II
MONSEIGNEUR ROBERT D’ARTOIS
La neige fondante s’égouttait des toits. Partout
on balayait, partout on
fourbissait. Le logis de garde retentissait de grandes claques d’eau jetée par
seaux sur le dallage. On graissait les chaînes du pont-levis. On sortait les
fourneaux à faire bouillir la poix, comme si la citadelle allait être attaquée sur
l’heure.
Depuis Richard Cœur de Lion, Château-Gaillard n’avait pas connu
pareil branle-bas.
Redoutant une visite impromptue, le capitaine Bersumée avait décidé de
mettre sa garnison sur pied de parade. Les poings aux hanches et le gueuloir
ouvert, il parcourait le casernement, s’emportait devant les épluchures qui
souillaient les cuisines, montrait d’un menton furieux les toiles d’araignées qui
pendaient des poutres, se faisait présenter les équipements. Tel archer avait perdu
son carquois. Où était-il, ce carquois ? Et ces cottes de mailles rouillées aux
emmanchures ? Allez, qu’on prenne du sable à pleines mains, et qu’on frotte, et
que cela brille !
— Si messire de Pareilles vient à
nous tomber sur le dos, hurlait Bersumée, je ne tiens point à lui
montrer une troupe de mendiants ! Mouvez-vous !
Et
malheur
à qui ne courait pas assez vite !Le soldat Gros-Guillaume, celui
qui espérait une ration de vin supplémentaire, prit un bon coup de pied dans les
tibias. Le sergent Lalaine était exténué.
À piétiner la boue neigeuse, les hommes rapportaient dans les bâtiments
autant de saleté qu’ils en ôtaient. Les portes battaient ; Château-Gaillard
ressemblait à une maison qu’on déménage.
Si les princesses avaient voulu
s’évader, c’eût été le moment à choisir entre tous.
Au soir Bersumée n’avait plus de voix, et ses archers somnolaient sur les
créneaux.
Mais quand le surlendemain, aux premières heures de la matinée, les guetteurs
aperçurent dans le paysage blanc, le long de la Seine, une troupe de cavaliers qui
approchait bannière en tête, sur la route de Paris, le capitaine de forteresse se
félicita des dispositions qu’il avait prises.
Il enfila rapidement sa meilleure cotte de mailles, noua sur ses bottes des
éperons longs de trois pouces, se coiffa de son chapeau de fer et sortit dans la cour. Il eut quelques instants pour regarder, avec une satisfaction inquiète, la
garnison alignée dont les armes luisaient dans la lumière laiteuse de l’hiver.
« Au moins, on ne pourra point me reprendre sur le chapitre de l’ordonnance,
se dit-il. Et cela me rendra plus fort pour me plaindre de la maigreur de ma
solde, et des retards qu’on met à me bailler l’argent avec lequel je dois nourrir
mes gens. »
Déjà les trompettes sonnaient au pied de la falaise, et l’on entendait les sabots
des chevaux frapper le sol crayeux.
— Les herses ! Le pont !
Les chaînes du pont-levis tremblèrent dans leurs glissières et, une minute plus
tard, quinze écuyers aux armes royales, entourant un grand cavalier rouge posé
sur sa monture comme s’il figurait sa propre statue équestre, franchissaient en
trombe la voûte du corps de garde et débouchaient dans la seconde enceinte de
Château-Gaillard.
« Est-ce le nouveau roi ? pensa Bersumée en se précipitant. Seigneur ! Est-ce
déjà le roi qui vient chercher sa femme ? »
Son souffle était tranché par l’émotion.
Il fut un moment avant de pouvoir
distinguer clairement l’homme au manteau sang de bœuf qui avait mis pied à
terre et, colosse de drap, de fourrure, de cuir et d’argent, se fendait un chemin
parmi les écuyers. Une large buée fumante montait du poil des chevaux.
— Service du roi ! dit l’immense cavalier en agitant sous le nez de Bersumée,
sans lui laisser le temps de lire, un parchemin auquel pendait un sceau. Je suis le
comte Robert d’Artois.
Les salutations furent brèves. Monseigneur Robert d’Artois fit fléchir
Bersumée en lui posant la main sur l’épaule afin de marquer qu’il n’était point
hautain. Puis il réclama du vin chaud pour lui et toute son escorte, d’une voix qui
fit se retourner les guetteurs sur les chemins de ronde.
Depuis la veille, Bersumée s’était préparé à briller, à se montrer le gouverneur
parfait d’une forteresse sans défaut, et à se conduire en sorte qu’on se souvînt de
lui. Il avait même une harangue toute prête ; elle lui resta dans la gorge pour
jamais. Il s’entendit bredouiller de pauvres flagorneries, se trouva invité à boire
le vin qu’on lui demandait et fut poussé vers les quatre pièces de son logement
dont les proportions lui parurent rapetissées. Jusque-là, Bersumée s’était toujours
jugé homme de belle taille ; devant ce visiteur, il se sentait nain.
— Comment se portent les prisonnières ? dit Robert d’Artois.
— Fort bien, Monseigneur, elles se portent fort bien, je vous en remercie,
répondit Bersumée sottement, comme si on lui demandait nouvelles de sa
famille. Et il avala de travers le contenu de son gobelet.
Mais déjà Robert d’Artois sortait, à grandes enjambées, et l’instant d’après
Bersumée escaladait derrière lui l’escalier de la tour où logeaient les recluses.
Sur un signe, le sergent Lalaine, dont les doigts tremblaient, tira les verrous.
Marguerite et Blanche attendaient, debout au milieu de la pièce ronde. Elles
eurent le même mouvement instinctif pour se rapprocher l’une de l’autre et se
prendre la main.
— Vous, mon cousin ! dit Marguerite.
D’Artois s’était arrêté dans l’encadrement de la porte qu’il bouchait
complètement. Il clignait des yeux. Comme il ne répondait rien, tout occupé à
contempler les deux femmes, Marguerite reprit, la voix vite affermie :
— Regardez-nous, oui, regardez-nous bien ! Et voyez la misère où l’on nous a
réduites. Cela doit vous changer du spectacle de la cour, et du souvenir que vous
aviez de nous. Point de linge. Point de robes. Point de nourriture. Et point de
siège à offrir à un aussi gros seigneur que vous !
« Savent-elles ? » se demandait d’Artois en avançant lentement. « Savent-elles
la part que j’ai prise dans leur perte, et que c’est moi qui ai tendu le piège où
elles sont tombées ? »
— Robert, est-ce notre délivrance que vous nous apportez ? s’écria Blanche
de Bourgogne.
Elle venait vers le géant, les mains tendues, les yeux brillants d’espérance.
« Non, elles ne savent rien, pensa d’Artois, et cela va rendre ma mission plus
aisée. » Il se retourna d’un bloc.
— Bersumée, dit-il, il n’y a donc point de feu ici ?
— Non, Monseigneur.
— Qu’on en fasse ! Et point de meubles ?
— Non, Monseigneur ; les ordres que j’avais…
— Des meubles ! Qu’on ôte ce grabat ! Qu’on mette un lit, des chaises à
s’asseoir, des tentures, des flambeaux. Ne me dis pas que tu n’as rien. J’ai vu ce
qu’il faut dans ta demeure.
Il avait empoigné le capitaine par le bras.
— Et à manger, dit Marguerite. Dites à notre bon gardien, qui nous fait servir
une chère que les porcs laisseraient au fond de leur auge, de nous bailler enfin un
repas.
— Et à manger, bien sûr, Madame ! dit d’Artois. Des pâtés et des rôts. Des
légumes frais. De bonnes poires d’hiver et des confitures. Et du vin, Bersumée,
beaucoup de vin !
— Mais, Monseigneur… gémit le capitaine.
— Tu m’as compris, je t’en sais gré ! dit d’Artois en le poussant dehors.
Il claqua l’huis d’un coup de botte.
— Mes bonnes cousines, reprit-il, je m’attendais au pire, en vérité. Mais je
vois avec soulagement que ce triste séjour n’aura point entamé les deux plus
beaux visages de France.
— Nous nous lavons encore, dit Marguerite. Nous avons de l’eau à suffisance.
D’Artois s’était assis sur l’escabeau et continuait d’observer les prisonnières.
« Ah ! mes oiselles, se chantait-il intérieurement, voilà ce qu’il en est d’avoir
voulu se tailler des parures de reines dans l’héritage de Robert d’Artois ! » Il
essayait de deviner si, sous la bure de leurs robes, les corps des deux jeunes
femmes avaient perdu leurs belles courbes de naguère. Il était pareil à un gros
chat s’apprêtant à jouer avec des souris en cage.
— Marguerite, demanda-t-il, en quel point sont vos cheveux ? Sont-ils bien
fournis à nouveau ?
Marguerite de Bourgogne sursauta comme sous une piqûre.
— Debout, Monseigneur d’Artois ! s’écria-t-elle d’une voix de colère. Si
réduite à misère que vous me trouviez ici, je ne tolère pas encore qu’un homme
soit assis en ma présence, quand je ne le suis pas !
Il se releva lentement, ôta son chaperon et salua, d’un large mouvement
ironique. Marguerite se détourna vers la fenêtre ; dans la lame de lumière qui en
venait, Robert put mieux distinguer le visage de sa victime. Les traits avaient
conservé leur beauté ; mais toute douceur en était disparue. Le nez était plus
maigre, les yeux plus enfoncés. Les fossettes qui le printemps dernier se
creusaient au coin des joues ambrées étaient devenues de toutes petites rides.
« Allons, se dit d’Artois, elle a gardé de la défense. Le jeu n’en sera que plus
divertissant. » Il aimait avoir à lutter pour triompher.
— Ma cousine, dit-il avec une feinte bonhomie, je n’avais point dessein de
vous insulter ; vous vous êtes méprise. Je voulais savoir simplement si vos
cheveux étaient redevenus assez longs pour que vous puissiez vous présenter au
monde.
Marguerite ne put refréner un mouvement de joie.
«… Me présenter au monde… Cela veut donc dire que je vais sortir. Suis-je
graciée ? Est-ce le trône qu’il m’apporte ? Non, ce n’est point cela, il me l’aurait
annoncé aussitôt…»
Elle pensait trop vite et se sentait vaciller.
— Robert, dit-elle, ne me faites point languir. Ne soyez pas cruel. Qu’êtes-vous venu me dire ?
— Ma cousine, je suis venu vous délivrer…
Blanche poussa un cri, et Robert pensa qu’elle allait tomber en pâmoison. Il
avait laissé sa phrase en suspens.
— … un message, acheva-t-il.
Il prit plaisir à voir s’affaisser les épaules des deux femmes, et à entendre deux
soupirs de déception.
— Un message de qui ? demanda Marguerite.
— De Louis, votre époux, notre roi désormais. Et de notre bon cousin
Monseigneur de Valois. Mais je ne puis parler qu’à vous seule. Blanche veut-elle
se retirer ?
— Certes, dit Blanche avec soumission, je vais me retirer. Mais avant, mon
cousin, laissez-moi savoir… Charles, mon mari ?
— La mort de son père l’a fort blessé.
— Et de moi… que pense-t-il ? Parle-t-il de moi ?
— Je crois qu’il vous regrette, en dépit de ce qu’il a souffert par vous. Depuis
Pontoise, on ne l’a jamais vu gai comme il était avant.
Blanche fondit en larmes.
— Croyez-vous, demanda-t-elle, qu’il me donne mon pardon ?
— Cela dépend beaucoup de votre cousine, répondit d’Artois en désignant
Marguerite.
Il alla ouvrir la porte, suivit Blanche des yeux tandis qu’elle montait vers le
second étage, referma. Puis il vint s’asseoir sur un étroit siège de pierre maçonné
dans le flanc de la cheminée, en disant :
— Vous permettez à présent, ma cousine ?… Il faut avant tout que je vous
instruise des choses de la cour, comme elles vont en ce moment.
Le courant d’air glacial qui venait par la hotte le fit se relever.
— C’est vrai qu’on gèle ici, dit-il.
Et il alla se replanter sur l’escabeau, tandis que Marguerite s’asseyait, jambes
repliées, sur le bat-flanc couvert de paille qui lui servait de couche. D’Artois
reprit :
— Depuis ces derniers jours que le roi Philippe agonisait, Louis, votre époux,
paraît en pleine confusion. S’éveiller roi, quand on a dormi prince, demande un
peu d’accoutumance. Son trône de Navarre, il ne l’occupait guère que de nom, et
tout s’y commandait sans lui. Vous me direz que Louis a vingt-cinq ans et qu’à
cet âge on peut régner ; mais vous savez tout comme moi que le jugement, sans
lui faire injure, n’est point la qualité par laquelle il brille. Donc, en ce premier
temps, son oncle Charles de Valois le seconde en tout, et dirige les affaires avec
Enguerrand de Marigny. L’ennui, c’est que ces deux puissants esprits s’aiment
peu, et entendent mal ce que l’un dit à l’autre. On voit même que bientôt ils ne
s’entendront plus du tout, ce qui ne saurait durer beaucoup, car le chariot du
royaume ne peut être tiré par deux chevaux qui se battent dans les traits.
D’Artois avait complètement changé de ton. Il parlait posément, nettement, montrant par là que dans la turbulence de ses entrées il mettait une bonne part de
comédie.
— Pour moi, vous le savez, reprit-il, je n’aime pas fort Enguerrand, qui m’a
beaucoup nui, et je soutiens de plein cœur mon cousin Valois, dont je suis l’ami
et l’allié en tout.
Marguerite s’appliquait à saisir ces intrigues dans lesquelles d’Artois la
replongeait brusquement. Elle n’était plus au courant de rien, et il lui semblait
sortir d’un long sommeil de la pensée.
— Louis me hait-il toujours ?
— Ah ! Ça oui, je ne vous le cache pas, il vous hait bien ! Avouez qu’il y a de
quoi. La paire de cornes dont vous lui avez décoré la tête le gêne assez pour
mettre par-dessus la couronne de France. Remarquez, ma cousine, si c’était à
moi qu’on en eût fait autant, je n’aurais point été le clabauder dans tout le
royaume. J’aurais agi de sorte que je pusse feindre que mon honneur était sauf.
Mais enfin votre époux et feu le roi votre beau-père en jugeaient autrement, et
les choses en sont au point qu’elles sont.
Il avait bel aplomb à déplorer un scandale qu’il s’était ingénié, par tous les
moyens, à faire éclater.
Il poursuivit :
— La première idée de Louis, après qu’il ait vu son père froid, et la seule qu’il
ait en tête pour le moment, c’est de sortir de l’embarras où il est par votre faute,
et d’effacer la honte dont vous l’avez couvert.
— Que veut Louis ? demanda Marguerite.
D’Artois souleva sa jambe monumentale et frappa le dallage, deux ou trois
fois, du talon.
— Il veut demander l’annulation de votre mariage, répondit-il, et vous voyez
qu’il la souhaite rapidement puisqu’il n’a pas traîné à me dépêcher vers vous.
« Ainsi, je ne serai jamais reine de France », pensa Marguerite. Les rêves
insensés dont elle avait voulu se bercer depuis la veille étaient déjà anéantis. Une
journée de rêve pour sept mois de prison… et pour toute la vie !
À ce moment deux soldats entrèrent chargés de bois et de fagots, et allumèrent
le feu.
Dès qu’ils furent sortis, Marguerite, avidement, vint tendre les mains aux
flammes qui s’élevaient, couleur de géranium, sous la grande hotte de pierre.
Elle demeura silencieuse quelques instants, se laissant pénétrer du bienfait de la
chaleur.
— Eh bien, dit-elle enfin avec un soupir, qu’il demande l’annulation ; qu’y
puis-je ?
— Eh ! Ma cousine, vous y pouvez beaucoup justement, et l’on est prêt à vous
savoir gré de quelques paroles qui ne vous coûteraient guère. Il se trouve que l’adultère n’est point motif d’annulation ; c’est absurde, mais c’est ainsi. Vous
pourriez avoir eu cent amants au lieu d’un, et même être allée vous rouler en
bordeau, vous n’en seriez pas moins toujours indissolublement mariée à
l’homme auquel vous vous êtes unie par-devant Dieu. Interrogez le chapelain, ou
qui vous plaira. Moi-même, je me suis fait expliquer ces choses, car je ne suis
guère savant en droit canon. Un mariage ne se rompt point, et si l’on veut le
casser, il faut prouver qu’il y avait empêchement à ce qu’il fût contracté, ou bien
encore qu’il n’a pas été consommé. Vous suivez mon propos ?
— Oui, oui, je vous entends, dit Marguerite.
— Alors voici, reprit le géant, ce que Monseigneur de Valois a imaginé pour
tirer Louis d’affaire.
Il prit un temps, se racla la gorge.
— Vous acceptez de reconnaître que votre fille Jeanne n’est point de Louis ;
vous reconnaissez que vous vous êtes toujours refusée de corps à votre époux, et
qu’ainsi il n’y a pas eu vraiment mariage. Vous déclarez cela tout benoîtement
devant moi et devant votre chapelain qui contresigne. On trouvera sans peine,
parmi vos anciens serviteurs ou familiers, quelques témoins de complaisance
pour certifier la chose. De la sorte le lien ne peut plus être défendu, et
l’annulation va de soi.
— Et que m’offre-t-on en échange ?
— En échange ? répéta d’Artois. En échange, ma cousine, on vous offre d’être
conduite dans quelque couvent du duché de Bourgogne, jusqu’à ce que
l’annulation soit prononcée, et ensuite de vivre comme il vous siéra ou comme il
siéra à votre famille.
Dans le premier mouvement, Marguerite faillit répondre : « J’accepte ; je
déclare et signe tout ce qu’on veut, à condition que je sorte d’ici. » Mais elle vit
d’Artois qui l’épiait, paupières mi-closes sur ses yeux gris, avec une dureté fort
peu accordée au ton débonnaire qu’il s’efforçait de prendre. « Je vais signer,
pensa-t-elle, et ensuite on me maintiendra en geôle. » Puisqu’on venait lui
proposer un marché, on avait besoin d’elle.
— C’est vouloir me faire professer un gros mensonge, dit-elle.
D’Artois éclata de rire.
— Eh là, ma cousine ! Vous en avez professé quelques autres, il me semble, et
sans trop de scrupules !
— Il se peut que j’aie changé, et me sois repentie. Il me faut réfléchir avant de
décider.
Robert d’Artois fit une curieuse grimace, tordant les lèvres de droite à gauche.
— Soit, dit-il, mais réfléchissez vite. Car je dois être à Paris le matin d’après demain, pour la grand-messe de funérailles du roi Philippe, à Notre-Dame.
Vingt-trois lieues à me caler dans les bottes. Avec ces chemins où l’on enfonce
de deux pouces dans la crotte, le jour qui tombe tôt et se lève tard, je ne puis
guère muser. Je m’en vais dormir une heure et vous viendrai retrouver pour
manger avec vous. Il ne sera pas dit que je vous laisserai seule, ma cousine, le
premier jour où vous ferez bonne chère. Vous aurez décidé comme il faut, j’en
suis sûr.
Il sortit vivement, et manqua de renverser dans l’escalier l’archer Gros Guillaume qui montait, suant et courbé sous un énorme coffre. D’autres meubles
s’entassaient au bas des marches.
D’Artois s’engouffra dans le logement dévasté du capitaine de forteresse et se
jeta sur la seule couche qui y restât.
— Bersumée, mon ami, que le dîner soit prêt dans une heure, dit-il. Et appelle
mon valet Lormet, qui doit être parmi les écuyers, pour qu’il vienne veiller mon
sommeil.
Car ce colosse ne craignait rien, sinon de s’offrir sans défense à ses ennemis
pendant qu’il dormait. Et à tout varlet ou bachelier, il préférait, comme garde, le
serviteur trapu, carré, grisonnant, qui le suivait partout et le servait en tout, aussi
habile à le pourvoir de filles qu’à poignarder silencieusement un gêneur si
quelque affaire tournait mal dans une taverne. Avec cela malicieux, mais jouant à
merveille les niais, et d’autant plus dangereux qu’il ne payait pas de mine,
Lormet était un espion excellent. Quand on lui demandait ce qui l’attachait si
fort à Monseigneur Robert, le bonhomme, ses joues rondes traversées d’un
sourire auquel manquaient trois dents, répondait :
— C’est parce que dans chacun de ses vieux manteaux, je peux m’en tailler
deux.
Dès que Lormet fut entré, Robert ferma les yeux et s’endormit dans l’instant,
bras ouverts, pieds écartés, le ventre soulevé d’un bon souffle d’ogre.
Lormet s’assit sur un tabouret, sa dague posée en travers des genoux, et se mit
en surveillance devant le sommeil du géant.
Une heure plus tard Robert d’Artois s’éveilla de lui-même, s’étira comme un
gros tigre, et se dressa, reposé de muscles et frais d’esprit.
— À toi d’aller dormir maintenant, mon bon Lormet, dit-il ; mais auparavant,
va me quérir le chapelain.
Demain chapitre 3 - La dernière chance d'être reine
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