vendredi 7 septembre 2018

La reine étranglée - 2àme partie - ch 1 - Louis Hutin tient son premier conseil



LOUIS HUTIN TIENT SON PREMIER CONSEIL 

  Pendant seize ans, Marigny avait siégé au Conseil étroit, dont sept à la droite du roi. Pendant seize ans, il y avait servi le même prince, et pour faire prévaloir la même politique. Pendant seize ans il avait été certain d’y retrouver des amis fidèles et des subordonnés diligents. Il sut bien, ce matin-là, dès qu’il eut passé le seuil de la chambre du Conseil, que tout était changé. Autour de la longue table, les conseillers se tenaient en même nombre à peu près que de coutume et la cheminée répandait dans la pièce la même odeur de chêne brûlé. Mais les places étaient différemment distribuées, ou occupées par des personnages nouveaux. Auprès des membres de droit ou de tradition, tels les princes du sang ou le connétable Gaucher de Châtillon, Marigny n’apercevait ni Raoul de Presles, ni Nicole le Loquetier, ni Guillaume Dubois, légistes éminents, serviteurs fidèles de Philippe le Bel. Ils avaient été remplacés par des hommes tels qu’Étienne de Mornay, chancelier du comte de Valois, ou Béraud de Mercour, grand seigneur turbulent et l’un des plus violemment hostiles, depuis des années, à l’administration royale. Quant à Charles de Valois lui-même, il s’était attribué le siège habituel de Marigny. 
  Des vieux serviteurs du Roi de fer, seul demeurait, en dehors du connétable, l’ex-chambellan Hugues de Bouville, sans doute parce qu’il appartenait à la haute noblesse. Les conseillers issus de la bourgeoisie avaient été écartés. Marigny saisit d’un seul regard toutes les intentions d’offense et de défi dont témoignaient à son égard la composition et la disposition d’un tel Conseil. Il resta un moment immobile, la main gauche au collet de sa robe, sous son large menton, le coude droit serré sur son sac à documents, comme s’il pensait : « Allons ! Il va falloir nous battre ! » Et rassemblait ses forces. Puis, s’adressant à Hugues de Bouville, mais de façon à être entendu de tous, il demanda : 
  — Messire de Presles est-il malade ? Messires de Bourdenai, de Briançon et Dubois ont-ils été empêchés, que je ne vois aucun d’eux ? Ont-ils fait tenir excuse de leur absence ? 
  Le gros Bouville eut un instant d’hésitation et répondit, baissant les yeux : 
  — Je n’ai pas eu charge de réunir le Conseil. C’est messire de Mornay qui y a pourvu. 
  Se renversant un peu sur le siège qu’il venait de s’approprier, Valois dit alors, avec une insolence à peine voilée : 
  — Vous n’avez pas oublié, messire de Marigny, que le roi appelle au Conseil qui il veut, comme il veut, et quand il veut. C’est droit de souverain. 
  Marigny fut au bord de répondre que si c’était, en effet, le droit du roi de convier à son Conseil qui lui plaisait, c’était aussi son devoir de choisir des hommes qui s’entendissent aux affaires, et que les compétences ne se formaient pas du soir au matin. Mais il préféra réserver ses arguments pour un meilleur débat et s’installa, apparemment calme, en face de Valois, sur la chaise laissée vide à gauche du fauteuil royal. Il ouvrit son sac à documents, en sortit parchemins et tablettes qu’il rangea devant lui. Ses mains contrastaient, par leur finesse nerveuse, avec la lourdeur de sa personne. Il chercha machinalement, sous le plateau de la table, le crochet auquel d’ordinaire il pendait son sac, ne le trouva pas, et réprima un mouvement d’irritation. Valois conversait, d’un air de mystère, avec son neveu Charles de France. Philippe de Poitiers lisait, l’approchant de ses yeux myopes, une pièce que lui avait tendue le connétable et qui concernait un de ses vassaux. Louis d’Évreux se taisait. Tous étaient habillés de noir. Mais Monseigneur de Valois, en dépit du deuil de cour, était aussi superbement vêtu que jamais ; sa robe de velours s’ornait de broderies d’argent et de queues d’hermine qui le paraient comme un cheval de corbillard. Il n’avait devant lui ni parchemin ni tablette, et laissait à son chancelier le soin subalterne de lire et d’écrire ; lui se contentait de parler. 
  La porte qui donnait accès aux appartements s’ouvrit, et Mathieu de Trye parut, annonçant : 
  — Messires, le roi. 
  Valois se leva le premier et s’inclina avec une déférence si marquée qu’elle en devenait majestueusement protectrice. Le Hutin dit : 
  — Excusez, messires, mon retard… 
  Il s’interrompit aussitôt, mécontent de cette sotte déclaration. Il avait oublié qu’il était le roi, et qu’il lui appartenait d’entrer le dernier au Conseil. Il fut à nouveau saisi d’un malaise anxieux, comme la veille à Saint-Denis, et comme la nuit précédente dans le lit paternel. L’heure était venue, vraiment, de se montrer roi. Mais la vertu royale n’est pas une disposition qui se manifeste par miracle. Louis, les bras ballants, les yeux rouges, ne bougeait pas ; il négligeait de s’asseoir et de faire asseoir le Conseil. Les secondes passaient ; le silence devenait pénible. Mathieu de Trye eut le geste qu’il fallait ; il tira ostensiblement le fauteuil royal. Louis s’assit et murmura : 
  — Siégez, messires. 
  Il revit en pensée son père à cette même place et prit machinalement sa pose, les deux mains à plat sur les accoudoirs du fauteuil. Cela lui rendit un peu d’assurance. Se tournant alors vers le comte de Poitiers, il dit : 
  — Mon frère, ma première décision vous regarde. J’entends, lorsque le deuil de cour aura pris fin, vous conférer la pairie pour votre comté de Poitiers, afin que vous soyez au nombre des pairs et m’aidiez à soutenir le poids de la couronne. 
  Puis, s’adressant à son second frère : 
  — À vous, Charles, j’ai vouloir de donner en fief et apanage le comté de la Marche, avec les droits et les revenus qui s’y attachent. 
  Les deux princes se levèrent et vinrent, de part et d’autre du siège royal, baiser chacun l’une des mains de leur aîné, en signe de merci. Les mesures qui les touchaient n’étaient ni exceptionnelles ni inattendues. L’attribution de la pairie au premier frère du roi constituait une sorte d’usage ; et d’autre part, il était su depuis longtemps que le comté de la Marche, racheté par Philippe le Bel aux Lusignan, irait au jeune Charles. Monseigneur de Valois ne s’en rengorgea pas moins, comme si l’initiative lui en revenait ; et il eut à l’adresse des deux princes un petit geste qui voulait exprimer : « Vous voyez, j’ai bien travaillé pour vous. » 
  Mais Louis X, pour sa part, n’était pas aussi satisfait, car il avait omis de commencer par rendre hommage à la mémoire de son père et de parler de la continuité du pouvoir. Les deux belles phrases qu’il avait préparées lui étaient sorties de l’esprit ; à présent il ne savait plus comment enchaîner. Un silence s’établit à nouveau, gênant et pesant. Quelqu’un manquait trop évidemment à cette assemblée : le mort. Enguerrand de Marigny regardait le jeune roi et attendait visiblement que celui-ci prononçât : « Messire, je vous confirme en vos charges de coadjuteur et recteur général du royaume…» Rien ne venant, Marigny fit comme si cela avait été dit, et demanda : 
  — De quelles affaires, Sire, désirez-vous être informé ? De la rentrée des aides et tailles, de l’état du Trésor, des arrêts du Parlement, de la disette qui sévit dans les provinces, de la position des garnisons, de la situation en Flandre, des requêtes présentées par vos barons de Bourgogne et de Champagne ? 
  Ce qui signifiait en clair : « Sire, voilà les questions dont je m’occupe, et bien d’autres encore, dont je pourrais vous égrener plus longtemps le chapelet. Pensez-vous être capable de vous passer de moi ? » Le Hutin se tourna vers son oncle Valois d’un air qui mendiait appui. 
  — Messire de Marigny, le roi ne nous a pas réunis pour ces affaires, dit Valois ; il les entendra plus tard. 
  — Si l’on ne m’avertit pas de l’objet du Conseil, Monseigneur, je ne puis le deviner, répondit Marigny. 
  — Le roi, messires, poursuivit Valois sans paraître attacher la moindre importance à la remarque, le roi souhaite vous entendre sur le premier souci qu’en bon souverain il doit avoir : celui de sa descendance et de la succession au Trône. 
  — C’est tout juste cela, messires, dit le Hutin en essayant un ton de grandeur. Mon premier devoir est de pourvoir à la succession, et pour cela il me faut une femme… 
  Et puis il resta court. Valois reprit la parole. 
  — Le roi considère donc qu’il doit, dès à présent, s’apprêter à rechoisir épouse, et son attention s’est portée sur Madame Clémence de Hongrie, fille du roi Carlo-Martello et nièce du roi de Naples. Nous souhaitons ouïr votre conseil avant d’envoyer ambassade. 
  Ce « nous souhaitons » frappa désagréablement plusieurs membres de l’assistance. Était-ce donc Monseigneur de Valois qui régnait ? Philippe de Poitiers inclina le visage vers le comte d’Évreux. 
  — Voilà donc, murmura-t-il, pourquoi l’on a commencé par me beurrer l’oreille avec la pairie. Puis, à voix haute : 
  — Quel est sur ce projet l’avis de messire de Marigny ? demanda-t-il. 
  Ce faisant, il commettait sciemment une incorrection envers son frère aîné, car il appartenait au souverain, et seulement à lui, d’inviter ses conseillers à donner leur opinion. Personne ne se fût aventuré à pareil manquement dans un conseil du roi Philippe. Mais aujourd’hui, chacun paraissait commander ; et puisque l’oncle du nouveau roi se donnait les gants de dominer le Conseil, le frère pouvait bien prendre les mêmes libertés. Marigny avança un peu son buste massif. 
  — Madame de Hongrie a sûrement de grandes qualités pour être reine, dit-il, puisque la pensée du roi s’est arrêtée sur elle. Mais à part qu’elle est la nièce de Monseigneur de Valois, ce qui bien sûr suffit à nous la faire aimer, je ne vois pas trop ce que son alliance apporterait au royaume. Son père Charles-Martel est mort voici longtemps, n’étant roi de Hongrie que de nom ; son frère Charobert… 
  À la différence de Charles de Valois il prononçait les noms à la française… 
  — … son frère Charobert est enfin parvenu l’autre année, après quinze ans de brigue et d’expéditions, à coiffer cette couronne magyare qui ne lui tient pas trop fort à la tête. Tous les fiefs et principautés de la maison d’Anjou sont déjà distribués parmi cette famille si nombreuse qu’elle s’étend sur le monde comme l’huile sur la nappe ; et l’on croirait bientôt que la famille de France n’est qu’une branche de la lignée d’Anjou. On ne peut attendre d’un semblable mariage aucun agrandissement du domaine, comme le souhaitait toujours le roi Philippe, ni aucune aide de guerre, car tous ces princes lointains sont assez occupés à se maintenir dans leurs possessions. En d’autres mots, Sire, je suis certain que votre père se fût opposé à une union dont la dot serait composée de plus de nuages que de terres. 
  Monseigneur de Valois était devenu rouge, et son genou s’agitait sous la table. Chacune des phrases de Marigny contenait une perfidie à son endroit. 
  — Vous avez beau jeu, messire, s’écria-t-il, à porter parole pour qui est au tombeau. Je vous opposerai, moi, que la vertu d’une reine vaut mieux qu’une province. Les belles alliances de Bourgogne que vous aviez si bien ourdies n’ont pas tourné à tel avantage qu’il faille vous prendre encore pour juge en la matière. Honte et chagrin, voilà ce qu’il en est résulté. 
  — Oui, cela est ainsi ! déclara brusquement le Hutin. 
  — Sire, répondit Marigny avec une nuance de lassitude et de mépris, vous étiez bien jeune quand votre mariage fut décidé par votre père ; et Monseigneur de Valois n’y paraissait point tellement hostile alors, ni non plus par la suite, puisque voici moins de deux ans il a choisi de marier son propre fils à la propre sœur de votre épouse, pour se rendre ainsi plus proche de vous. 
  Valois accusa le coup, et sa couperose se marqua davantage. Il avait cru, en effet, fort habile d’unir son fils aîné, Philippe, à la sœur cadette de Marguerite, celle qu’on appelait Jeanne la Petite, ou la Boiteuse, parce qu’elle avait une jambe plus courte que l’autre. Marigny poursuivait : 
  — La vertu des femmes est chose incertaine, Sire, autant que leur beauté est chose passagère ; mais les provinces restent. Le royaume, ces temps-ci, a gagné plus d’accroissement par les mariages que par les guerres. Ainsi Monseigneur de Poitiers détient la Comté-Franche ; ainsi… 
  — Ce conseil, dit brutalement Valois, va-t-il se passer à écouter messire de Marigny chanter sa propre louange, ou bien à pousser avant les volontés du roi ? 
  — Pour ce faire, Monseigneur, répliqua Marigny aussi vivement, il conviendrait de ne pas placer le chariot devant l’attelage. On peut rêver pour le roi de toutes les princesses de la terre, et je comprends bien que l’impatience le gagne ; encore faut-il commencer par le démarier de l’épouse qu’il a. Monseigneur d’Artois ne paraît pas vous avoir rapporté de Château-Gaillard les réponses que vous attendiez. L’annulation requiert donc qu’il y ait un pape… 
  — … ce pape que vous nous promettez depuis six mois, Marigny, mais qui n’est pas encore sorti d’un conclave introuvable. Vos envoyés ont si bien brimé et défenestré les cardinaux à Carpentras que ceux-ci se sont enfuis, soutanes retroussées, à travers la campagne. Vous n’avez pas là sujet d’afficher beaucoup votre gloire ! Si vous aviez marqué plus de modération, et un respect pour les ministres de Dieu qui vous est fort étranger, nous serions moins en peine. 
  — J’ai évité jusqu’à ce jour qu’on élise un pape qui ne fût que la créature des princes de Rome, ou de ceux de Naples, pour ce que le roi Philippe voulait justement un pape qui fût serviable à la France. 
  Les hommes épris de puissance sont avant tout poussés par la volonté d’agir sur l’univers, de faire les événements, et d’avoir eu raison. Richesse, honneurs, distinctions ne sont à leurs yeux que des outils pour leur action. Marigny et Valois appartenaient à cette espèce-là. Ils s’étaient toujours affrontés, et seul Philippe le Bel avait su tenir à bout de bras ces deux adversaires, se servant au mieux de l’intelligence politique du légiste, et des qualités militaires du prince du sang. Mais Louis X était dépassé par le débat et totalement impuissant à l’arbitrer. 
  Le comte d’Évreux intervint, tâchant à ramener les esprits au calme, et avança une suggestion qui pût concilier les deux partis. 
  — Si en même temps qu’une promesse de mariage avec Madame Clémence, nous obtenions du roi de Naples qu’il acceptât pour pape un cardinal français ? 
  — Alors certes, Monseigneur, dit Marigny plus posément, un tel accord aurait un sens ; mais je doute fort qu’on y parvienne. 
  — Nous ne risquons rien à essayer. Envoyons une ambassade à Naples, si tel est le vœu du roi. 
  — Assurément, Monseigneur. 
  — Bouville, votre conseil ? dit brusquement le Hutin pour se donner l’air de prendre l’affaire en main. 
  Le gros Bouville sursauta. Il avait été excellent chambellan, attentif à la dépense et majordome exact, mais son esprit ne volait pas très haut ; et Philippe le Bel ne s’adressait guère à lui, en Conseil, que pour lui commander de faire ouvrir les fenêtres.   
— Sire, dit-il, c’est une noble famille, où vous iriez prendre épouse, et où l’on maintient fort les traditions de chevalerie. Nous aurions honneur à servir une reine… 
  Il s’arrêta, interrompu par un regard de Marigny qui semblait dire : « Tu me trahis, Bouville ! » Entre Bouville et Marigny existaient de vieux et solides liens d’amitié. C’était chez le père de Bouville, Hugues II, grand chambellan d’alors, et qui devait être tué sous les yeux de Philippe le Bel à Mons-en-Pévèle, que Marigny avait commencé de servir en qualité d’écuyer ; et, au long de son extraordinaire ascension, il s’était toujours montré fidèle au fils de son premier seigneur. Les Bouville appartenaient à la très haute noblesse. La fonction de chambellan, sinon celle de grand chambellan, était chez eux, depuis un siècle, quasi héréditaire. Hugues III, qui avait succédé à son frère Jean, qui lui-même avait succédé à leur père, Hugues II, était, par nature et par atavisme, si dévoué serviteur de la couronne, et si ébloui de la grandeur royale, que lorsque le roi lui parlait, il ne savait qu’approuver. Que le Hutin fût un sot et un brouillon ne faisait pas de différence ; et, dès l’instant qu’il était le roi, Bouville s’apprêtait à reporter sur lui tout le zèle qu’il avait témoigné à Philippe le Bel. 
  Cet empressement reçut immédiatement sa récompense, car Louis X décida que ce serait Bouville qu’on enverrait à Naples. Le choix surprit, mais ne suscita point d’opposition. Valois, s’imaginant qu’il réglerait tout secrètement par lettres, estimait qu’un homme médiocre, mais docile, était juste l’ambassadeur qui lui convenait. Tandis que Marigny pensait : « Envoyez donc Bouville. Il a autant d’aptitude à négocier qu’en aurait un enfant de cinq ans. Vous verrez bien les résultats. » Le bon serviteur, tout rougissant, se trouva ainsi chargé d’une haute mission, qu’il n’attendait pas. 
  — Rappelez-vous, Bouville, que nous sommes en besoin d’un pape, dit le jeune roi. 
  — Sire, je n’aurai que cette idée en tête. 
  Louis X prenait soudain de l’autorité ; il aurait voulu que son messager fût déjà en route. Il poursuivit : 
  — Au retour vous passerez en Avignon, et ferez en sorte de hâter ce conclave. Et puisque les cardinaux, paraît-il, sont gens qu’on doit acheter, vous vous ferez pourvoir d’or par messire de Marigny. 
  — Où prélèverai-je cet or, Sire ? demanda ce dernier. 
  — Eh mais… sur le Trésor, bien évidemment ! 
  — Le Trésor est vide, Sire, c’est-à-dire qu’il y reste à peine suffisance pour honorer les paiements d’ici la Saint-Nicolas, et attendre de nouvelles rentrées, mais rien de plus. 
  — Comment, le Trésor est vide, messire ? s’écria Valois. Et vous ne l’avez pas dit plus tôt ? 
  — Je voulais commencer par-là, Monseigneur, mais vous m’en avez empêché. 
  — Et pourquoi, à votre avis, sommes-nous dans cette pénurie ? 
  — Parce que les tailles d’impôt rentrent mal quand on les prend sur un peuple en disette. Parce que les barons, comme vous le savez le premier, Monseigneur, rechignent à payer les aides. Parce que le prêt consenti par les compagnies lombardes a servi pour régler aux mêmes barons les soldes de la dernière expédition de Flandre, cette expédition que vous aviez si fort conseillée… 
  — … et que vous avez voulu clore de votre chef, messire, avant que nos chevaliers aient pu y trouver gloire, et nos finances profit. Si le royaume n’a pas tiré avantage des hâtifs traités que vous êtes allé conclure à Lille, j’imagine qu’il n’en fut pas de même pour vous, car votre habitude n’est point de vous oublier dans les marchés que vous passez. J’en ai subi l’apprentissage à mon détriment. 
  Ces derniers mots faisaient allusion à l’échange de leurs seigneuries respectives de Gaillefontaine et de Champrond auquel ils avaient procédé, quatre ans plus tôt, à la demande de Valois d’ailleurs, et dans lequel celui-ci s’était jugé dupé. Leur grande brouille datait de là. 
  — Il n’empêche, dit Louis X, que messire de Bouville doit être mis en chemin au plus tôt. 
  Marigny ne parut pas avoir entendu que le roi parlait. Il se leva, et l’on eut la certitude que quelque chose d’irréparable allait se produire. 
  — Sire, j’aimerais que Monseigneur de Valois éclairât ce qu’il vient de dire au sujet des conventions de Lille et de Marquette, ou bien qu’il retirât ses paroles. 
  Quelques secondes s’écoulèrent sans qu’il y eût aucun bruit dans la chambre du Conseil. Puis Monseigneur de Valois à son tour se leva, faisant tressauter les queues d’hermine qui lui ornaient les épaules et la taille. 
  — Je déclare devant vous, messire, ce que chacun prononce dans votre dos, à savoir que les Flamands vous ont acheté le retrait de nos bannières, et que vous avez ensaché pour vous des sommes qui eussent dû revenir au Trésor. 
  Les mâchoires contractées, son visage grumeleux blanchi par la colère, et les yeux regardant comme au-delà des murs, Marigny ressemblait à sa statue de la Galerie mercière. 
  — Sire, dit-il, j’ai entendu aujourd’hui plus qu’un homme d’honneur ne saurait entendre en toute sa vie. Je ne tiens mes biens que des bontés du roi votre père, dont je fus en toutes choses le serviteur et le second pendant seize années. Je viens d’être devant vous accusé de détournement, et de commerce avec les ennemis du royaume. Puisque nulle voix ici, et la vôtre avant toutes, Sire, ne s’élève pour me défendre contre pareille vilenie, je vous demande de nommer commission afin de faire vérifier mes comptes, desquels je suis responsable devant vous, et devant vous seul. 
  Les princes médiocres ne tolèrent qu’un entourage de flatteurs qui leur dissimulent leur médiocrité. L’attitude de Marigny, son ton, sa présence même, rappelaient trop évidemment au jeune roi qu’il était inférieur à son père. S’emportant lui aussi, Louis X s’écria : 
  — Soit ! Cette commission sera nommée, messire, puisque c’est vous-même qui le demandez. 
  Par cette parole, il se séparait du seul homme capable de gouverner à sa place et de diriger son règne. La France allait payer pendant de longues années ce mouvement d’humeur. Marigny ramassa son sac à documents, le remplit, et se dirigea vers la porte. Son geste irrita un peu plus le Hutin, qui lui lança : 
  — Et jusque-là, vous voudrez bien ne plus avoir affaire avec notre Trésor. 
  — Je m’en garderai bien, Sire, dit Marigny depuis le seuil. Et l’on entendit ses pas décroître dans l’antichambre. Valois triomphait, presque surpris de la rapidité de cette exécution. 
  — Vous avez eu tort, mon frère, lui dit le comte d’Évreux ; on ne force point un tel homme, et de telle sorte. 
  — J’ai eu grand-raison, mon frère, répliqua Valois, et bientôt vous m’en saurez gré. Ce Marigny est un mal sur le visage du royaume, qu’il fallait se hâter de faire crever. 
  — Mon oncle, demanda Louis X revenant impatiemment à son seul souci, quand mettrez-vous en chemin notre ambassade auprès de la cour de Naples ? 
  Aussitôt que Valois lui eut promis que Bouville partirait dans la semaine, il leva le conseil. Il était mécontent de tout et de tous, parce qu’en vérité, il était mécontent de lui-même.

Demain 2ème partie chapitre 2 Enguerrand de Marigny 

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