CHÂTEAU-GAILLARD
Planté sur un éperon crayeux, au-dessus du
bourg du Petit-Andelys, Château-Gaillard dominait,
commandait toute la Haute-Normandie. La
Seine, à cet endroit, décrit une large boucle
dans les prairies grasses ; Château-Gaillard
surveillait dix lieues de fleuve, aval et amont.
Richard Cœur de Lion l’avait fait bâtir,
cent vingt ans plus tôt, au mépris des
traités, pour défier le roi de France. Le voyant
achevé, dressé sur la falaise, à six cents pieds
de hauteur, et tout blanc dans sa pierre
fraîchement taillée, avec ses deux enceintes,
ses ouvrages avancés, ses herses, ses créneaux, ses barbacanes,
ses treize tours, son gros donjon, Richard s’était écrié :
-Ah ! Ceci me paraît un château bien
gaillard.
Et l’édifice ainsi avait reçu son nom.
Tout était prévu dans les défenses de ce
gigantesque modèle d’architecture militaire,
l’assaut, l’attaque frontale ou tournante,
l’investissement, l’escalade, le siège, tout, sau la trahison.
Sept ans seulement après sa
construction, la forteresse tombait aux mains de
Philippe Auguste, en même temps que celui-ci enlevait au souverain anglais le
duché de Normandie. Depuis lors, Château-Gaillard avait
été utilisé moins comme place de guerre que
comme prison. Le pouvoir y enfermait des
adversaires dont la liberté était intolérable
pour l’État, mais dont la mise à mort
eût pu susciter des troubles, ou créer des
conflits avec d’autres puissances. Qui
franchissait le pont-levis de cette citadelle
avait peu de chances de revoir le monde.
Les corbeaux tout le jour croassaient sous
les toitures ; la nuit les loups venaient
hurler jusqu’au pied des murs.
En
novembre 1314, Château-Gaillard, ses
remparts et sa garnison d’archers ne
servaient qu’à garder deux femmes, l’une de
vingt et un ans, l’autre de dix-huit, Marguerite
et Blanche de Bourgogne, deux princesses de France, belles-filles de
Philippe le Bel, décrétées de réclusion perpétuelle pour
crime d’infidélité envers leurs époux.
C’était le dernier
matin du mois, et l’heure de la messe.
La chapelle se trouvait dans la
deuxième enceinte. Elle prenait assise sur la
roche. Il y faisait sombre, il y faisait
froid ; les murs, sans aucun ornement, suintaient.
Trois sièges seulement y étaient
disposés, deux à gauche qu’occupaient les
princesses, un à droite pour le capitaine de
la forteresse, Robert Bersumée. Derrière, les
hommes d’armes se tenaient debout, alignés, montrant le même
ennui, la même indifférence que s’ils avaient été rassemblés pour
la corvée de fourrage. La neige qu’ils
transportaient à leurs semelles fondait autour d’eux, en
flaques jaunâtres. Le chapelain tardait à commencer l’office. Dos
à l’autel, il frottait ses doigts gourds, aux ongles ébréchés.
Un imprévu, visiblement,
perturbait sa pieuse routine.
-Mes frères, dit-il, il nous faut ce
jour élever nos prières avec grand-ferveur et grand-solennité.
Il s’éclaircit la voix et hésita, troublé par
l’importance même de ce qu’il avait à annoncer.
- Messire Dieu vient de rappeler à
lui l’âme de notre bien-aimé roi Philippe. C’est
dure affliction pour tout le royaume…
Les deux princesses tournèrent l’une vers
l’autre leurs visages enserrés dans les béguins
de grosse toile bise.
— Que ceux qui lui firent tort ou injure
en aient pénitence au cœur, continua le
chapelain ; que ceux qui lui gardaient grief
en son vivant implorent pour lui la
miséricorde dont chaque homme qui meurt,
grand ou petit, a égal besoin devant le tribunal de Nôtre-Seigneur…
Les deux princesses étaient tombées à
genoux, courbant la tête pour cacher leur
joie. Elles ne sentaient plus le froid,
elles ne sentaient plus leur angoisse ni
leur misère. Une immense onde d’espérance
les parcourait ; et si, dans leur silence, elles
s’adressaient à Dieu, c’était pour le
remercier de les avoir délivrées de leur
terrible beau-père. Depuis sept mois qu’on les avait enfermées à
Château-Gaillard, le monde leur envoyait enfin une bonne nouvelle.
Les hommes d’armes, dans le fond
de la chapelle,chuchotaient, s’agitaient, remuaient les pieds.
— Est-ce qu’on va donner à chacun de nous
un sou d’argent ?
— Parce que le roi est mort ?
— Cela se fait, à ce qu’on m’a dit.
— Mais non, pas pour la mort ; pour
le sacre du nouveau roi, peut-être bien.
— Et comment va-t-il s’appeler maintenant,
le roi ?
— Est-ce qu’il va faire la guerre, qu’on
change un peu de pays ?…
Le capitaine de la forteresse se retourna et
leur lança d’une voix rude :
— Priez !
La
nouvelle lui posait des problèmes. Car
l’aînée des prisonnières était l’épouse du prince
qui devenait roi aujourd’hui. « Me voilà donc gardien de la
reine de France », se disait le capitaine.
Ce ne fut jamais une situation aisée
que d’être le geôlier de personnes royales.
Robert Bersumée devait à ces deux
condamnées qui lui étaient arrivées vers la
fin d’avril, la tête rasée, dans des chariots
tendus de noir et sous l’escorte de cent
archers, les plus mauvais moments de sa vie.
Deux femmes jeunes, trop jeunes
pour qu’on n’eût pas pitié d’elles… belles, trop belles,
même sous leurs informes robes de bure,
pour qu’on pût se défendre d’être ému en les approchant, jour
après jour, pendant
sept mois… Qu’elles allassent séduire un sergent de la
garnison, s’évader, ou bien que
l’une d’elles se pendît ou gagnât une maladie
mortelle, ou encore que leur survînt un retour
de fortune, et ce serait toujours lui,
Bersumée, qui serait en tort, réprimandé pour
trop de faiblesse ou trop de rigueur ; et,
dans tous les cas, cela ne lui vaudrait rien pour son avancement.
Or,
pas plus que ses prisonnières, il n’avait
envie de terminer ses jours dans une
citadelle battue des vents, mouillée des
brumes, construite pour contenir deux
mille soldats et qui n’en comptait plus que
cent cinquante, au-dessus de cette vallée de
Seine par où la guerre, depuis beau temps, ne passait plus.
L’office se déroulait ; mais personne
ne pensait ni à Dieu ni au roi ; chacun ne pensait qu’à soi.
— Requiem æternam dona ei Domine…,
entonnait le chapelain. Dominicain en disgrâce,
qu’un sort contraire et le goût du vin avaient fait
échouer à cette desserte de
prison, le chapelain, tout en chantant, se demandait si
le changement de règne
n’apporterait pas quelque modification dans sa propre
destinée. Il résolut de ne plus boire
pendant une semaine, pour mettre la
Providence dans son jeu et se préparer à
accueillir un événement favorable.
— Et lux perpétua luceat ei, répondait le
capitaine.
En
même temps il pensait : « On ne
saurait me faire de reproches. J’ai appliqué les
ordres que j’ai reçus, voilà tout ; mais je n’ai point infligé de
sévices. »
— Requiem æternam… reprenait le chapelain.
— Alors on va point même nous bailler un
setier de vin ? chuchotait le soldat
Gros-Guillaume au sergent Lalaine.
Quant
aux deux prisonnières, elles se
contentaient de remuer les lèvres, mais
n’osaient prononcer le moindre répons ; elles
eussent chanté trop haut et trop joyeusement.
Certes, ce jour-là, dans les
églises de France, il se trouvait beaucoup de gens pour
pleurer le roi Philippe, ou croire qu’ils le
pleuraient. Mais en vérité l’émotion,même chez
ceux-là, n’était qu’une forme d’apitoiement sur eux
mêmes. Ils s’essuyaient les yeux,
reniflaient, hochaient le front, parce que,avec
Philippe le Bel,
c’était leur temps vécu qui s’effaçait, toutes les années passées
sous son sceptre, presque un tiers de siècle dont
son nom resterait la référence. Ils pensaient
à leur jeunesse, prenaient conscience de leur vieillissement, et les
lendemains soudain leur semblaient incertains. Un roi, même à
l’heure qu’il trépasse, reste pour les autres
une représentation et un symbole.
La
messe achevée, Marguerite de Bourgogne, passant
pour sortir devant le capitaine de forteresse, lui dit :
— Messire, je souhaite vous entretenir
de choses importantes, et qui vous concernent.
Bersumée éprouvait une gêne chaque fois
que Marguerite de Bourgogne, lui parlant, le regardait dans les yeux.
— Je viendrai vous entendre, Madame,
répondit-il, aussitôt que j’aurai fait ma ronde.
Il ordonna
au sergent Lalaine de reconduire les prisonnières, en lui conseillant
à voix basse un redoublement tout à la fois d’égards
et de prudence.
La
tour où Marguerite et Blanche étaient
recluses ne se composait que de trois grandes
chambres rondes, superposées et identiques,
une par étage, avec chacune une cheminée à
hotte et un plafond voûté. Ces pièces étaient reliées par un
escalier en escargot qui tournait
dans l’épaisseur du mur. Un détachement de
gardes occupait en permanence la chambre du rez-de-chaussée.
Marguerite
logeait dans la pièce du premier étage, et Blanche dans celle du
second. La nuit, les princesses étaient séparées par des portes
épaisses qu’on cadenassait; dans la
journée, elles avaient le droit de communiquer.
Lorsque le sergent les eut raccompagnées,
elles attendirent que les gonds et les verrous
eussent grincé au bas des marches. Puis
elles se regardèrent et, du même
mouvement, coururent l’une vers l’autre en s’écriant :
— Il est mort, il est mort !
Elles s’étreignaient, dansaient, riaient et
pleuraient tout ensemble, et inlassablement elles répétaient :
— Il est mort !
Elles arrachèrent leurs béguins de toile et
libérèrent leurs cheveux courts, leurs cheveux de sept mois.
— Un miroir ! La première chose que je
veux, c’est un miroir, s’écria Blanche comme si
elle allait être libérée sur l’heure et déjà
n’avait plus à se soucier que de son apparence.
Marguerite était casquée de petites
boucles noires, tassées et crépues. Les cheveux
de Blanche avaient repoussé inégalement, par mèches
drues et pâles, pareilles à du chaume.
Les deux femmes se passaient les
doigts, instinctivement, sur la nuque.
— Crois-tu
que je pourrai être jolie à nouveau ?demanda Blanche.
—
Comme
je dois avoir vieilli, pour que tu me poses pareille question !
répondit Marguerite.
Ce
que les deux princesses avaient subi
depuis le printemps, le drame de Maubuisson, le jugement du roi, le
monstrueux supplice infligé devant elles à
leurs amants, sur la Grand-Place de Pontoise, les cris
orduriers de la foule, et puis cette demi-année de forteresse,
cette touffeur de l’été surchauffant les pierres,
ce froid glacial depuis qu’était arrivé l’automne, ce
vent qui gémissait sans répit dans
les charpentes, cette noire bouillie de sarrasin qu’on leur servait
aux repas, ces chemises aussi rugueuses que du crin qui ne
leur étaient changées que tous les deux
mois, ces jours interminables derrière une embrasure mince
comme une meurtrière et par laquelle, de quelque manière qu’elles
missent la tête, elles ne pouvaient rien apercevoir
que le casque d’un invisible archer passant et
repassant sur le chemin de ronde… tout cela avait trop fortement
altéré le caractère de Marguerite, elle le sentait, elle le
savait, pour ne pas lui avoir aussi modifié le visage.
Blanche, avec ses dix-huit ans et son
étrange légèreté qui la faisait glisser en un
instant de la désolation aux espoirs insensés,
Blanche qui pouvait soudain s’arrêter de
sangloter, parce qu’un oiseau chantait de l’autre côté du mur, et
s’écrier, émerveillée : « Marguerite ! Tu entends
? Un oiseau ! »… Blanche qui croyait aux signes, à tous les
signes, et qui faisait des rêves sans arrêt, comme
d’autres femmes font des ourlets,
Blanche, peut-être, si on la sortait de cette
geôle, serait capable de retrouver son teint, son regard et son cœur
d’autrefois ; Marguerite, jamais.
Depuis le début de sa captivité, elle
n’avait pas versé une seule larme, ni exprimé
non plus une seule pensée de remords. Le
chapelain, qui la confessait chaque semaine,
était effrayé de la dureté de cette âme.
Pas un moment Marguerite n’avait consenti à se reconnaître
responsable de son malheur ; pas un
moment elle n’avait admis que, lorsqu’on était petite-fille
de Saint Louis, fille du duc de Bourgogne, reine de Navarre et future
reine de France, se faire la maîtresse d’un
écuyer constituait un jeu périlleux, répréhensible,
qui pouvait coûter l’honneur et la liberté. Elle
s’était fait justice d’avoir été mariée à un
homme qu’elle n’aimait point. Elle ne se reprochait pas d’avoir
joué ; elle haïssait ses adversaires; et c’était
uniquement contre eux qu’elle tournait ses inutiles
colères,contre sa belle-sœur d’Angleterre
qui l’avait dénoncée, contre sa famille de
Bourgogne qui ne l’avait point défendue, contre
le royaume et ses lois, contre l’Église et ses
commandements. Et quand elle rêvait de la liberté, elle rêvait
aussitôt de vengeance. Blanche lui passa le bras autour du cou.
— Je suis sûre, ma mie, que nos malheurs
sont finis.
— Ils le seront, répondit Marguerite, à
condition que nous agissions habilement et promptement.
Elle avait un vague projet en tête, qui
lui était venu pendant la messe, et dont elle
ne savait pas où il la mènerait. Elle voulait,
de toute manière, mettre la situation à profit.
— Tu me laisseras parler seule à ce grand
éhanché de Bersumée, dont j’aimerais mieux voir la
tête au bout d’une pique que sur ses épaules, ajouta-telle.
Un moment après, les deux femmes
entendirent qu’on déverrouillait les portes.
Elles recoiffèrent leurs béguins. Blanche
alla se placer dans l’ébrasement de l’étroite fenêtre ;
Marguerite s’assit sur un escabeau, seul siège dont elle
disposât. Le capitaine de la forteresse entra.
— Je viens, Madame, ainsi que vous m’en
avez prié, dit-il.
Marguerite prit son temps, le regarda de la tête aux pieds, et dit :
— Messire
Bersumée, savez-vous qui, désormais, vous gardez ?
Bersumée détourna les yeux comme s’il cherchait un objet autour de lui.
—
Je
le sais, Madame, je le sais, répondit-il, et ne cesse d’y penser,
depuis ce matin que le chevaucheur qui allait vers Criquebœuf et
Rouen m’a fait éveiller.
— Voilà sept mois que je suis recluse
ici ; je n’ai point de linge, point de meubles, point de draps ;
je mange la même bouillie que vos archers, et je n’ai
qu’une heure de feu par jour.
— J’ai obéi
aux ordres de messire de Nogaret, Madame, répondit Bersumée.
— Guillaume de Nogaret est mort.
— Il m’avait envoyé les instructions du roi.
— Le roi Philippe est mort.
Devinant où Marguerite
voulait en venir, Bersumée répliqua :
— Mais Monseigneur de Marigny est
toujours vivant, Madame, qui commande la justice et les prisons comme
il commande toutes choses au royaume, et de qui je dépends pour
tout.
— Le chevaucheur de ce matin ne vous a
donc point porté de nouveaux ordres ?
— Aucun, Madame.
— Vous n’allez point tarder à en recevoir.
— Je les attends, Madame.
Robert
Bersumée paraissait plus âgé que ses trente-cinq ans.
Il offrait cette mine soucieuse,
bougonne, que prennent volontiers les soldats de carrière et qui,
à force d’être affectée,
que je ne puisse enfreindre les règlements qui m’ont été donnés.
Il sortit là-dessus, pour éviter d’avoir à discuter davantage.
— C’est un chien, s’écria Marguerite
lorsqu’il eut disparu, un chien de garde qui n’est bon qu’à
aboyer et à mordre.
Elle avait fait une fausse manœuvre et
rageait en parcourant la chambre ronde.
Bersumée, de son côté, n’était guère plus
satisfait. « Il faut s’attendre à tout,
quand on est le geôlier d’une reine », se
disait-il. Or s’attendre à tout, pour un
soldat de métier, c’est d’abord s’attendre à une inspection.
Demain chapitre 2 - Monseigneur Robert d'Artois
Demain chapitre 2 - Monseigneur Robert d'Artois
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