 2018

La reine étranglée - 3àme partie - ch - 5 - Les assassins dans la prison



 

 
LES ASSASSINS DANS LA PRISON 
  Lorsque, en pleine nuit, Marguerite de Bourgogne entendit s’abaisser le pont-levis de Château-Gaillard et retentir dans l’enceinte les piétinements d’une chevauchée, elle ne crut point d’abord que ces sons étaient vrais. Elle avait tant attendu, tant rêvé cet instant, depuis qu’était partie sa lettre à Robert d’Artois, par laquelle elle souscrivait à sa déchéance, renonçait à tous ses droits comme à ceux de sa fille, en échange d’une libération promise et qui n’arrivait pas ! Nul ne lui avait répondu, ni Robert, ni le roi. Aucun messager n’était apparu. 
  Les semaines s’écoulaient dans un silence plus destructeur que la faim, plus épuisant que le froid, plus dégradant que la vermine. Marguerite, à présent, ne bougeait presque plus de son lit, souffrant d’une fièvre où l’âme avait autant de part que le corps, et qui la maintenait dans un état de conscience trouble. Les yeux grands ouverts sur les ténèbres de la tour, elle passait des heures à écouter son cœur battre à coups trop rapides. Le silence se peuplait de rumeurs inexistantes ; l’ombre était envahie de menaces tragiques qui venaient non plus de la terre, mais de l’au-delà. Le délire des insomnies désorganisait sa raison… Philippe d’Aunay, le beau Philippe, n’était pas mort tout à fait ; il marchait, jambes brisées, ventre sanglant, à côté d’elle ; elle étendait le bras vers lui et ne pouvait le saisir. Pourtant il l’entraînait sur le trajet qui va de la terre à Dieu, sans plus sentir la terre, et sans jamais voir Dieu. Et cette marche atroce durerait jusqu’au fond des temps, jusqu’au Jugement dernier. C’était peut-être, après tout, le Purgatoire… 
  — Blanche ! cria-t-elle, Blanche ! Ils arrivent ! 
  Car les cadenas, les verrous, les portes grinçaient vraiment au bas de la tour ; des pas nombreux résonnaient sur les marches de pierre. 
  — Blanche ! Tu entends ? 
  Mais la voix affaiblie de Marguerite, arrêtée par les épaisses fermetures qui, la nuit, séparaient les deux geôles, ne parvint pas à l’étage supérieur. La lumière d’une seule chandelle aveugla la reine prisonnière. Des hommes se pressaient dans l’embrasure de la porte ; Marguerite ne put les dénombrer ; elle ne voyait que le géant au manteau rouge, aux yeux clairs et au poignard d’argent qui s’avançait vers elle. 
  — Robert ! murmura-t-elle. Robert, enfin vous voici. 
  Derrière Robert d’Artois, un soldat portait un siège qu’il déposa auprès du lit. 
  — Alors, ma cousine, alors, dit Robert en s’asseyant, votre santé ne va pas à merveille, à ce qu’on me dit, et à ce que je vois. Vous souffrez ? 
  — Je souffre de tout, dit Marguerite ; je ne sais plus si je vis. 
  — Il était grand temps que j’arrive. Tout va bientôt être fini. Vos ennemis sont abattus. Êtes-vous en état d’écrire ? 
  — Je ne sais, dit Marguerite. 
  D’Artois, faisant approcher la lumière, observa plus attentivement le visage ravagé, asséché, les lèvres amincies de la prisonnière, et ses yeux noirs anormalement brillants et enfoncés, ses cheveux collés par la fièvre sur le front bombé. 
  — Au moins, pourrez-vous dicter la lettre que le roi attend. Chapelain ! appela-t-il en claquant des doigts. 
  Une robe blanche, fripée et maculée, un crâne beige, sortirent de la pénombre. 
  — L’annulation a-t-elle été prononcée ? demanda Marguerite. 
  — Comment le serait-elle, ma cousine, puisque vous vous êtes refusée à déclarer ce qu’on vous demandait ? 
  — Je n’ai pas refusé. J’ai accepté. J’ai tout accepté… Je ne sais plus. Je ne comprends plus. 
  — Qu’on aille chercher une cruche de vin pour la soutenir, dit d’Artois pardessus son épaule. 
  Des pas s’éloignèrent dans la chambre et dans l’escalier. 
  — Rassemblez vos esprits, ma cousine, reprit d’Artois. C’est maintenant qu’il faut accepter ce que je vais vous conseiller. 
  — Mais je vous ai écrit, Robert ; je vous ai envoyé une lettre, pour que vous la remettiez à Louis, et où je déclarais… tout ce que vous souhaitiez… que ma fille n’était point de lui… 
  Les murs, les visages lui semblaient vaciller autour d’elle. 
  — Quand ? demanda Robert. 
  — Mais voici longtemps… des semaines, deux mois il me semble, et j’attends depuis d’être délivrée… 
  — À qui avez-vous confié cette lettre ? 
  — Mais… à Bersumée. 
  Et soudain Marguerite pensa, affolée : « Ai-je vraiment écrit ? C’est affreux, je ne sais plus… je ne sais plus rien. » 
  — Demandez à Blanche, murmura-t-elle. 
  Il se fit un grand bruit auprès d’elle. Robert d’Artois s’était levé, et secouait quelqu’un par le collet en criant si fort que Marguerite avait peine à comprendre les mots. 
  — Mais, oui, Monseigneur, moi-même… je l’ai portée… répondait la voix affolée de Bersumée. 
  — Où l’as-tu remise ? À qui ?
  — Lâchez-moi, Monseigneur, lâchez-moi ! Vous m’étouffez. À Monseigneur de Marigny. J’ai obéi aux ordres. 
  Le capitaine de forteresse ne put esquiver le coup de poing qui l’atteignit en plein visage, un vrai coup de masse sous lequel il gémit et oscilla. 
  — Est-ce que je m’appelle Marigny ? hurlait d’Artois. Quand on te charge d’un pli pour moi, est-ce à un autre que tu dois le remettre ? 
  — Mais il m’avait affirmé, Monseigneur… 
  — Tais-toi, animal. Je m’occuperai de solder ton compte un peu plus tard ; et puisque tu es si fidèle à Marigny, je vais t’envoyer le rejoindre dans son cachot du Louvre, dit d’Artois. 
  Puis, revenant à Marguerite : 
.  — Je n’ai jamais reçu votre lettre, ma cousine. Marigny l’a gardée pour lui. 
  — Ah ! bien ! fit-elle. 
  Elle était presque rassurée ; au moins acquérait-elle la certitude d’avoir vraiment écrit. À ce moment, le sergent Lalaine entra, apportant la cruche demandée. Robert d’Artois se rassit, et regarda boire Marguerite. « Que ne me suis-je muni de poison ! se dit-il. C’eût été peut-être le moyen le plus facile. Je suis sot de n’y avoir point pensé… Ainsi, elle avait accepté ; et nous n’en avons rien su. Oui, tout cela est grande sottise, en vérité. Mais à présent, il est trop tard pour y rien changer. Et de toute manière, dans l’état où je la vois, il ne saurait lui rester de longues journées à vivre. » 
  Ayant soulagé sa colère contre Bersumée, il se sentait détaché et presque triste. Il se tenait, massif, les mains posées sur les cuisses, et entouré d’hommes de guerre armés jusqu’à la tête, devant ce grabat où gisait une femme épuisée. Pourtant avait-il assez détesté Marguerite lorsqu’elle était reine de Navarre et promise au trône de France ! Que n’avait-il tramé pour la perdre, multipliant intrigues, voyages, liguant contre elle et la cour d’Angleterre et la cour de France ? L’hiver dernier encore, si puissant baron qu’il fût, si misérable prisonnière qu’elle se trouvât, il l’eût volontiers broyée quand elle lui opposait son refus. Maintenant, son triomphe le conduisait plus loin qu’il n’eût voulu aller. Il n’éprouvait pas de pitié, seulement une espèce d’indifférence écœurée, de lassitude amère. Tant de moyens mobilisés contre un corps amaigri et malade, une pensée sans défense ! 
  La haine, en Robert, s’était éteinte soudain, parce qu’il ne rencontrait plus de résistance à la mesure de sa force. Il se prenait à regretter, oui, sincèrement, que la lettre ne lui fût pas parvenue, et mesurait l’absurdité des enchaînements du sort. Sans le zèle obtus de cet âne de Bersumée, Louis X, à l’heure présente, eût été déjà en mesure de se remarier, Marguerite installée en un couvent tranquille, et Marigny sans doute encore en liberté. Sinon même toujours au pouvoir. Nul n’eût été acculé aux solutions extrêmes, et lui-même, Robert d’Artois, ne se fût pas trouvé là, chargé d’exécuter une mourante. 
  — Ce veuvage est nécessaire, mais il doit s’accomplir dans le secret de la famille, lui avait dit Charles de Valois. 
  Et Robert avait accepté la mission, pour cette raison d’abord qu’elle lui donnerait barre désormais et sur Valois et sur le roi. De tels services se payent sans fin… Et puis le sort, à y mieux regarder, n’était absurde qu’en apparence ; chacun, par les actes que lui dictait sa propre nature, avait contribué à ce qu’il ne pût se dérouler autrement. « N’est-ce pas moi qui ai commencé cette affaire l’année dernière à Westminster ? Il me revient donc de la terminer. Mais aurais-je eu à la commencer si Marigny, pour conclure les mariages de Bourgogne, ne m’avait pas fait dépouiller du comté d’Artois au profit de ma tante Mahaut ? Et Marigny, à cette heure, se morfond au Louvre. » Le destin montrait quelque logique. 
  Robert s’aperçut que tout le monde dans la pièce le regardait, Marguerite de dessus son grabat, Bersumée qui se frottait la mâchoire, Lalaine qui avait repris la cruche, le valet Lormet adossé contre le mur dans la pénombre, le chapelain serrant une écritoire sur son ventre. Ils semblaient tous stupéfaits de le voir méditer. Le géant s’ébroua. 
  — Vous voyez, ma cousine, dit-il, combien Marigny est votre ennemi, comme il est notre ennemi à tous. Cette lettre volée nous en fournit une nouvelle preuve. Sans Marigny, je gage que vous n’auriez jamais été accusée, ni jugée, ni traitée de la sorte. Ce félon s’est ingénié à vous nuire, autant qu’à nuire au roi et au royaume. Mais aujourd’hui, il est arrêté, et je viens recueillir vos griefs contre lui afin de hâter à la fois la justice du roi et votre grâce. 
  — Que dois-je déclarer ? demanda Marguerite. 
  Le vin qu’elle avait bu lui faisait battre le cœur plus vite encore ; elle respirait de manière hachée, et se tenait la poitrine. 
  — Je vais dicter pour vous au chapelain, dit Robert. 
  Le dominicain en disgrâce s’assit par terre, la tablette à écrire posée sur ses genoux ; la chandelle posée à côté de lui éclairait d’en bas les trois visages. Robert sortit de son aumônière une feuille pliée, portant un texte noté qu’il lut au chapelain. 
  — « Sire, mon époux, je me meurs de chagrin et de maladie. Je vous supplie de m’accorder pardon, car si vous ne le faites pas vite…» 
  — Un instant, Monseigneur, je ne puis vous suivre, dit le chapelain ; je n’écris point comme vos clercs de Paris. 
  «… car, si vous ne le faites pas vite, je sens que j’ai bien peu à vivre et que l’âme va s’enfuir de moi. Tout est de la faute de messire de Marigny qui m’a voulu perdre dans votre estime et dans celle du feu roi par dénonciation dont je jure la fausseté, et qui m’a fait par odieux traitement réduire…» 
  — Monseigneur, puis-je… un instant encore. 
  Le chapelain cherchait son grattoir pour racler une aspérité du vélin. Robert dut attendre un moment, avant de reprendre et de terminer : 
  — «… réduire à la misère où je suis. Tout est venu de ce méchant homme. Je vous prie encore de me sauver de l’état où me voici et vous assure que je n’ai jamais cessé de vous être épouse obéissante dans la volonté de Dieu. » 
  Marguerite s’était soulevée un peu sur son grabat. Elle ne comprenait rien à l’énorme contradiction par laquelle on voulait maintenant qu’elle se proclamât innocente. 
  — Mais alors, mon cousin, mais alors, demanda-t-elle, tous les aveux que vous m’aviez demandés ? — Ils ne sont plus nécessaires, ma cousine, répondit Robert ; ce que vous allez signer ici remplacera tout. 
  Car l’important à présent, pour Charles de Valois, était de recueillir le plus de témoignages possible, vrais ou faux, contre Enguerrand. Celui-ci était de taille, qui offrait en outre l’avantage de laver, au moins d’apparence, le déshonneur du roi, et surtout de faire annoncer par la reine l’imminence de son propre trépas. En vérité, Messeigneurs de Valois et d’Artois étaient gens d’imagination ! 
  — Et Blanche, que va-t-elle devenir ? A-t-on pensé à Blanche ? 
  — Ne vous en souciez pas, dit Robert. Tout sera fait pour elle. 
  Marguerite traça son nom au bas du parchemin. Robert d’Artois, alors, se leva et se pencha au-dessus d’elle. Les assistants avaient reculé vers le fond de la pièce. Le géant posa la main sur l’épaule de Marguerite. Au contact de cette large paume, Marguerite sentit une bonne chaleur apaisante lui descendre dans le corps. Elle croisa ses mains décharnées sur les doigts de Robert, comme si elle craignait qu’il les retirât trop vite. 
  — Adieu, ma cousine, dit-il. Adieu. Je vous souhaite de bien reposer. 
  — Robert, demanda-t-elle à voix basse en renversant la tête pour chercher son regard, l’autre fois que vous êtes venu et m’avez voulu prendre, me désirez-vous vraiment ? 
  Nul homme n’est absolument mauvais. Robert d’Artois eut à ce moment l’une des rares paroles de charité qui eusse jamais passé ses lèvres. 
  « Oui, ma belle cousine, je vous ai bien aimé. » 
  Et il sentit qu’elle se détendait sous sa main, calmée, presque heureuse. Être aimée, être désirée avait été la vraie raison de vivre de cette reine, bien plus qu’aucune couronne. Elle vit son cousin s’éloigner d’elle en même temps que la lumière ; il lui paraissait irréel tant il était grand, et faisait songer, dans cette pénombre, au héros invincible des lointaines légendes. La robe blanche du dominicain, le bonnet de loup de Bersumée disparurent. Robert poussait son monde devant lui. Un instant il demeura sur le seuil, comme s’il éprouvait une hésitation et avait encore quelque chose à dire. Puis la porte se referma, l’obscurité redevint totale, et Marguerite avec émerveillement n’entendit pas l’habituel bruit des verrous. Ainsi, on ne la cadenassait plus, et l’omission de ce geste, pour la première fois depuis 350 jours, lui parut la promesse de la délivrance. Demain, on la laisserait descendre, et se promener à sa guise dans Château-Gaillard ; et puis, bientôt, une litière viendrait la prendre et l’emporter vers les arbres, les villes et les hommes… « Pourrais-je me mettre debout ? se disait-elle. Aurais-je la force ? Oh ! Oui, la force me reviendra ! » Son front, sa gorge, ses bras étaient brûlants ; mais elle guérirait, elle savait qu’elle guérirait. Elle savait aussi qu’elle ne pourrait pas dormir du reste de la nuit. Mais elle aurait l’espoir pour compagnie jusqu’à l’aube !   
  Soudain, elle perçu un bruit infime, pas même un bruit, cette sorte de froissement dans le silence Que produit le souffle d’un être vivant. Quelqu’un se tenait dans la pièce. 
  « Blanche ! cria-t-elle. Est-ce toi ? » 
  Peut-être avait-on déverrouillé aussi les fermetures du second étage. Pourtant, il ne lui semblait pas que la porte se fut rouverte. Et pourquoi sa cousine aurait-elle pris tant de précaution pour avancer ? À moins que… Blanche n’était pas devenue folle subitement… 
  « Blanche ! » répéta Marguerite d’une voix angoissée. 
  Le silence retomba, et Marguerite à un moment pensa que sa fièvre inventait des présences. Mais, l’instant d’après, elle entendit le même souffle retenu, plus près, et un très léger crissement sur le sol, comme celui que produisent les ongles d’un chien. On respirait à côté d’elle. C’était peut-être vraiment un chien, le chien de Bersumée entré sur les pas de son maître et oublié là. Ou bien des rats… les rats avec leurs petits pas d’hommes, leurs frôlements, leurs complots affairés, leur manière étrange de travailler la nuit à de mystérieuses tâches. À plusieurs reprises, les rats étaient apparus dans la tour, et Bersumée avait amené son chien, justement, pour les tuer. Mais on n’entend pas les rats respirer. Elle se dressa brusquement sur sa couche, le cœur affolé ; un objet de métal, arme ou boucle, venait de racler la pierre du mur. Les yeux désespérément ouverts, Marguerite interrogeait les ténèbres autour d’elle. 
  — Qui est là ? cria-t-elle. 
  De nouveau ce fut le silence. Mais elle savait à présent qu’elle n’était pas seule. Elle retenait elle aussi, inutilement, sa respiration. Une angoisse comme jamais elle n’en avait ressenti l’étreignait. Elle allait mourir dans quelques instants ; elle en avait l’intolérable certitude ; et l’horreur qu’elle éprouvait dans cette attente de l’inadmissible se doublait de l’horreur de ne savoir comment elle allait mourir, ni en quelle place son corps allait être frappé, ni quelle était la présence invisible qui s’approchait d’elle le long du mur. Une forme ronde, un peu plus noire que la nuit, heurta soudain le lit. Marguerite poussa un hurlement que Blanche de Bourgogne, à l’étage au-dessus, perçut à travers les pierres et qu’elle se souviendrait toujours d’avoir entendu. 
  Le cri fut tranché court. Deux mains avaient rabattu le drap sur la bouche de Marguerite, et le tordaient autour de sa gorge. Le crâne maintenu contre une épaisse poitrine, les bras battant l’air et tout le corps luttant pour tenter de se délivrer, Marguerite râlait à bruits étouffés. L’étoffe qui lui emprisonnait le cou se resserrait comme un collier de plomb brûlant. La reine suffoquait. Ses yeux s’emplirent de feu ; d’énormes cloches de bronze se mirent à battre dans ses tempes. Mais le tueur possédait un tour de main bien à lui ; la corde des cloches se cassa brusquement, et Marguerite tomba dans le gouffre obscur, sans parois et sans terme.   
  Quelques minutes plus tard, dans la cour de Château-Gaillard, Robert d’Artois, qui gagnait du temps en buvant un gobelet de vin avec ses écuyers, vit Lormet s’approcher de lui et feindre de sangler son cheval. Les torches avaient été éteintes ; le jour allait poindre. Hommes et montures flottaient dans une brume grise. 
  — C’est fait, Monseigneur, murmura Lormet. 
  — Point de traces ? demanda Robert à voix basse.   
  — Je ne pense pas, Monseigneur. La face ne sera pas noire ; j’ai rompu les os du col. Et j’ai remis le lit en ordre. 
  — Cela n’était point travail aisé. 
  — Vous savez bien que je suis comme les chouettes, Monseigneur ; j’y vois la nuit. 
  D’Artois, s’étant hissé en selle, appela Bersumée.
   — J’ai trouvé Madame Marguerite bien mal en point, lui dit-il. Je crains fort, à voir son état, qu’elle ne dure pas la semaine. Si elle venait à trépasser, voici les ordres : tu cours à Paris sans autre allure que le galop, et tu te présentes tout droit chez Monseigneur de Valois, pour lui apprendre la nouvelle à lui le premier, et à lui seul. Chez Monseigneur de Valois, tu m’as bien entendu. Tâche cette fois à ne pas te tromper d’adresse, et sache clore ton bec. Rappelle-toi que ton Monseigneur de Marigny est en prison, et que tu pourrais bien avoir une place dans la fournée qui s’apprête pour les potences du roi.   
  L’aube commençait à paraître derrière la forêt des Andelys, soulignant d’une mince lueur, entre le gris et le rosé, l’horizon des arbres. En bas, le fleuve miroitait faiblement. Robert d’Artois, descendant de la falaise de Château-Gaillard, sentait sous lui les mouvements réguliers de son cheval dont les flancs tièdes frémissaient contre ses bottes. Il s’emplit les poumons d’un grand coup d’air matinal. 
  — C’est bon tout de même d’être vivant, murmura-t-il. 
  — Oui, Monseigneur, c’est bon, répondit Lormet. Pour sûr, ça va être une belle journée de soleil. 

Demain chapitre 6 Le chemin de Montfaucon 

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