TROISIÈME
PARTIE
LE
PRINTEMPS DES CRIMES
I
LA
FAMINE
La
misère des hommes de France fut plus grande cette année-là qu’elle
ne l’avait été depuis cent ans, et le fléau des siècles passés,
la famine, réapparut. À Paris, le prix du boisseau de sel atteignit
dix sous d’argent et le setier de froment se vendit jusqu’à
soixante sous, taux jamais atteints. Cet anormal enchérissement
résultait, certes, en premier lieu, de la désastreuse récolte de
l’été précédent ; mais il était dû aussi pour une bonne part
à la désorganisation de l’administration, à l’agitation que
les ligues baronniales entretenaient en plusieurs provinces et qui
rendaient les échanges difficiles, à la panique des gens qui
avaient engrangé par peur de manquer, à l’avidité enfin des
spéculateurs.
Février est le plus terrible mois à franchir durant
les années de disette. Les dernières provisions de l’automne sont
épuisées, de même que la résistance des corps et des âmes. Le
froid s’ajoute à la faim. C’est le mois où l’on meurt le
plus. Les gens désespèrent de revoir jamais le printemps, et ce
désespoir chez les uns se tourne en abattement et chez les autres en
haine. À prendre trop souvent le chemin du cimetière chacun se
demande quand viendra son tour. Dans les campagnes, on mangeait les
chiens qu’on ne pouvait plus nourrir, et l’on chassait les chats
redevenus sauvages. Faute de fourrage, le bétail crevait et l’on
se battait autour des rebuts d’équarrissage. Des femmes
arrachaient l’herbe gelée pour la dévorer. On savait que l’écorce
de hêtre faisait une meilleure farine que l’écorce de chêne. Des
adolescents se noyaient chaque jour sous la glace des étangs pour
avoir voulu y prendre du poisson. Il n’y avait presque plus de
vieillards. Les menuisiers, hâves et surmenés, clouaient sans
relâche des cercueils. Les moulins étaient muets. Des mères folles
berçaient des cadavres d’enfants. Parfois on assiégeait un
monastère ; mais l’aumône était sans pouvoir quand il ne restait
rien à acheter que des suaires. Parfois, des hordes titubantes
montaient des champs vers les bourgs dans le vain rêve de s’y
faire donner du pain ; mais elles se heurtaient à d’autres hordes
d’affamés qui venaient de la ville et paraissaient avancer vers le
Jugement dernier.
Il en était ainsi dans les régions réputées
riches comme dans les régions pauvres, en Artois aussi bien qu’en
Auvergne, en Poitou comme en Champagne, en Bourgogne comme en
Bretagne, et même en Valois, en Normandie, en Beauce, et même en
Brie, et même en Ile-de-France.
Il en était ainsi à Neauphle et à
Cressay. La malédiction qui depuis un an accablait la famille royale
semblait s’être étendue pendant l’hiver au royaume tout entier.
Guccio, lorsqu’il était revenu d’Avignon à Paris en escortant
Bouville, avait bien traversé cette affliction. Mais logeant dans
les prévôtés ou les châteaux royaux, et muni de bon or pour
satisfaire aux prix démesurés des auberges, il avait regardé la
disette d’assez haut. Il ne s’en souciait pas davantage, une
semaine après son retour, en trottant sur la route de Paris à
Neauphle. Son manteau fourré était chaud, sa monture bien allante,
et il courait vers la femme qu’il aimait. Il polissait les phrases
par lesquelles il allait raconter à la belle Marie de Cressay
comment il avait parlé d’elle avec Madame Clémence de Hongrie,
bientôt peut-être reine de France, et comment son souvenir ne
l’avait pas quitté un seul jour… ce qui était d’ailleurs la
vérité. Car les infidélités fortuites n’empêchent pas de
songer, bien au contraire, à qui l’on est infidèle ; c’est même
la manière la plus fréquente qu’ont les hommes d’être
constants. Et puis il décrirait à Marie les splendeurs de Naples…
Il se sentait vêtu des prestiges du voyage et des hautes missions ;
il venait se faire aimer. Ce ne fut qu’au voisinage de Cressay,
parce qu’il connaissait bien le pays et lui vouait tendresse, que
Guccio commença d’ouvrir les yeux sur autre chose que sur
soi-même. Le désert des champs, le silence des hameaux, la rareté
des fumées qui s’élevaient des masures, l’absence d’animaux,
l’état de maigreur et de saleté des quelques hommes rencontrés,
et surtout leurs regards, donnèrent au jeune Toscan un sentiment de
malaise et d’insécurité. Et lorsqu’il pénétra dans la cour du
vieux manoir, au-dessus du ruisseau de la Mauldre, il eut l’intuition
du malheur. Pas un coq sur le fumier, pas un meuglement du côté des
étables, pas un aboi de chien. Le jeune homme avança sans que
quiconque, serviteur ou maître, parût à son approche. La maison
semblait morte.
« Sont-ils tous partis ? se demanda-til. Les a-t-on
saisis pendant mon absence ? Qu’est-il arrivé ? Ou bien la peste
aurait-elle sévi par ici ? » Il noua les rênes de son cheval à un
anneau du mur et entra dans le corps du logis. Il se trouva en face
de madame de Cressay.
— Oh ! Messire Guccio ! s’écria-t-elle. Il
me semblait bien… il me semblait bien… Vous voici donc…
Des
larmes étaient venues aux yeux de dame Eliabel, et elle prit appui
sur un meuble, comme si la surprise la faisait vaciller. Elle avait
maigri de vingt livres, et vieilli de dix ans. Elle flottait dans sa
robe qui naguère se tendait bien fort sur ses hanches et sa poitrine
; elle montrait une mine grise, et des joues affaissées sous sa
guimpe de veuve. Guccio, pour dissimuler sa surprise à la voir si
changée, regarda la grand-salle autour de lui. Auparavant on y
percevait une certaine dignité de vie seigneuriale maintenue malgré
de petits moyens ; aujourd’hui, tout y disait la misère sans
défense, le dénuement désordonné et poussiéreux.
— Nous ne
sommes point dans notre meilleur pour accueillir un hôte, dit
tristement dame Eliabel.
— Où sont vos fils ?
— À la chasse,
comme chaque jour.
— Et mademoiselle Marie ? demanda Guccio.
—
Hélas ! fit dame Eliabel en baissant les yeux.
— Qu’est-il
arrivé ? Dame Eliabel haussa les épaules, d’un geste de
désolation.
— Elle est si bas, dit-elle, si faible que je n’espère
plus qu’elle se relève jamais, ni même qu’elle atteigne Pâques.
— Quel mal a-t-elle ? dit Guccio avec une impatience anxieuse.
—
Mais le mal dont nous souffrons tous et dont on meurt à foison par
ici ! La faim, signor Guccio. Pensez donc, si de gros corps comme
l’était le mien sont tout épuisés, pensez au ravage que la faim
peut faire sur des filles encore à grandir ;
— Mais, par Dieu,
dame Eliabel, s’écria Guccio, je croyais que la disette ne
frappait que les pauvres gens !
— Et qui croyez-vous que nous
sommes, sinon de pauvres gens ? Ce n’est point parce que nous avons
la chevalerie et un manoir qui croule que nous sommes mieux lotis.
Tout notre bien, à nous petits seigneurs, est dans nos serfs et dans
le labeur que nous en tirons. Comment pourrions-nous attendre qu’ils
nous nourrissent, quand ils n’ont pas à manger pour eux-mêmes et
viennent mourir devant notre porte en nous tendant la main ? Nous
avons dû tuer notre bétail pour le partager avec eux. Ajoutez à
cela que le prévôt nous a obligés de lui fournir des vivres,
d’ordre du roi a-t-il dit, sans doute pour nourrir ses sergents,
car ceux-là sont toujours bien gras… Quand tous nos paysans seront
morts, que nous restera-t-il, sinon que d’en faire autant ? La
terre ne vaut rien ; elle ne vaut qu’autant qu’on la travaille,
et ce ne sont point les cadavres qu’on y enfouit qui la feront
produire… Nous n’avons plus ni valets ni servantes. Notre pauvre
boiteux…
— Celui que vous appeliez votre écuyer tranchant?
—
Oui, notre écuyer tranchant… dit-elle avec un sourire triste. Eh
bien, il est parti pour le cimetière l’autre semaine. Et tout à
l’avenant.
Guccio hocha la tête, d’un air de compassion. Mais
une seule personne, dans tout ce drame, lui importait.
— Où est
Marie ? demanda-t-il.
— Là-haut, dans sa chambre.
— Puis-je la
voir ?
— Venez.
Guccio la suivit dans l’escalier qu’elle gravit
d’un pas lent, marche à marche, en s’aidant de la corde de
chanvre qui pendait le long du pivot de la vis. Marie de Cressay
reposait sur un lit étroit, à l’ancienne mode, où les
couvertures n’étaient pas bordées et où les matelas et les
coussins étaient très élevés sous le buste, en sorte que la
personne allongée semblait sur un plan incliné, les pieds piquant
vers le sol.
— Messire Guccio… messire Guccio… murmura Marie.
Ses yeux étaient agrandis d’un cerne bleu ; ses longs cheveux
châtains et or étaient épars sur un oreiller de velours râpé
jusqu’à la trame. Ses joues amincies, son cou fragile,
présentaient une transparence inquiétante. L’impression de
rayonnement solaire qu’elle donnait auparavant s’était effacée,
comme si un grand nuage blanc fût passé au-dessus d’elle. Dame
Eliabel se retira, pour éviter de montrer ses larmes.
— Marie, ma
belle Marie, dit Guccio en s’approchant du lit.
— Enfin, vous
voilà ; enfin vous êtes de retour. J’ai eu si peur, oh ! si peur
de mourir sans vous revoir.
Elle regardait intensément Guccio, et
ses yeux contenaient une grande question inquiète. Inclinée comme
elle se trouvait par l’étrange entassement des matelas, elle ne
semblait pas absolument réelle, mais découpée dans quelque
fresque, ou plutôt dans un vitrail aux perspectives redressées.
—
De quoi souffrez-vous, Marie ? dit Guccio.
— De faiblesse, mon
bien-aimé, de faiblesse. Et puis de la grande crainte que vous
m’ayez abandonnée.
— J’ai dû aller en Italie pour le service
du roi, et partir si hâtivement que je n’ai pu vous en avertir.
—
Pour le service du roi… répéta-t-elle faiblement.
La grande
interrogation muette était toujours au fond de son regard. Et Guccio
se sentit brusquement honteux de sa bonne santé, de ses vêtements
fourrés, des semaines insouciantes passées en voyage, honteux même
du soleil de Naples, honteux surtout de la vanité qui l’emplissait
jusqu’à l’heure précédente pour avoir vécu parmi les
puissants de ce monde. Marie avança sa belle main amaigrie ; et
Guccio prit cette main ; et leurs doigts refirent connaissance,
s’interrogèrent et finirent par s’unir, entrecroisés dans ce
geste où l’amour se promet plus sûrement que par un baiser, comme
si les mains de deux êtres se liaient pour une même prière. La
question muette disparut alors du regard de Marie. Elle ferma les
paupières et ils restèrent ainsi un moment sans parler.
— Il me
semble, à tenir vos doigts, que j’y puise force, dit-elle enfin.
—
Marie, voyez ce que je vous ai rapporté !
Il tira de son aumônière
deux plaques d’or fines et gravées, incrustées de perles et de
pierres cabochons, comme il était de mode alors dans les classes
riches d’en coudre aux cols des manteaux. Marie prit les plaques et
les éleva jusqu’à ses lèvres. Guccio eut un serrement de cœur,
car, un bijou, fût-il ciselé par le plus habile orfèvre de
Florence ou de Venise, n’apaise point la faim.
« Un pot de miel ou
de fruits confits eût été aujourd’hui un meilleur présent »,
pensat-il. Et une grande hâte d’agir le saisit.
— Je vais aller
chercher de quoi vous guérir, s’écria-t-il.
— Que vous soyez
là, que vous pensiez à moi, je ne demande rien d’autre…
Partez-vous déjà ?
— Je serai de retour dans peu d’heures.
Il
allait franchir la porte.
— Votre mère… sait-elle ? dit-il à
mi-voix.
Marie fit des paupières un signe négatif.
— Je n’ai
point voulu disposer de vous, répondit-elle. C’est à vous de
disposer de moi, si Dieu veut que je vive.
En redescendant dans la
grand-salle, Guccio trouva dame Eliabel en compagnie de ses deux fils
qui venaient de rentrer. Le visage creux, les yeux brillants de
fatigue, les vêtements déchirés et mal rapiécés, Pierre et Jean
de Cressay portaient eux aussi les marques de la détresse. Ils
témoignèrent à Guccio la joie qu’ils avaient de revoir un ami.
Mais ils ne pouvaient se défendre d’un peu d’envie et d’amertume
à contempler l’aspect prospère du jeune Lombard. « La banque,
décidément, se défend mieux que la noblesse », pensait Jean de
Cressay.
— Notre mère vous a raconté et puis vous avez vu Marie…
dit Pierre. Admirez notre chasse de ce matin. Un corbeau qui s’était
rompu la patte, et un mulot. L’honnête bouillon pour toute une
famille que l’on va faire avec cela ! Que voulez-vous ? Tout est
piégé. On a beau promettre le bâton aux paysans s’ils chassent
pour eux-mêmes, ils préfèrent recevoir le bâton et manger le
gibier. À leur place on en ferait autant. Il ne nous reste que trois
chiens…
— Les faucons milanais que je vous ai donnés l’automne
passé vous font-ils bon service, au moins ? demanda Guccio. Les deux
frères baissèrent les yeux d’un air gêné. Puis Jean, l’aîné,
se décida à dire en tirant sur sa barbe :
— Nous avons dû les
céder au prévôt Portefruit, pour qu’il consentît à nous
laisser notre dernier porc. D’ailleurs, nous n’avions plus de
quoi les acharner.
— Vous avez eu grandement raison, répondit
Guccio ; à l’occasion, je vous en procurerai d’autres.
— Ce
blaireau de prévôt, s’écria Pierre de Cressay, ne s’est point
fait meilleur, je vous jure, depuis la fois que vous nous avez tirés
de ses griffes. Il est à lui seul pire que la disette, et il en
double le mal.
— J’ai vergogne, messire Guccio, de la petite
chère que je vais vous offrir à partager, dit la veuve.
Guccio mit
à son refus beaucoup de délicatesse, alléguant qu’il était
attendu à son comptoir de Neauphle.
— Je vais faire en sorte aussi
de vous découvrir quelques victuailles, ajouta-til. Vous ne pouvez
continuer ainsi, et surtout votre fille.
— Nous vous avons moult
grâces de votre pensée, répondit Jean de Cressay, mais vous ne
trouverez rien, fors l’herbe au long des chemins.
. — Allons donc !
s’écria Guccio en frappant sur sa bourse. Je ne serais point
Lombard si je n’y réussissais.
— L’or même n’est plus
d’utilité.
— C’est bien ce que nous verrons.
Il était dit que
Guccio, à chacun de ses passages dans cette famille, y jouerait le
chevalier sauveur et non le créancier. Il ne songeait même plus à
la dette de trois cents livres jamais acquittée depuis la mort du
sire de Cressay. Il piqua vers Neauphle, persuadé que les commis du
comptoir Tolomei le tireraient d’affaire. « Tels que je les
connais, ils ont dû prudemment engranger, ou bien ils savent où se
fournir lorsqu’on a les moyens de payer ». Mais il surprit les
trois commis serrés autour d’un feu de tourbe ; ils avaient la
mine cireuse et le nez tristement pointé vers le sol.
— Depuis
deux semaines, tout trafic est arrêté, signor Guccio, lui déclara
le chef de comptoir. On ne fait même point une opération par jour.
Les créances ne rentrent pas, et il n’avancerait à rien
d’ordonner saisie ; on ne prend pas le néant… Des provisions de
bouche ?
Il haussa les épaules.
— Nous allons faire festin tout à
l’heure d’une livre de châtaignes, poursuivit-il, et nous en
lécher les lèvres pendant trois jours. Vous avez encore du sel à
Paris ? C’est le manque de sel surtout qui fait dépérir. Si vous
pouviez seulement nous en faire parvenir un boisseau ! Le prévôt de
Montfort en a, mais il ne veut point le distribuer. Ah ! Celui-là
n’est privé de rien, soyez-en certain ; il a rançonné tout
l’alentour comme pays en guerre.
— Mais c’est une vraie peste,
en vérité, que ce Portefruit ! s’écria Guccio. Je m’en vais
lui parler, moi. Je l’ai déjà maté une fois, ce voleur.
—
Signor Guccio… dit le chef du comptoir voulant, engager le jeune
homme à la prudence.
Mais Guccio était déjà dehors et remontait à
cheval. Un sentiment de haine comme il n’en avait jamais connu lui
écartelait la poitrine. Parce que Marie de Cressay était en train
de mourir de faim, il passait du côté des pauvres et des souffrants
; et à cela seul il eût pu s’apercevoir que son amour était
vrai. Lui, le Lombard, l’enfant de l’argent, il prenait
brusquement parti pour le clan de la misère. Il remarquait à
présent que les murs des maisons semblaient suer la mort. Il se
sentait solidaire de ces familles chancelantes qui suivaient des
cercueils, de ces hommes à la peau collée sur les pommettes et dont
les regards étaient devenus des regards de bêtes. Il allait planter
sa dague dans le ventre du prévôt Portefruit ; il y était décidé.
Il allait venger Marie, venger toute la province et accomplir un
geste de justicier. Il serait arrêté, bien sûr ; il voulait
l’être, et l’affaire irait loin. Son oncle Tolomei remuerait
ciel et terre ; messire de Bouville et Monseigneur de Valois seraient
avertis. Le procès viendrait devant le Parlement de Paris, et même
devant le roi. Et alors Guccio s’écrierait : « Sire, voilà
pourquoi j’ai tué votre prévôt…» Une lieue et demie de galop
lui calma un peu l’imagination. « Rappelle-toi, mon garçon, qu’un
cadavre ne paie pas d’intérêts », avait-il entendu répéter par
ses oncles banquiers, depuis sa petite enfance. Au bout du compte,
chacun ne se bat bien qu’avec les armes qui lui sont propres ;
Guccio, ainsi que tout Toscan aisé, savait assez convenablement
manier les lames courtes, mais ce n’était pas là sa spécialité.
Il ralentit donc à l’entrée de Montfort-l’Amaury, mit son
cheval et son esprit au calme, et se présenta à la prévôté.
Comme le sergent de garde ne lui montrait pas tout l’empressement
souhaité, Guccio sortit de dessous son manteau le saufconduit,
scellé du sceau royal, que Valois lui avait fait établir pour les
besoins de sa mission à Naples. Les termes en étaient assez larges…
« Je requiers tous baillis, sénéchaux et prévôts de porter aide
et assistance… » pour que Guccio pût l’utiliser encore.
—
Service du roi ! dit-il. À la vue du sceau royal, le sergent de la
prévôté devint aussitôt courtois et zélé, et courut ouvrir les
portes.
— Tu feras manger mon cheval, lui ordonna Guccio.
Les gens
sur lesquels nous avons eu une fois l’avantage se tiennent
généralement pour battus d’avance dès qu’ils se retrouvent en
notre présence. Veulent-ils regimber, cela ne change rien ; les eaux
coulent toujours dans le même sens. Ainsi en était-il entre
Portefruit et Guccio. Les sourcils ronds, les joues rondes, la panse
ronde, le prévôt, vaguement inquiet, roula plutôt qu’il ne
marcha au-devant de son visiteur. La lecture du sauf-conduit ne fit
que le troubler davantage. Quelles pouvaient bien être les fonctions
secrètes de ce jeune Lombard ? Venait-il enquêter, inspecter ? Le
roi Philippe le Bel avait ainsi de ces agents mystérieux qui sous le
couvert d’un autre métier parcouraient le royaume, faisaient leurs
rapports ; et puis soudain, une grille de prison s’ouvrait…
—
Ah ! Messire Portefruit, avant toute chose je veux vous apprendre,
dit Guccio, que je n’ai point parlé en haut lieu de cette affaire
de tailles de mutation, pour les sires de Cressay, qui nous donna
occasion de nous rencontrer l’autre année. J’ai bien admis qu’il
s’agissait d’une erreur. Ceci pour vous tranquilliser. Belle
manière, en effet, de rassurer le prévôt ! C’était lui dire en
clair, dès l’abord : « Je vous rappelle que je vous ai pris en
flagrant délit de prévarication, et que je puis le faire savoir
quand je voudrai. »
La face lunaire du prévôt pâlit un peu, ce
qui accentua, par opposition, la couleur vineuse de la tache de
naissance qui lui couvrait la tempe et une partie du front.
— Je
vous sais gré, messire Baglioni, de votre jugement, répondit-il. En
effet, c’était une erreur. D’ailleurs j’ai fait gratter les
livres.
— Ils avaient donc besoin d’être grattés ? remarqua
Guccio.
L’autre comprit qu’il venait de prononcer une sottise
dangereuse. Décidément ce jeune Lombard avait le don de lui
brouiller la tête.
— J’allais justement me mettre à dîner,
dit-il pour changer au plus vite de sujet. Me ferez-vous l’honneur
de partager…
Il commençait de se montrer obséquieux. L’habileté
commandait à Guccio d’accepter ; les gens ne se livrent jamais
mieux qu’à table. Et puis Guccio depuis le matin avait beaucoup
couru sans rien manger. Si bien qu’étant parti de Neauphle pour
tuer le prévôt, il se retrouva confortablement assis en face de
lui, et ne se servant de sa dague que pour trancher dans un cochon de
lait, rôti à point, et qui baignait dans une belle graisse dorée.
La chère que faisait le prévôt au milieu d’un pays en famine
était proprement scandaleuse. « Quand je pense, se disait Guccio,
que je suis venu quérir de quoi nourrir Marie, et que c’est moi
qui suis à goinfrer ! »
Chaque bouchée accroissait sa haine ; et
comme le prévôt, croyant se concilier son visiteur, présentait ses
meilleures provisions et ses vins les plus rares, Guccio, à chaque
rasade qu’on le forçait d’accepter, se répétait : « Il rendra
compte de tout cela, ce malfaiteur. J’agirai si bien que je
l’enverrai se balancer au bout d’une corde. » Jamais repas ne
fut dévoré avec plus d’appétit de la part de l’invité, et si
peu de bénéfice pour celui qui l’offrait. Guccio ne manquait pas
une occasion de mettre son hôte mal à l’aise.
— J’ai appris
que vous aviez acquis des faucons, messire Portefruit ? demanda-t-il
soudain. Avez-vous donc le droit de chasser comme les seigneurs ?
L’autre s’étrangla dans son gobelet.
— Je chasse avec les
seigneurs d’alentour, lorsqu’ils veulent bien m’y convier,
répondit-il vivement.
Il chercha une nouvelle fois à dévier le
cours de la conversation, et ajouta :
— Vous voyagez beaucoup, il
me semble, messire Baglioni ?
— Beaucoup, en effet, répondit
Guccio avec détachement. Je reviens d’Italie, où j’avais
affaire pour le compte du roi auprès de la reine de Naples.
Portefruit se rappela que, lors de leur première rencontre, c’était
d’une mission auprès de la reine d’Angleterre que Guccio
revenait. Ce jeune homme devait être bien puissant qui paraissait
surtout employé à courir vers les reines. En outre, il savait
toujours les choses qu’on eût préféré taire…
— Maître
Portefruit, les commis du comptoir que mon oncle possède à Neauphle
sont réduits à bien grande misère. Je les ai trouvés malades de
faim, et ils m’assurent qu’ils ne peuvent rien acheter, déclara
soudain Guccio. Comment expliquez-vous que sur un pays si ravagé par
la disette, vous imposiez des dîmes en nature, et passiez prendre et
saisir tout ce qu’il y reste à mâcher ?
— Eh ! Messire
Baglioni, c’est une grave question pour moi, et une grande
affliction, je vous le jure. Mais je dois obéir aux ordres de Paris.
Je suis tenu d’envoyer chaque semaine trois charrettes de vivres,
comme tous les autres prévôts de par ici, parce que Monseigneur de
Marigny craint l’émeute et veut tenir sa capitale en main. Comme
toujours, c’est la campagne qui souffre.
— Et quand vos sergents
ramassent de quoi emplir trois charrettes, ils peuvent aussi bien en
remplir quatre et vous en garder une.
L’angoisse afflua au cœur du
prévôt. Ah ! Le pénible dîner !
— Jamais, messire Baglioni,
jamais ! Qu’allez-vous penser ?
— Allons, allons, prévôt ! D’où
vient tout ceci ? s’écria Guccio en désignant la table. Les
jambons, que je sache, ne viennent pas tout seuls se pendre à votre
heurtoir. Et vos sergents ne sont pas prospères comme on les voit, à
seulement lécher la fleur de lis de leur bâton ?
« Si j’avais
su, pensa Portefruit, je l’aurais moins bien traité. »
— C’est
que, voyez-vous, répondit-il, si l’on veut maintenir l’ordre
dans le royaume, il faut nourrir honnêtement ceux qui ont charge d’y
veiller.
— Assurément, dit Guccio, assurément. Vous parlez comme
il faut. Un homme nanti d’un si haut office que le vôtre ne doit
point raisonner comme les gens du commun, ni ne saurait agir de leur
façon.
Il devenait soudain approbateur, amical, et paraissait se
rendre entièrement aux vues de son interlocuteur. Le prévôt, qui
avait bu à suffisance pour reprendre courage, donna dans le panneau.
— Ainsi pour les tailles d’impôts… reprit Guccio.
— Les
tailles ? dit le prévôt.
— Eh bien, oui ! Vous les avez en
fermage. Or il faut que vous viviez, que vous payiez vos commis…
Alors forcément vous devez prélever plus que ce qui vous est requis
par le Trésor. Comment vous y prenez-vous ? Vous doublez la taille,
n’est-ce pas ? C’est ce que font à ma connaissance tous les
prévôts.
— À peu près, dit Portefruit se laissant aller parce
qu’il pensait avoir affaire à quelqu’un d’averti. Nous y
sommes bien obligés. Déjà, pour avoir ma charge, j’ai dû
fourrer la paume à l’un des commis de Marigny.
— Un commis de
Marigny, vraiment ?
— Eh oui… et je continue de lui glisser une
coquette bourse à chaque Saint-Nicolas. Il me faut partager aussi
avec mon receveur, sans parler de ce que me regratte le bailli qui
est au-dessus de moi. Au bout du compte…
— … il ne vous reste
pas tellement pour vous-même, j’entends bien… Alors, prévôt,
vous allez me porter aide, et moi je vais vous proposer un marché où
vous ne perdrez point. Je suis en peine pour nourrir mes commis de
Neauphle. Chaque semaine vous leur délivrerez en sel, farine, fèves,
miel, et viande fraîche ou séchée, ce qui leur est de besoin et
qu’ils vous paieront au meilleur prix de Paris, avec encore un
petit surcroît de trois sols à la livre. Je me dispose même à
vous laisser vingt livres d’avance, dit-il en faisant sonner sa
bougette.
Le tintement de l’or acheva d’endormir la défiance du
prévôt. Il discuta un peu, pour la forme, les poids et les prix. Il
s’étonnait des quantités demandées par Guccio.
— Vos commis ne
sont que trois. Leur faut-il vraiment tant de miel et de pruneaux ?
Oh ! Je peux, je peux fournir…
Comme Guccio souhaitait emporter
sur-le-champ quelques provisions, le prévôt le conduisit dans sa
réserve qui ressemblait fort à un entrepôt. Maintenant que le
marché était conclu, à quoi bon dissimuler ? Et d’une certaine
manière, le prévôt éprouvait de la satisfaction à montrer,
impunément croyait-il, ses trésors alimentaires. Le nez en l’air,
les bras courts, il s’agitait parmi les sacs de lentilles et de
pois secs, humait les fromages, caressait de l’œil les chapelets
de saucisses. Bien qu’il eût passé deux heures à table, il
semblait que l’appétit lui fût déjà revenu. « Le gaillard
mériterait qu’on le vienne piller à coups de fourches », pensait
Guccio. Un valet prépara un fort paquet de victuailles qu’on
dissimula dans une toile, et que Guccio fit accrocher à sa selle.
—
Et si d’aventure, dit le prévôt en raccompagnant son hôte, vous
manquiez vous-même, à Paris…
— Je vous remercie, prévôt, je
m’en souviendrai. Mais sans doute ne tarderez-vous pas à me revoir.
Et, de toute façon, soyez sûr que je parlerai de vous comme il
faut.
Là-dessus Guccio repartit pour Neauphle, où il remit aux
trois commis, éblouis et salivants, la moitié de son butin.
— Il
en sera ainsi chaque semaine, leur dit-il. C’est chose convenue
avec le prévôt. De ce qu’il vous fournira, vous ferez deux parts,
l’une pour vous, l’autre qu’on viendra prendre de Cressay, ou
que vous y porterez, bien prudemment. Mon oncle s’intéresse fort à
cette famille qui est mieux en cour qu’elle n’en donne l’aspect
; qu’on veille donc à la ravitailler.
— Paieront-ils ces vivres
en espèces, ou bien faudra-t-il en augmenter leur créance ? demanda
le chef du comptoir.
— Vous tiendrez un compte à part que je
surveillerai.
Dix minutes plus tard Guccio arrivait au manoir et
posait au chevet de Marie de Cressay miel, fruits sèches et
confiseries.
— J’ai remis en bas, à votre mère, du porc salé,
des farines, du sel… Les yeux de la malade s’emplirent de larmes.
— Comment avez-vous réussi ?… Messire Guccio, vous êtes donc
magicien ? Du miel… oh ! Du miel…
— Je ferais bien plus pour
vous voir reprendre forces, et pour la joie d’être aimé de vous.
Chaque huit jours vous en recevrez autant par mes commis…
Croyez-moi, ajouta-t-il en souriant, c’est ouvrage moins difficile
que de débusquer un cardinal en Avignon.
Cela lui rappela qu’il
n’était point venu à Cressay uniquement pour y nourrir les
affamés ; et, profitant de ce qu’ils étaient seuls, il demanda à
Marie si le dépôt qu’il lui avait confié l’automne passé se
trouvait toujours à la même place, dans la chapelle.
— Je n’y
ai point touché, répondit-elle. J’avais grande inquiétude de
mourir sans savoir ce que je devais en faire.
— N’en soyez plus
en peine, je vais le reprendre. Et de grâce, si vous m’aimez, ne
songez plus à mourir !
— Plus maintenant, dit-elle en souriant à
son tour.
Il la laissa puisant dans le pot de miel, à petites
cuillerées, et d’un air d’extase. « Tout l’or du monde, tout
l’or du monde pour lui voir ce visage heureux ! Elle vivra, j’en
suis sûr. Elle est malade de faim, certes, mais surtout elle était
malade de moi », pensait-il avec la belle fatuité de la jeunesse.
Descendu dans la grand-salle il prit dame Eliabel à part pour lui
dire qu’il avait rapporté d’Italie d’excellentes reliques,
fort efficaces, et qu’il souhaitait prier dessus, seul dans la
chapelle, afin d’obtenir la guérison de Marie.
La veuve
s’émerveilla de ce qu’un jeune homme si dévoué, si allant, si
habile, fût en même temps si pieux. Guccio, ayant reçu la clef,
gagna la chapelle où il s’enferma ; il n’eut pas de peine à
retrouver la dalle, près de l’autel, la souleva, et, d’entre les
ossements effrités d’un lointain sire de Cressay, retira l’étui
de plomb qui contenait, outre le double des comptes du roi
d’Angleterre et de Monseigneur d’Artois, la pièce attestant les
malversations de l’archevêque Jean de Marigny. « Voilà une bonne
relique pour guérir le royaume », se dit-il. Il replaça la dalle,
la recouvrit d’un peu de poussière, et sortit, prenant une mine
dévote. Bientôt après, ayant reçu remerciements, embrassades et
bénédictions de la châtelaine et de ses fils, il se remit en
route.
Il n’avait pas franchi la Mauldre que les Cressay déjà se
précipitaient à la cuisine.
— Attendez, mes fils, attendez au
moins que je vous apprête un repas ! dit dame Eliabel.
Mais elle ne
put empêcher les deux frères de tailler de larges rondelles dans
une saucisse séchée.
— Ne pensez-vous pas que Guccio est épris
de Marie, pour tant se soucier de nous ? dit Pierre de Cressay. Il ne
nous réclame pas nos dettes, ni même les intérêts, et au
contraire nous couvre de présents.
— Mais non, répondit vivement
dame Eliabel. Il nous aime tous bien, voilà tout, et il est honoré
de notre amitié.
— Ce ne serait point un si mauvais parti, dit
encore Pierre.
Jean, l’aîné, grogna dans sa barbe. Pour lui, qui
était en position de chef de famille, la perspective d’accorder sa
sœur à un Lombard heurtait toutes les traditions de noblesse.
—
Si telles étaient ses intentions, jamais je n’accepterais…
Mais
comme il avait la bouche pleine, il se retint d’achever sa pensée.
Certaines circonstances endorment un moment scrupules et principes.
Et Jean de Cressay, mâchant, demeura songeur. Cependant Guccio,
trottant vers Paris, se demandait s’il n’avait pas eu tort de
partir si vite, et de ne pas saisir l’occasion pour solliciter la
main de Marie. « Non, c’eût été indélicat. On ne présente
point pareille requête à des gens affamés. J’aurais paru vouloir
profiter de leur misère. J’attendrai que Marie soit guérie. »
En
vérité, le courage de la décision lui avait fait défaut, et il
cherchait des excuses à son manque d’audace. La fatigue, à la
tombée du jour, l’obligea de s’arrêter. Il dormit quelques
heures à Versailles, petit village triste et isolé au milieu de
marécages insalubres. Les paysans, là aussi, mouraient de faim. Le
lendemain matin, Guccio arrivait rue des Lombards ; aussitôt il
s’enferma avec son oncle auquel il raconta, d’un ton indigné,
tout ce qu’il venait de voir. Son récit occupa une grande heure.
Messer Tolomei, assis devant son feu, écoutait, très calmement.
—
J’ai bien fait, pour la famille Cressay ? Tu m’approuves,
n’est-ce pas, mon oncle ?
— Certes, certes, mon ami, je
t’approuve. Et d’autant plus volontiers qu’il ne sert de rien
de discuter avec un amoureux… Tu as rapporté la décharge de
l’archevêque ?
— Oui, mon oncle, répondit Guccio en lui tendant
l’étui de plomb.
— Tu me dis donc, reprit Tolomei, que le prévôt
de Montfort t’a déclaré percevoir le double des tailles, dont il
reverse une partie à un commis de Marigny. Sais-tu quel commis ?
—
Je pourrai le savoir. Ce drôle me croit maintenant très fort son
ami.
— Et il affirme que les autres prévôts agissent de même ?
—
Sans hésiter. N’est-ce point une honte ? Et ils font un infâme
commerce de la faim, et ils s’engraissent comme porcs, tandis
qu’autour d’eux le peuple crève. Le roi ne devrait-il pas en
être averti?
L’œil gauche de Tolomei, cet œil qu’on ne voyait
jamais, s’était brusquement ouvert, et tout son visage en prenait
une expression différente, à la fois ironique et inquiétante. En
même temps le banquier frottait l’une contre l’autre, lentement,
ses mains grasses et pointues.
— Eh bien ! Ce sont de fort bonnes
nouvelles que tu m’apportes là, mon cher Guccio, de fort bonnes
nouvelles, dit-il en souriant.
Demain chapitre 2 Les comptes du royaume
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