VI
LA
LINGÈRE EUDELINE
Le
ciel de lit, tendu d’un samit bleu sombre semé de fleurs de lis
d’or, paraissait un morceau de firmament nocturne. Les rideaux de
la courtine, faits de même étoffe, frémissaient sous le faible
éclairage de la veilleuse à huile suspendue par trois chaînes de
bronze ; la courtepointe de brocart d’or, tombant en plis
raides jusqu’au sol, scintillait de phosphorescences étranges.
Depuis deux heures, Louis X cherchait vainement le sommeil sur cette
couche qui avait été celle de son père. Il étouffait sous les
couvertures doublées de fourrure, et grelottait aussitôt qu’il en
sortait. Bien que Philippe le Bel fût décédé à Fontainebleau,
Louis éprouvait un malaise à se trouver dans ce lit, comme s’il y
percevait la présence du cadavre.
Toutes les images des dernières
journées, toutes les hantises des jours à venir, s’entrechoquaient
en sa pensée… Quelqu’un criait « cocu » parmi la foule…
Clémence de Hongrie refusait, ou bien elle était déjà fiancée ;…
l’austère visage de l’abbé Égidius se penchait sur la tombe…
« Nous ferons désormais deux prières…»… « Savez-vous sur
quoi elle compte ? Elle espère que vous mourrez avant elle ! »…
Un coffret de cristal emprisonnait un cœur aux artères tranchées,
aussi petit qu’un cœur d’agneau…
Il se releva brusquement, son
propre cœur battant comme une horloge dont le poids se fût
décroché. Pourtant le physicien de l’hôtel, examinant le roi
avant son coucher, ne lui avait pas trouvé les humeurs mauvaises. Le
sommeil réparerait une fatigue bien explicable ; si la toux
persistait, on verrait le lendemain à prescrire quelque tisane au
miel, ou à poser des sangsues… Mais Louis n’avait pas avoué les
deux défaillances ressenties pendant la cérémonie à Saint-Denis,
ce froid qui lui avait saisi les membres, et ce grand vacillement du
monde autour de lui. Voilà que le même mal, auquel il ne pouvait
pas donner de nom, le reprenait.
Torturé par ses hantises, le Hutin,
dans une longue chemise blanche sur laquelle il avait jeté une robe
fourrée, marchait à travers la chambre, comme chassé devant
lui-même et comme s’il risquait, au moindre arrêt, que la vie
l’abandonnât. N’allait-il pas succomber de la même façon que
son père, frappé à la tête par la main de Dieu ? « Moi aussi,
pensait-il avec effroi, j’étais présent quand on a brûlé les
Templiers, devant ce Palais… » Sait-on jamais la nuit qu’on doit
mourir ? Sait-on jamais la nuit qu’on devient fou ? Et s’il
parvenait à franchir cette abominable nuit, s’il voyait se lever
la tardive aube d’hiver, dans quel état d’épuisement ne
serait-il pas le lendemain pour présider son premier Conseil ? Il
dirait : « Messires… » Quelles paroles, au fait, devait-il dire
?… « Chacun de nous, mon neveu, subit dans la solitude l’instant
du trépas, et c’est vanité de croire qu’il n’en est pas ainsi
des instants de la vie…»
— Ah ! Mon oncle, prononça tout haut
le Hutin, pourquoi m’avoir dit cela !
Sa propre voix lui parut
étrangère. Il continuait d’errer, haletant et frissonnant, autour
du grand lit drapé d’ombre. C’était ce meuble qui
l’épouvantait. C’était ce lit qui était maudit, et jamais il
ne parviendrait à y dormir. Le lit du mort. « Passerai-je donc
ainsi toutes les nuits de mon règne à marcher en rond pour ne pas
trépasser ? » se demandait-il. Mais le moyen d’aller coucher
ailleurs, d’appeler ses gens pour qu’on lui préparât une autre
chambre ? Où puiser le courage d’avouer : « Je ne puis loger ici
parce que j’ai peur », et de se présenter aux maîtres de
l’hôtel, aux chambellans, ainsi défait, tremblant et désemparé
? Il était roi et ne savait comment régner ; il était homme et ne
savait comment vivre ; il était marié et n’avait point de femme…
Et si même Madame de Hongrie acceptait, combien de semaines, de mois
lui faudrait-il attendre avant qu’une présence humaine vînt
rassurer ses nuits ? « Et voudra-t-elle m’aimer, celle-là ? Ne
fera-t-elle point comme l’autre ? »
Soudain il prit sa résolution.
Il ouvrit la porte, et alla secouer le premier chambellan qui dormait
tout vêtu dans l’antichambre.
— Est-ce toujours dame Eudeline
qui veille au linge du Palais ?
— Oui, Sire… Je crois, Sire…
répondit Mathieu de Trye.
— Eh bien, sachez-le. Et si c’est
elle, faites-la quérir aussitôt.
Surpris, somnolent… « Il dort,
lui ! » pensa le Hutin avec haine… le chambellan demanda au roi
s’il désirait qu’on changeât ses draps. Le Hutin eut un geste
d’impatience.
— Oui, c’est cela. Allez la quérir, vous dis-je
!
Puis il entra dans la chambre et reprit sa ronde anxieuse, en se
disant : « Loget-elle toujours ici ? Va-t-on la trouver ? » Dix
minutes plus tard, dame Eudeline entra, portant une pile de draps, et
Louis X aussitôt sentit qu’il cessait d’avoir froid.
—
Monseigneur Louis… je veux dire, Sire ! s’écria la lingère. Je
savais bien qu’il ne fallait point vous mettre de draps neufs. On y
dort mal. C’est messire de Trye qui l’a voulu ; il affirmait que
c’était l’usage. Moi, je voulais donner des draps souvent lavés
et bien fins.
C’était une grande femme blonde, épanouie, avec de
larges seins, et une belle carrure nourricière qui faisait penser à
la paix, à la tiédeur et au repos. Elle avait un peu plus de trente
ans, mais son visage exprimait une sorte d’étonnement adolescent
et tranquille. De dessous le bonnet blanc qu’elle mettait pour
dormir s’échappaient de longues tresses qui avaient la couleur de
l’or et qui se dénouaient sur l’épaule de son vêtement de
nuit. Elle s’était hâtivement couverte d’une chape.
Louis la
regarda un moment sans parler, le temps que Mathieu de Trye, prêt à
se rendre utile, comprît qu’on n’avait plus besoin de lui.
—
Ce n’est point pour les draps que je vous ai fait venir ici, dit
enfin le roi.
Une douce rougeur de confusion monta aux joues de la
lingère.
— Oh ! Monseigneur… Sire, je veux dire ! D’être
revenu au Palais vous a-t-il fait vous souvenir de moi ?…
Elle
avait été sa première maîtresse, dix années plus tôt. Lorsque
Louis, âgé de quinze ans, avait appris qu’on allait bientôt le
marier à une princesse de Bourgogne, il avait été saisi d’une
grande frénésie de découvrir l’amour, en même temps que d’une
grande panique à l’idée de ne pas savoir comment se comporter
auprès de son épouse. Et tandis que Philippe le Bel et Marigny
pesaient les avantages politiques de cette alliance, le jeune prince
ne pensait à rien d’autre qu’au mystère de nature. La nuit, il
imaginait toutes les dames de la cour succombant à ses ardeurs ;
mais le jour, il restait muet en face d’elles, mains tremblantes et
regard fuyant.
Et puis, un après-midi d’été, il s’était rué
brusquement sur cette belle fille qui, le long d’une galerie
déserte, allait devant lui d’un pas calme, les bras chargés de
linge. Il s’était lancé contre elle avec violence, avec colère,
comme s’il lui en voulait de la peur qu’il avait. C’était elle
ou aucune, maintenant ou jamais… Il ne l’avait point violée,
d’ailleurs ; son agitation, son anxiété, sa maladresse l’en
eussent rendu bien incapable.
Il avait exigé d’Eudeline qu’elle
lui apprît l’amour. À défaut d’une assurance d’homme, il
entendait user de prérogatives de prince. Il avait eu de la chance ;
Eudeline ne s’était pas moquée de lui, et dans une pièce de
resserre, elle avait mis quelque honneur à se rendre aux désirs de
ce fils de roi, lui laissant même croire qu’elle y trouvait de
l’agrément. Par la suite, il s’était toujours senti homme
devant elle. Certains matins, lorsqu’il était à se vêtir pour la
chasse ou pour aller s’exercer aux armes de tournoi, Louis la
faisait appeler ; et Eudeline avait vite compris que le besoin
d’aimer ne lui venait que lorsqu’il avait peur.
Pendant plusieurs
mois, avant l’arrivée de Marguerite de Bourgogne, et même encore
après, Eudeline avait ainsi aidé Louis Hutin à surmonter ses
terreurs.
— Votre fille, où est-elle à présent ? demanda-t-il.
—
Elle demeure chez ma mère, qui l’élève. Je n’ai point voulu
qu’elle reste ici avec moi ; elle ressemble trop à son père,
répondit Eudeline en souriant à demi.
— De celle-là, au moins,
dit Louis, je puis penser qu’elle est de moi.
— Oh ! Certes,
Monseigneur ! Elle est bien de vous !… Sire, je veux dire… Son
visage chaque jour est plus pareil au vôtre. Et cela serait vous
gêner que de la laisser voir aux gens du Palais.
Car une enfant, qui
devait être baptisée Eudeline, comme sa mère, avait été conçue
de ces amours de hâte. Toute femme un peu douée pour l’intrigue
eût assuré sa fortune sur l’état de son ventre, et fait souche
de barons. Mais le Hutin tremblait si fort d’avouer la chose au roi
Philippe, qu’Eudeline, apitoyée une fois de plus, s’était tue.
Elle avait un mari qui, dans ce temps-là, petit greffier de messire
de Nogaret, trottait beaucoup derrière le légiste sur les chemins
de France et d’Italie. Trouvant, au retour, sa femme près
d’accoucher, il se mit à compter les mois sur ses doigts et
commença de s’emporter. Mais ce sont généralement des hommes de
même nature qu’une même femme attire. Le greffier ne possédait
pas une âme très fortement trempée. Et dès que sa femme lui eut
confessé d’où venait le cadeau, la crainte éteignit sa colère
comme le vent souffle une bougie.
Ayant choisi de prendre lui aussi
le parti du silence, il était mort peu après, moins de chagrin
d’ailleurs que d’un pernicieux mal d’entrailles rapporté des
marais romains. Et dame Eudeline avait continué de surveiller les
lessives du Palais, pour cinq sous le cent de nappes lavées. Elle
était devenue première fille lingère, ce qui dans la maison royale
était une belle position bourgeoise. Pendant ce temps, Eudeline la
petite grandissait, non sans témoigner de cette position des enfants
adultérins à présenter d’évidence sur leurs visages les traits
hérités de leur ascendance illégitime ; et dame Eudeline espérait
qu’un jour Louis se souviendrait. Il lui avait si fort promis, si
solennellement juré que du jour qu’il serait roi il couvrirait sa
fille d’or et de titres ! Elle pensait, ce soir, qu’elle avait eu
raison de le croire, et s’émerveillait qu’il eût mis tant de
promptitude à tenir ses serments. « Il n’est point mauvais de
cœur, songeait-elle. Il est hutin de manières, mais il n’est
point mauvais. »
Émue par les souvenirs, par le sentiment du temps
enfui, par les étrangetés du destin, elle contemplait ce souverain
qui avait trouvé naguère entre ses bras le premier accomplissement
d’une virilité inquiète, et qui était là, en longue chemise,
assis sur une cathèdre, les cheveux tombant jusqu’au menton et les
bras autour des genoux. « Pourquoi, se disait-elle, pourquoi est-ce
à moi que cela est arrivé ? »
— Quel âge a ta fille,
aujourd’hui ? demanda Louis X. Neuf ans, n’est-ce pas ?
— Neuf
ans tout juste, Sire.
— Je lui ferai une position de princesse
aussitôt qu’elle sera en âge d’être mariée. Je le veux. Et
toi, que désires-tu ?
Il avait besoin d’elle. C’eût été
l’instant ou jamais d’en profiter. La discrétion ne vaut rien
avec les grands de la terre, et il faut se hâter d’exprimer un
besoin, une exigence, un souhait, fût-ce à s’en inventer,
lorsqu’ils se proposent à les satisfaire. Car ensuite ils se
sentent déliés de reconnaissance simplement pour avoir offert, et
ils négligent de donner. Le Hutin aurait volontiers passé la nuit à
préciser ses largesses, pour qu’Eudeline lui tînt compagnie
jusqu’à l’aube. Mais, surprise par la question, elle se contenta
de répondre :
— Ce qu’il vous plaira, Sire.
Aussitôt, il ramena
ses pensées sur lui-même.
— Ah ! Eudeline, Eudeline,
s’écria-t-il, j’aurais dû t’appeler à l’hôtel de Nesle où
j’ai été bien en peine ces mois-ci.
— Je sais, Monseigneur
Louis, que vous avez été fort mal aimé de votre épouse… Mais je
n’aurais point osé venir à vous ; j’ignorais si vous auriez eu
joie ou honte à me revoir.
Il la regardait, mais ne l’écoutait
plus. Ses yeux avaient pris une fixité trouble. Eudeline savait bien
ce que signifiait ce regard ; elle le lui connaissait déjà quand il
avait quinze ans.
— Veuille t’étendre, ordonna-t-il brusquement.
— Là, Monseigneur… Je veux dire, Sire ? murmura-t-elle avec un
peu d’effroi en désignant le lit de Philippe le Bel.
— Oui, là,
justement ! répondit le Hutin d’une voix sourde.
Un instant elle
hésita devant ce qui lui paraissait un sacrilège. Après tout,
Louis était le roi maintenant, et ce lit était devenu le sien. Elle
ôta son bonnet, laissa choir sa chape et sa chemise ; ses nattes
d’or se dénouèrent complètement. Elle était un peu plus grasse
qu’autrefois, mais elle avait toujours sa belle courbe de reins, ce
dos ample et tranquille, cette hanche au toucher de soie où jouait
la lumière… Ses gestes semblaient dociles, et c’était de
docilité précisément que le Hutin était avide. De même qu’on
bassinait le lit pour en chasser le froid, ce beau corps allait en
chasser les démons. Un peu inquiète, un peu éblouie, Eudeline se
glissa sous la couverture d’or.
— J’avais raison, dit-elle
aussitôt, ils grattent, ces draps neufs ! Je le savais bien.
Louis
s’était fébrilement dépouillé de sa chemise ; maigre, les
épaules osseuses, et lourd par maladresse, il se jeta sur elle avec
une précipitation désespérée comme si l’urgence ne pouvait
tolérer le moindre atermoiement. Hâte vaine. Les rois ne commandent
point à tout et sont, en certaines choses, exposés à mêmes
mécomptes que les autres hommes.
Les désirs du Hutin étaient
surtout de tête. Accroché aux épaules d’Eudeline ainsi qu’un
noyé à une bouée, il s’évertuait, par simulacre, à surmonter
une défaillance qui donnait peu d’espoir. « Certes, s’il
n’honorait pas autrement Madame Marguerite, se disait Eudeline, on
comprend mieux qu’elle l’ait trompé. »
Tous les encouragements
silencieux qu’elle lui prodigua, tous les efforts qu’il fît et
qui n’étaient point d’un prince allant à la victoire,
demeurèrent sans succès. Il s’écarta d’elle, défait, honteux
; il tremblait, au bord de la rage ou des sanglots. Elle essaya de le
calmer :
— Vous avez tant cheminé aujourd’hui ! Vous avez eu si
froid, et vous devez avoir le cœur si triste ! C’est bien naturel
le soir qu’on a enterré son père, et cela peut arriver à tout un
chacun, vous savez.
Le Hutin contemplait cette belle femme blonde,
offerte et inaccessible, étendue là comme pour incarner quelque
châtiment infernal, et qui le regardait avec compassion.
— C’est
la faute de cette gueuse, de cette catin… dit-il.
Eudeline recula,
croyant que l’injure s’adressait à elle.
— Je voulais qu’on
la mît à mort après son forfait, continua-t-il les dents serrées.
Mon père a refusé ; mon père ne m’a point vengé. Et maintenant,
c’est moi qui suis comme mort… dans ce lit où je sens mon
malheur, où je ne pourrai jamais dormir !
— Mais si, Monseigneur
Louis, dit Eudeline doucement en l’attirant contre elle. Mais si
c’est un bon lit ; mais c’est un lit de roi. Et pour chasser ce
qui vous empêche, c’est une reine qu’il vous faut mettre dedans.
Elle était émue, modeste, sans reproches, ni dépit.
— Crois-tu
vraiment, Eudeline ?
— Mais oui, Monseigneur Louis, je vous assure
: dans un lit de roi, c’est une reine qu’il faut, répéta-t-elle.
— Peut-être en aurai-je une bientôt. Il paraît qu’elle est
blonde, comme toi.
— C’est grand compliment que vous me faites
là, répondit Eudeline.
— On dit qu’elle est très belle,
continua le Hutin, et de grande vertu ; elle vit à Naples…
—
Mais oui, Monseigneur Louis, mais oui, je suis sûre qu’elle vous
rendra heureux. Maintenant il vous faut reposer.
Maternelle, elle lui
offrait l’appui d’une épaule tiède qui sentait la lavande, et
elle l’écoutait rêver tout haut à cette femme inconnue, à cette
princesse lointaine dont elle tenait, cette nuit, si vainement la
place. Il se consolait, dans les mirages de l’avenir, de ses
infortunes passées et de ses défaites présentes.
— Mais oui,
Monseigneur Louis, c’est tout juste une épouse comme cela qu’il
vous faut. Vous verrez comme vous vous sentirez bien fort auprès
d’elle…
Il se tut enfin. Et Eudeline demeura sans oser bouger,
les yeux grands ouverts sur les trois chaînes de la veilleuse,
attendant l’aube pour se retirer. Le roi de France dormait.
Demain deuxième partie - Les loups se mangent entre eux - chapitre 1 Louis Hutin tient son premier conseil
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