IV
LE
PIED DE SAINT LOUIS
Messer
Tolomei fut introduit dans le cabinet, et Robert d’Artois se déplia
tout entier pour l’accueillir, paumes ouvertes.
— Ami banquier,
je vous ai de grandes dettes, et vous ai toujours promis de vous
payer à la première faveur que me ferait le sort. Eh bien ! Ce
moment est venu.
— Heureuse nouvelle, Monseigneur, répondit
Spinello Tolomei en s’inclinant.
— Et d’abord, poursuivit
d’Artois, je veux commencer par m’acquitter de la reconnaissance
que je vous dois en vous procurant un client royal. Tolomei s’inclina
de nouveau, et plus profondément, devant Charles de Valois, en
disant :
— Qui ne connaît Monseigneur, au moins de vue et de
renommée… Il a laissé de grands souvenirs à Sienne… Les mêmes
qu’à Florence, à ceci près que Sienne étant plus petite, il
n’avait pris que dix-sept mille florins pour la « pacifier » !
—
J’ai moi aussi gardé bonne impression de votre ville, dit Valois.
— Ma ville, à présent, Monseigneur, c’est Paris.
Le teint
bistre, la joue grasse et pendante, l’œil gauche fermé par la
malice, Tolomei attendait qu’on l’invitât à s’asseoir, ce que
fit Valois en lui désignant un siège. Car messer Tolomei méritait
quelques égards. Ses confrères, marchands et banquiers italiens de
Paris, l’avaient élu tout récemment, à la mort du vieux
Boccanegra, « capitaine général » de leurs compagnies. Cette
fonction, qui lui donnait contrôle ou connaissance de la
quasi-totalité des opérations de banque dans le pays, lui conférait
une puissance secrète, mais primordiale. Tolomei était une sorte de
connétable du crédit.
— Vous n’ignorez pas, ami banquier,
reprit d’Artois, le grand mouvement qui se fait ces jours-ci.
Messire de Marigny, qui n’est pas fort votre ami, je crois, non
plus qu’il n’est le nôtre, se trouve en mauvais point…
— Je
sais… murmura Tolomei.
— Aussi ai-je conseillé à Monseigneur de
Valois, comme il avait besoin d’appeler un homme de finances, de
s’adresser à vous dont l’habileté m’est connue autant que le
dévouement.
Tolomei remercia d’un petit sourire de courtoisie.
Sous sa paupière close, il observait les deux grands barons, et
pensait : « Si l’on voulait m’offrir la gérance du Trésor, on
ne me ferait point tant de compliments. »
— Que puis-je pour votre
service, Monseigneur ? demanda-t-il en se tournant vers Valois.
—
Eh mais ! Ce que peut un banquier, messer Tolomei ! répondit l’oncle
du roi avec cette belle arrogance qu’il avait lorsqu’il
s’apprêtait à demander de l’argent.
— Je l’entends bien
ainsi, Monseigneur. Avez-vous des fonds à placer en bonnes
marchandises qui doubleront de prix dans les six mois à venir ?
Désirez-vous quelques parts dans le commerce de navigation qui se
développe fort en ce moment où l’on doit apporter par mer tant de
choses qui manquent ? Voilà de tels services que j’aurais honneur
à vous rendre.
— Non, il ne s’agit point de cela, dit vivement
Valois.
— Je le déplore, Monseigneur ; je le déplore pour vous.
Les meilleurs gains se font par temps de pénurie…
— Ce que je
souhaite, présentement, c’est que vous m’avanciez un peu
d’argent frais… pour le Trésor.
Tolomei prit une mine désolée.
— Ah ! Monseigneur, ne doutez point du désir que j’ai de vous
obliger ; mais voilà bien la seule chose en quoi je ne puis vous
satisfaire. Nos compagnies ont été fort saignées, ces mois
derniers. Nous avons dû consentir au Trésor un gros prêt, qui ne
nous rapporte rien, pour solder le coût de la guerre de-Flandre…
—
Cela, c’était l’affaire de Marigny.
— Certes, Monseigneur,
mais c’était notre argent. De ce fait nos coffres sont un peu
rouillés aux serrures. À combien se monte votre besoin ?
— Dix
mille livres.
Dans ce chiffre, Valois avait calculé cinq mille
livres pour l’ambassade de Bouville, mille pour Robert d’Artois,
et le reste pour faire face à ses propres embarras les plus
pressants. Le banquier joignit les mains devant son visage.
—
Sainte Madone ! Mais où les trouverais-je ? s’écria-t-il.
Ces
protestations devaient s’entendre comme préliminaires d’usage.
D’Artois en avait prévenu Valois. Aussi ce dernier prit-il le ton
d’autorité qui généralement en imposait à ses interlocuteurs.
—
Allons, allons, messer Tolomei ! Ne rusons point, ni ne musons. Je
vous ai mandé pour que vous fassiez votre métier, comme vous l’avez
toujours exercé, avec profit, je pense.
— Mon métier,
Monseigneur, répondit tranquillement Tolomei, mon métier est de
prêter, il n’est point de donner. Or, depuis quelque temps, j’ai
beaucoup donné, sans retour aucun. Je ne fabrique point de monnaie
et n’ai pas inventé la pierre philosophale.
— Ne m’aiderez-vous
donc point à vous débarrasser de Marigny ? C’est votre intérêt,
il me semble !
— Monseigneur, payer tribut à son ennemi lorsqu’il
est puissant, et puis payer encore pour qu’il ne le soit plus, est
une double opération qui, vous en conviendrez, ne rapporte guère.
Au moins faudrait-il savoir ce qui va suivre, et si l’on a chance
de se rattraper.
Charles de Valois aussitôt entonna le grand couplet
qu’il récitait à tout venant depuis huit jours. Il allait, pour
peu qu’on lui en procurât les moyens, supprimer toutes les «
novelletés » introduites par Marigny et ses légistes bourgeois ;
il allait rendre l’autorité aux grands barons ; il allait rétablir
la prospérité dans le royaume en revenant au vieux droit féodal
qui avait fait la grandeur du pays de France. Il allait restaurer «
l’ordre ». Comme tous les brouillons politiques, il n’avait que
ce mot à la bouche, et ne lui donnait d’autre contenu que les
lois, les souvenirs ou les illusions du passé.
— Avant longtemps,
je vous assure qu’on sera retourné aux bonnes coutumes de mon
aïeul Saint Louis !
Ce disant il montrait, posé sur une sorte
d’autel, un reliquaire en forme de pied et qui contenait un os du
talon de son grand-père ; ce pied était d’argent avec des ongles
d’or. Car les restes du saint roi avaient été partagés, chaque
membre de la famille, chaque chapelle royale voulant en garder une
parcelle. La partie supérieure du crâne était conservée dans un
beau buste d’orfèvrerie à la Sainte-Chapelle ; la comtesse Mahaut
d’Artois, dans son château de Hesdin, possédait quelques cheveux
ainsi qu’un fragment de mâchoire ; et tant de phalanges,
d’esquilles, de débris avaient été ainsi répartis qu’on
pouvait se demander ce que contenait la tombe de Saint-Denis. Si même
la véritable dépouille y avait jamais été déposée… Car une
légende tenace courait en Afrique selon laquelle le corps du roi
franc avait été enseveli près de Tunis, tandis que son armée ne
rapportait en France qu’un cercueil vide ou chargé d’un cadavre
de remplacement .
Tolomei alla baiser dévotement le pied
d’argent, puis demanda :
— Pourquoi vous faut-il au juste ces dix
mille livres, Monseigneur ?
Force fut à Valois de révéler en
partie ses projets immédiats. Le Siennois écoutait en hochant la
tête et disait, comme s’il prenait mentalement des notes:
—
Messire de Bouville, à Naples… oui… oui ; nous commerçons avec
Naples par nos cousins les Bardi… Marier le roi… Oui, oui, je
vous entends, Monseigneur… Rassembler le conclave… Ah !
Monseigneur, un conclave coûte plus cher à bâtir qu’un palais,
et les fondations en sont moins solides… Oui, Monseigneur, oui, je
vous écoute.
Quand enfin il eut appris ce qu’il souhaitait savoir,
le capitaine général des Lombards déclara :
— Tout cela est
certes bien pensé, Monseigneur, et je vous souhaite le succès du
fond du cœur ; mais rien ne m’assure que vous marierez le roi, ni
que vous aurez un pape, ni même, si cela était, que je reverrai mon
or, à supposer que je sois en mesure de vous le fournir.
Valois jeta
un regard irrité vers d’Artois. « Quel étrange bonhomme
m’avez-vous amené là, semblait-il dire, et n’aurai-je tant parlé
que pour n’en rien obtenir ? »
— Allons, banquier, s’écria
d’Artois en se levant, quel intérêt demandes-tu ? Quels gages ?
Quelle franchise ou autre avantage ?
— Mais aucun, Monseigneur,
aucun gage, protesta Tolomei ; pas de vous, vous le savez bien, ni de
Monseigneur de Valois dont la protection m’est chère. Je cherche,
simplement… je cherche comment je pourrais vous aider.
Puis, se
tournant à nouveau vers le pied d’argent, il ajouta doucement :
—
Monseigneur de Valois vient de dire qu’on allait rendre au royaume
les bonnes coutumes de Monseigneur Saint Louis. Mais qu’entend-il
par-là ? Va-ton remettre en usage toutes les coutumes ?
— Certes,
répondit Valois sans bien comprendre où l’autre voulait en venir.
— Va-t-on rétablir, par exemple, le droit pour les barons de
battre monnaie sur leurs terres ? Si telle ordonnance était reprise,
alors, Monseigneur, je serais mieux apte à vous appuyer.
Valois et
d’Artois se regardèrent. Le banquier pointait droit sur la plus
importante des mesures que Valois projetait, et celle qu’il tenait
la plus secrète parce qu’elle était la plus préjudiciable au
Trésor et pouvait être la plus contestée. En effet, l’unification
de la monnaie dans le royaume, ainsi que le monopole royal de
l’émettre, étaient des institutions de Philippe le Bel.
Auparavant les grands seigneurs fabriquaient ou faisaient fabriquer,
concurremment avec la monnaie royale, leurs propres pièces d’or et
d’argent qui avaient cours en leurs fiefs ; et ils tiraient de ce
privilège une grosse source de profit. En tiraient profit également
ceux qui, comme les banquiers lombards, fournissaient le métal brut
et jouaient sur la variation de taux d’une région à l’autre. Et
Valois comptait bien sur cette « bonne coutume » pour relever sa
fortune.
— Voulez-vous dire encore, Monseigneur, poursuivit Tolomei
continuant à considérer le reliquaire comme s’il en faisait
l’estimation, voulez-vous dire que vous allez restaurer le droit de
guerre privée ?
C’était là une autre des prérogatives féodales
abolies par le Roi de fer, afin d’empêcher les grands vassaux de
lever bannières à leur guise et d’ensanglanter le royaume pour
régler leurs différends personnels, étaler leur gloriole, ou
secouer leur ennui.
— Ah ! Que ce sain usage nous soit vite rendu,
s’écria Robert, et je ne tarderai pas à reprendre le comté
d’Artois sur ma tante Mahaut !
— Si vous avez besoin d’équiper
des troupes, Monseigneur, dit Tolomei, je puis vous obtenir les
meilleurs prix des armuriers toscans.
— Messer Tolomei, vous venez
d’exprimer tout juste les choses que je veux accomplir, dit alors
Valois se rengorgeant. Aussi, je vous demande de marcher de confiance
avec moi.
Les financiers ne sont pas moins imaginatifs que les
conquérants, et c’est mal les connaître que de les croire
uniquement inspirés par l’appât du gain. Leurs calculs souvent
dissimulent des songes abstraits de puissance. Le capitaine général
des Lombards rêvait lui aussi, d’autre manière que le comte de
Valois, mais il rêvait ; il se voyait déjà fournissant en or brut
les grands barons du royaume, et dirigeant leurs querelles puisqu’il
en négocierait l’armement. Or qui tient l’or et tient les armes
détient le vrai pouvoir. Messer Tolomei jouait avec des pensées de
règne…
— Alors, reprit Valois, êtes-vous décidé maintenant à
me procurer la somme que je vous ai demandée ?
— Peut-être,
Monseigneur, peut-être. Non que je sois en mesure de vous la donner
moi-même ; mais je puis sans doute vous la trouver en Italie, ce qui
conviendrait fort bien puisque c’est là justement que se rend
votre ambassade. Pour vous, cela ne fait point de différence.
—
Certes non, fut obligé de répondre Valois. Mais l’arrangement
était loin de combler ses vœux, lui rendant difficile, sinon même
impossible, de puiser dans le prêt pour ses propres nécessités.
Voyant Valois se rembrunir, Tolomei poussa le fer plus avant.
—
Vous offrirez la garantie du Trésor ; mais chacun sait, chez nous en
tout cas, que le Trésor est vide, et ces bruits-là vont vite à
courir entre les comptoirs de banque. Je devrai donc engager ma
propre garantie, et le ferai de grand cœur, Monseigneur, pour vous
servir. Mais il sera nécessaire qu’un homme de ma compagnie,
porteur des lettres de change, escorte votre envoyé afin de prendre
l’argent en charge et d’en être comptable.
Valois se renfrognait
de plus en plus.
— Eh ! Monseigneur ! dit Tolomei, c’est que je
ne vais point agir seul en cette affaire ; les compagnies d’Italie
sont encore plus méfiantes que les nôtres, et j’ai besoin de leur
donner toute assurance qu’elles ne seront point bernées.
En
vérité, il voulait avoir un émissaire dans l’expédition, un
émissaire qui allait, en son nom et pour son compte, espionner
l’ambassadeur, contrôler l’emploi des fonds, se faire instruire
des projets d’alliance, connaître les dispositions des cardinaux,
et travailler en sous-main dans le sens qu’il lui commanderait.
Messer Spinello Tolomei régnait déjà, un tout petit peu. Robert
d’Artois avait dit à Valois que le Siennois exigerait un gage ;
ils n’avaient pas pensé que le gage, ce pouvait être un morceau
du pouvoir. Force était à l’oncle du roi, et pour satisfaire
celui-ci, d’en passer par les conditions du banquier.
— Et qui
donc allez-vous désigner, qui ne fasse point mauvaise figure auprès
de messire de Bouville ? demanda Valois.
— Je vais y penser,
Monseigneur, je vais y penser. Je n’ai guère de monde en ce
moment. Mes deux meilleurs voyageurs sont sur les routes… Quand
donc messire de Bouville devrait-il partir ?
— Mais demain, s’il
se peut, ou le jour d’après.
— Et ce garçon, suggéra Robert
d’Artois, qui était allé pour moi en Angleterre…
— Mon neveu
Guccio ? dit Tolomei.
— C’est cela même, votre neveu. Vous
l’avez toujours auprès de vous ?… Eh bien ! Que ne
l’envoyez-vous ? Il est fin, délié d’esprit, et il a bonne
tournure. Il aidera notre ami Bouville, qui ne doit guère parler le
langage d’Italie, à se débrouiller sur les chemins. Soyez
rassuré, mon cousin, ajouta d’Artois s’adressant à Valois ; ce
garçon-là est de bonne recrue.
— Il va fort me manquer ici, dit
Tolomei. Mais soit, Monseigneur, je vous l’abandonne. Il est dit
que vous obtiendrez toujours de moi tout ce que vous souhaitez.
Bientôt après il prit congé. Dès que Tolomei fut sorti du
cabinet, Robert d’Artois s’étira un grand coup, et dit :
— Eh
bien, Charles, m’étais-je trompé ?
Comme tout emprunteur après
une négociation de cette nature, Valois était à la fois content et
mécontent ; et il se composa une attitude qui ne montrât trop ni
son soulagement ni son dépit. S’arrêtant à son tour devant le
pied de Saint Louis, il dit :
— C’est cela, voyez-vous cousin,
c’est la vue de cette sainte relique qui a décidé votre homme.
Allons, tout respect de ce qui est noble n’est point perdu en
France, et ce royaume peut être redressé!
— Un miracle, en
quelque sorte, dit le géant en clignant de l’œil.
Ils réclamèrent
leurs manteaux et leurs escortes pour aller porter au roi la bonne
nouvelle du départ de l’ambassade. Dans le même temps, Tolomei
informait son neveu Guccio Baglioni d’avoir à se mettre en route
dans les deux jours, et lui énumérait ses instructions. Le jeune
homme ne témoigna pas d’un grand enthousiasme.
— Corne sei
strano, figlio mio ! s’écria Tolomei. Le sort te donne
l’occasion d’un beau voyage, sans qu’il t’en coûte un
denier, puisque c’est le Trésor, au bout du compte, qui paiera. Tu
vas connaître Naples, la cour des Angevins, y côtoyer les princes
et, si tu es habile, t’y faire des amis. Et peut-être vas-tu
assister aux préliminaires d’un conclave. C’est chose
passionnante qu’un conclave ! Ambitions, pressions, argent,
rivalités… et même la foi chez certains. Tous les intérêts du
monde jouent dans la partie. Tu vas voir cela. Et tu me fais la face
longue, comme si je t’apprenais un malheur. À ta place et à ton
âge, j’aurais sauté de joie, et je serais déjà à boucler mon
porte-manteau… Pour prendre cette figure, il faut qu’il y ait une
fille que tu regrettes de quitter. Ne serait-ce pas la demoiselle de
Cressay, par hasard ?
Le teint couleur d’huile d’olive du jeune
Guccio fonça un peu, ce qui était sa façon de rougir.
— Elle
t’attendra, si elle t’aime, reprit le banquier. Les femmes sont
faites pour attendre. On les retrouve toujours. Et si tu crains
qu’elle ne t’oublie, profite donc de celles que tu rencontreras
sur ton chemin. La seule chose qu’on ne retrouve pas, c’est la
jeunesse, et la force pour courir le monde.
Demain ch. 5 - Mesdames de Hongrie dans un château de Naples
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