V
MESDAMES DE HONGRIE, DANS UN CHÂTEAU DE NAPLES
Il est des villes
plus fortes que les siècles ; le temps ne les change pas. Les
dominations s’y succèdent ; les civilisations s’y déposent
comme des alluvions ; mais elles conservent à travers les âges leur
caractère, leur parfum propre, leur rythme et leur rumeur qui les
distinguent de toutes les autres cités de la terre. Naples, de
toujours, fut de ces villes-là. Telle elle avait été, telle elle
restait et resterait au long des âges, à demi africaine et à demi
latine, avec ses ruelles serrées, son grouillement criard, son odeur
d’huile, de safran et de poisson frit, sa poussière couleur de
soleil, son bruit de grelots au cou des mules. Les Grecs l’avaient
organisée, les Romains l’avaient conquise, les Barbares l’avaient
ravagée, les Byzantins et les Normands tour à tour s’y étaient
installés. Naples avait absorbé, utilisé, fondu leurs arts, leurs
lois et leur vocabulaire ; l’imagination de la rue se nourrissait
de leurs souvenirs, de leurs rites et de leurs mythes. Le peuple
n’était ni grec, ni romain, ni byzantin ; il était le peuple
napolitain de toujours, peuple pareil à nul autre au monde, qui use
de la gaîté comme d’un masque de mime pour dissimuler la tragédie
de la misère, qui emploie l’emphase pour donner du piment à la
monotonie des jours, et dont l’apparente paresse n’est dictée
que par la sagesse de ne point feindre l’activité lorsqu’on n’a
rien à faire ; un peuple qui toujours aima la vie et la parole,
toujours dut ruser avec le destin, et toujours montra grand mépris
de l’agitation militaire parce que la paix, qui ne lui fut que
rarement dispensée, jamais ne l’ennuya.
En ce temps-là, et depuis
un demi-siècle environ, Naples était passée de la domination des
Hohenstaufen à celle des princes d’Anjou. L’établissement de
ces derniers, appelés par le Saint-Siège, s’était accompli au
milieu des meurtres, des répressions et des massacres qui
ensanglantaient alors la péninsule. Les apports les plus certains de
la nouvelle monarchie se voyaient d’une part aux industries de
laine qu’elle avait fondées dans les faubourgs pour en tirer
revenus, d’autre part à l’énorme résidence, mi-forteresse et
mi-palais, qu’elle s’était fait construire près de la mer par
l’architecte français Pierre de Chaulnes, le Château- Neuf,
gigantesque donjon rosé érigé vers le ciel et que les Napolitains,
cédant à leur humour autant qu’à leur attachement aux vieux
cultes phalliques, avaient immédiatement surnommé le Maschio
Angioino, le Mâle Angevin.
Un matin de janvier 1315, dans une pièce
haute de ce château, Roberto Oderisi, jeune peintre napolitain élève
de Giotto, contemplait le portrait qu’il venait d’achever et qui
constituait le centre d’un tableau à trois volets. Immobile devant
son chevalet, un pinceau entre les dents, il ne parvenait pas à
s’arracher à l’examen du tableau où l’huile encore fraîche
avait des reflets mouillés. Il se demandait si une touche de jaune
plus pâle, ou au contraire de jaune légèrement orangé, n’aurait
pas mieux rendu l’éclat doré des cheveux, si le front était
assez clair, si l’œil, ce bel œil bleu un peu rond, avait bien
l’expression de la vie. Les traits étaient exactement reproduits,
ô certes oui, les traits… mais le regard ? À quoi tient le regard
? À un point de blanc sur la prunelle ? À une ombre un peu plus
profonde au coin de la paupière ? Comment arriver jamais, avec des
couleurs broyées et disposées les unes auprès des autres, à
restituer la réalité d’un visage et les étranges variations de
la lumière sur le contour des formes ! Peut-être n’était-ce pas
l’œil, après tout, qui se trouvait en cause, mais la transparence
de la narine, ou bien le clair éclat des lèvres… « Je peins trop
de Vierges, avec toujours la même inclinaison de visage, et toujours
la même expression d’extase et d’absence… » pensa le peintre.
— Alors, signor Oderisi, est-ce fini ? demanda la belle princesse
qui lui servait de modèle.
Depuis une semaine, elle passait trois
heures chaque jour assise dans cette pièce, posant pour un portrait
demandé par la cour de France. À travers la grande ogive au vitrage
ouvert, on apercevait les mâtures des bateaux d’Orient amarrés
dans le port et, au-delà, le développement de la baie de Naples, la
mer immensément bleue sous le poudroiement du soleil, le profil
triangulaire du Vésuve. L’air était doux, et le jour heureux à
vivre. Oderisi ôta son pinceau de sa bouche.
— Hélas ! oui,
répondit-il, c’est fini.
— Pourquoi hélas ?
— Parce que je
vais être privé de la félicité de voir chaque matin Donna
Clemenza, et qu’il me semblera désormais que le soleil ne se lève
plus.
C’était là petit compliment, car déclarer à une femme,
qu’elle soit princesse ou servante d’auberge, qu’on va tomber
gravement malade de ne pas la revoir ne constitue pour un Napolitain
que le minimum obligé de la courtoisie. Et la dame de parage qui
brodait, silencieuse, dans un coin de la pièce, avec charge de
veiller sur la décence de l’entretien, n’y trouva pas motif à
seulement lever la tête.
— Et puis, Madame, et puis… je dis
hélas, parce que ce portrait n’est point bon, ajouta Oderisi. Il
ne donne pas de vous une image de beauté aussi parfaite que la
vérité.
On l’eût approuvé qu’il se fût vexé ; mais, se
critiquant, il était sincère. Il éprouvait le chagrin de l’artiste
devant l’œuvre achevée, à n’avoir pu mieux faire. Ce jeune
homme de dix-sept ans présentait déjà les caractères du grand
peintre.
— Puis-je voir ? demanda Clémence de Hongrie.
— Ah !
Madame, ne m’accablez point. Je sais trop que c’est à mon maître
qu’aurait dû revenir l’honneur d’accomplir ce portrait.
On
avait fait appel, effectivement, à Giotto, lui dépêchant un
chevaucheur à travers l’Italie. Mais l’illustre toscan, occupé
cette année-là à peindre la vie de saint François d’Assise sur
les murs de la Santa-Croce, à Florence, avait répondu, du haut de
ses échafaudages, qu’on s’adressât à son jeune disciple de
Naples.
Clémence de Hongrie se leva et s’approcha du chevalet.
Haute et blonde, elle avait moins de grâce que de grandeur, et moins
de féminité peut-être que de noblesse. Mais l’impression un peu
sévère que produisait son maintien était balancée par la pureté
du visage, l’expression émerveillée du regard.
— Mais, signor
Oderisi, s’écria-t-elle, vous m’avez pourtraite plus belle que
je ne suis !
— J’ai fidèlement suivi vos traits, Donna Clemenza
; et aussi je me suis appliqué à peindre votre âme.
— Alors,
j’aimerais que mon miroir eût autant de talent que vous.
Ils se
sourirent, se remerciant mutuellement de leurs compliments.
—
Espérons que cette image plaira en France… je veux dire à mon
oncle de Valois, ajouta-t-elle en montrant un peu de confusion.
Car
une fiction, dont personne n’était dupe, voulait que le portrait
fût destiné à Charles de Valois, pour la grande affection que
celui-ci portait à sa nièce. Clémence, ce disant, se sentit
rougir.
À vingt-deux ans, elle rougissait encore facilement et s’en
faisait reproche comme d’une faiblesse. Combien de fois sa
grand-mère, la reine Marie de Hongrie, ne lui avait-elle pas répété
: « Clémence, on ne rougit point lorsqu’on est princesse, et
promise à devenir reine ! » Se pouvait-il vraiment qu’elle devînt
reine ? Les yeux tournés vers la mer, elle rêvait à ce cousin
lointain, ce roi inconnu dont on lui avait tant parlé depuis vingt
jours qu’était arrivé de Paris un ambassadeur officieux…
Messire de Bouville lui avait représenté le roi Louis X tel qu’un
prince malheureux, parce que durement atteint dans ses affections,
mais doué de tous les agréments de visage, d’esprit et de cœur
qui pouvaient plaire à une dame de haut lignage. Quant à la cour de
France, on devait y voir le modèle des cours, offrant un parfait
mélange des joies de famille et des grandeurs de la royauté…
Or
rien n’était mieux fait pour séduire Clémence de Hongrie que la
perspective d’avoir à guérir les blessures d’âme d’un homme
éprouvé coup sur coup par la trahison d’une épouse indigne et la
mort hâtive d’un père adoré. Pour Clémence, l’amour ne se
pouvait séparer du dévouement. À cela s’ajoutait l’orgueil
d’avoir été choisie par la France… « Certes, j’aurais
longuement attendu un établissement, au point que je n’en espérais
plus. Et voilà peut-être que Dieu va me donner le meilleur époux
et le plus heureux royaume. » Aussi, depuis trois semaines elle
vivait dans le sentiment du miracle et débordait de reconnaissance
envers le Créateur et l’univers entier.
Une tenture, brodée de
lions et d’aigles, se souleva, et un jeune homme de petite taille,
au nez maigre, aux yeux ardents et gais, aux cheveux très noirs,
entra en s’inclinant.
— Oh ! signor Baglioni, vous voilà… dit
Clémence de Hongrie d’un ton joyeux.
Elle aimait bien le jeune
Siennois qui servait d’interprète à l’ambassadeur et donc, pour
elle, faisait partie des messagers du bonheur.
— Madame, dit-il,
messire de Bouville m’envoie vous demander s’il peut venir vous
rendre sa visite ?
— J’ai toujours grand plaisir à voir messire
de Bouville. Mais approchez, et dites-moi ce que vous pensez de cette
image qui est maintenant achevée.
— Je dis, Madame, répondit
Guccio après être resté un instant silencieux devant le tableau,
je dis que ce portrait vous est fidèle à merveille, et qu’il
montre la plus belle dame que mes yeux aient admirée.
Oderisi, les
avant-bras tachés d’ocré et de vermillon, buvait la louange.
—
Vous n’aimez donc point quelque demoiselle en France, comme je
l’avais cru comprendre ? dit Clémence en souriant.
— Certes,
j’aime, Madame…
— Alors vous n’êtes point sincère ou devers
elle ou devers moi, messire Guccio, car j’ai toujours oui dire que
pour qui aime, il n’est de plus beau visage au monde que celui dont
on est épris.
— La dame qui a ma foi et qui me garde la sienne,
répliqua Guccio avec élan, est à coup sûr la plus belle qui soit…
après vous, Donna Clemenza, et ce n’est point mal aimer que de
dire le vrai.
Depuis qu’il était à Naples, et se trouvait mêlé
aux projets d’un mariage de roi, le neveu du banquier Tolomei se
plaisait à prendre des airs de héros de chevalerie, blessé d’amour
pour une belle lointaine. En vérité, sa passion s’accommodait
assez bien de l’éloignement, et il n’avait laissé perdre aucune
occasion des plaisirs qui s’offrent au voyageur.
La princesse
Clémence, pour sa part, se sentait pleine de curiosité et de
dispositions affectueuses à l’égard des amours d’autrui ; elle
aurait voulu que tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles de
la terre fussent heureux.
— Si Dieu veut que j’aille un jour en
France…
Elle rougit à nouveau.
— … j’aurai plaisir à
connaître celle à qui vous pensez tant, et que vous allez épouser,
je le souhaite.
— Ah ! Madame, fasse le ciel que vous veniez ! Vous
n’aurez pas de plus fidèle serviteur que moi, et, j’en suis
certain, de plus dévouée servante qu’elle.
Et il ploya le genou,
avec le meilleur air, comme s’il se fût trouvé en tournoi devant
la loge des dames. Elle le remercia d’un geste de la main ; elle
avait de beaux doigts fuselés, un peu longs du bout, pareils aux
doigts qu’on voyait aux saintes sur les fresques. « Ah ! Le bon
peuple, les gentilles gens », pensait Clémence en regardant le
petit Italien qui, en ce moment, lui représentait toute la France.
—
Pouvez-vous me la nommer, demanda-t-elle encore, ou bien est-ce un
secret ?
— Ce n’est point un secret pour vous, s’il vous plaît
de le savoir, Donna Clemenza. Elle se nomme Marie… Marie de
Cressay. Elle est de noble lignage ; son père était chevalier ;
elle m’attend dans son château qui est à dix lieues de Paris…
Elle a seize ans.
— Eh bien ! Soyez heureux, je vous le souhaite,
signor Guccio ; soyez heureux avec votre belle Marie de Cressay.
Guccio sortit et s’élança dans les galeries en dansant. Il voyait
déjà la reine de France assister à ses noces. Encore fallait-il,
pour qu’un si beau projet vît le jour, que le roi Louis, d’une
part, fût en mesure d’épouser Donna Clemenza, et que la famille
de Cressay, d’autre part, voulût bien accorder à un Lombard la
main de Marie…
Le jeune homme trouva Hugues de Bouville en
l’appartement où on l’avait logé. L’ancien grand chambellan,
un miroir à la main, cherchait la bonne lumière et tournait sur
lui-même pour s’assurer de son apparence et mettre en place les
mèches noires et blanches qui le faisaient ressembler à un gros
cheval pie. Il en était à se demander s’il n’aurait pas eu
avantage à se teindre. Les voyages enrichissent la jeunesse ; mais
il arrive aussi qu’ils troublent l’âge mûr. L’air italien
avait grisé Bouville. Ce brave seigneur, fort attentif à ses
devoirs, n’avait pu résister, dès Florence, à tromper sa femme,
et il s’était aussitôt jeté dans une église pour s’en
confesser. À Sienne, où Guccio connaissait quelques dames
installées dans la galanterie, il avait récidivé, mais avec déjà
moins de remords. À Rome, il s’était conduit comme s’il eût
rajeuni de vingt ans. Naples, prodigue en voluptés faciles, à
condition qu’on fût muni d’un peu d’or, faisait vivre Bouville
dans une sorte d’enchantement. Ce qui partout ailleurs eût passé
pour vice prenait ici un aspect désarmant de naturel et presque de
naïveté. De petits maquereaux de douze ans, guenilleux et dorés,
vantaient la croupe de leur sœur aînée avec une éloquence
antique, puis restaient sagement assis dans l’antichambre à se
gratter les pieds. Et l’on avait en plus le sentiment d’accomplir
une bonne action, en permettant à une famille entière de se nourrir
pendant une semaine. Et puis le plaisir de se promener au mois de
janvier sans manteau ! Bouville s’était mis à la dernière mode
et portait maintenant des surcots à manches de deux couleurs, rayées
en travers. Bien sûr, on l’avait un peu volé au coin de chaque
rue. Faible prix, vraiment, pour tant d’agrément !
— Mon ami,
dit-il à l’entrée de Guccio, savez-vous que j’ai maigri au
point qu’il n’est pas impossible que je reprenne taille fine ?
La
supposition témoignait de beaucoup d’optimisme.
— Messire, dit
le jeune homme, Donna Clemenza est prête à vous recevoir.
—
J’espère que le portrait n’est point achevé ? — Il l’est,
messire.
Bouville poussa un fort soupir.
— Alors, c’est le signe
qu’il nous faut retourner en France. J’en ai regret, je l’avoue,
car j’ai pris cette nation en amitié, et j’aurais bien donné
quelques florins à ce peintre pour qu’il allongeât un peu son
travail. Allons, les meilleures choses ont une fin.
Ils échangèrent
un sourire de connivence, et, pour se rendre aux appartements de la
princesse, le gros ambassadeur prit affectueusement Guccio par le
bras. Entre ces deux hommes, si différents par l’âge, l’origine
et la situation, une véritable amitié avait pris naissance, et
s’était, d’étape en étape, affermie.
Aux yeux de Bouville, le
jeune Toscan semblait l’incarnation même de ce voyage, avec ses
libertés, ses découvertes et le sentiment de la jeunesse retrouvée.
En outre, le garçon se montrait actif, subtil, discutait avec les
fournisseurs, administrait la dépense, aplanissait les difficultés,
organisait les plaisirs. Quant à Guccio, il partageait, grâce à
Bouville, un train de grand seigneur et vivait dans la familiarité
des princes. Ses fonctions mal définies d’interprète, de
secrétaire et d’argentier lui valaient des égards. Et puis
Bouville n’était pas ménager de ses souvenirs ; et pendant les
longues chevauchées, ou bien le soir, au souper dans les auberges ou
les hôtelleries des monastères, il avait instruit Guccio de bien
des choses touchant le roi Philippe le Bel, la cour de France, les
familles royales. De la sorte, ils s’ouvraient mutuellement des
mondes inconnus et se complétaient à merveille, formant un curieux
attelage où l’adolescent, souvent, guidait le barbon.
Ils
pénétrèrent ainsi chez Donna Clemenza ; mais leur air
d’insouciance s’effaça aussitôt qu’ils virent, plantée
devant le tableau, la vieille reine mère Marie de Hongrie. Ployés
en révérences, ils avancèrent d’un pied prudent. Madame de
Hongrie était âgée de soixante-dix ans. Veuve du roi de Naples
Charles II le Boiteux, mère de treize enfants dont elle avait déjà
vu mourir près de la moitié, elle gardait de ses maternités un
bassin large, et de ses deuils de longues rides qui joignaient ses
paupières à sa bouche édentée.
Elle était haute de taille, grise
de teint, neigeuse de cheveu, avec sur toute la physionomie une
expression de force, de décision, d’autorité que la vieillesse
n’avait pas atténuée. Elle portait couronne en tête dès son
réveil. Apparentée à toute l’Europe et revendiquant pour sa
descendance le royaume de Hongrie, elle avait fini, après vingt ans
de lutte, par l’obtenir. Maintenant que son petit-fils
Charles-Robert ou Charobert, héritier de son fils aîné
Charles-Martel, mort prématurément, occupait le trône de Buda, que
la canonisation de son second fils, le défunt évêque de Toulouse,
semblait chose assurée, que son troisième fils, Robert, régnait
sur Naples et les Pouilles, que le quatrième était prince de
Tarente et empereur titulaire de Constantinople, que le cinquième
était duc de Durazzo, et que ses filles survivantes se trouvaient
mariées l’une au roi de Majorque, l’autre à Frédéric
d’Aragon, la reine Marie ne considérait pas encore sa tâche
terminée ; elle s’occupait de sa petite-fille, Clémence
l’orpheline, la sœur de Charobert, qu’elle avait élevée. Se
tournant brusquement vers Bouville, comme un faucon de montagne
repère un chapon, elle lui fit signe d’approcher.
— Alors,
messire, demanda-t-elle, que vous semble de cette image ?
Bouville
entra en méditation devant le chevalet. Ce qu’il contemplait,
c’était moins le visage de la princesse que les deux volets
latéraux destinés à se rabattre pour protéger le tableau, et sur
lesquels Oderisi avait peint d’une part le Maschio Angioino et de
l’autre, dans une perspective en superposition, le port et la baie
de Naples. Regardant la figuration de ce paysage qu’il allait
devoir incessamment quitter, Bouville éprouvait déjà de la
nostalgie.
— L’art m’en paraît sans reproche, dit-il enfin.
Sinon que la bordure est peut-être un peu simple pour encadrer un
visage si beau. Ne croyez-vous pas qu’un feston doré…
Il
cherchait à gagner un jour ou deux.
— Il n’importe, messire,
coupa la vieille reine. Trouvez-vous qu’il ressemble ? Oui. Alors
voilà l’important. L’art est objet frivole et il m’étonnerait
que le roi Louis se souciât beaucoup de guirlandes. C’est le
visage qui l’intéresse, n’est-ce pas vrai ?
Elle ne mâchait pas
ses mots, et, à la différence de toute la cour, ne se souciait pas
de dissimuler le motif de l’ambassade. Toutefois, elle congédia
Oderisi en lui disant :
— Votre travail est bien fait, jeune homme
; vous vous ferez compter votre dû par notre trésorier. Et
maintenant retournez peindre notre église, et veillez à ce que le
diable y soit bien noir et les anges bien resplendissants.
Et pour se
débarrasser aussi de Guccio, elle lui commanda d’aider le peintre
à emporter ses pinceaux. Du même ton, elle envoya la dame de parage
broder ailleurs. Puis, les témoins écartés, elle revint à
Bouville.
— Ainsi, donc, messire, vous allez repartir pour la
France.
— Avec un infini regret, Madame, car toutes les bontés qui
m’ont été faites ici…
— Mais enfin, dit-elle en
l’interrompant, votre mission est accomplie. Du moins, presque.
Ses
yeux noirs étaient plantés dans ceux de Bouville.
— Presque,
Madame ?
— Je veux dire que cette affaire est réglée dans le
principe, puisque le roi mon fils et moi-même donnons accord au
projet. Mais cet accord, messire…
Elle eut un mouvement de la
mâchoire qui fit saillir les tendons de son cou.
— … cet accord,
ne l’oubliez pas, reste à condition. Car si nous nous tenons pour
très hautement honorés par les intentions du roi de France notre
cousin, si nous sommes prêts à l’aimer avec une fidélité toute
chrétienne et à lui donner nombreuse descendance, car les femmes en
notre famille sont fécondes, il n’en est pas moins vrai que notre
réponse définitive demeure soumise à ce que votre maître soit
libre de Madame de Bourgogne, très promptement et très réellement.
Nous ne saurions nous contenter d’une répudiation acceptée par
des évêques de complaisance, et que l’Église en haut lieu
pourrait contester.
— Nous obtiendrons l’annulation avant peu,
Madame, comme j’ai eu l’honneur de vous en assurer.
— Messire,
nous sommes entre nous. Ne m’assurez donc point de ce qui n’est
pas fait.
Bouville toussota pour cacher son embarras.
— Cette
annulation, répondit-il, est le premier souci de Monseigneur de
Valois, qui fera tout pour la diligenter, et considère d’ores à
présent la chose pour acquise…
— Oui, oui, grommela la vieille
reine, je connais mon gendre ! En paroles, rien ne lui résiste, et
ses chevaux ne se cassent point les jambes tant qu’il ne les a pas
jetés dans un ravin.
Bien que sa fille Marguerite fût morte quinze
ans auparavant et que Charles de Valois, depuis, se fût remarié
deux fois, elle continuait de l’appeler « mon gendre ».
— Il
est bien entendu, aussi, que nous ne donnons point de terre. La
France m’en paraît avoir à suffisance. Naguère, quand notre
fille épousa Charles, elle lui apporta l’Anjou en dot, ce qui
était gros. Mais l’autre année, quand une fille du second lit de
Charles vint à s’unir à notre fils de Tarente, elle nous apporta
Constantinople.
Et la vieille reine, de sa main goutteuse, eut un
geste pour signifier que ce beau titre n’était que du vent. En
retrait près de la fenêtre ouverte, et regardant la mer, Clémence
se sentait gênée d’assister à ce débat. L’amour devait-il
s’accompagner de ces préliminaires qui ressemblaient fort à une
discussion de traité ? C’était de son bonheur après tout qu’il
s’agissait, et de sa vie. On avait refusé pour elle, sans lui
demander son avis, tant de partis jugés insuffisants ! Et voilà que
s’offrait le trône de France, alors qu’un mois plus tôt elle se
demandait s’il ne lui faudrait pas entrer en religion ! Elle
trouvait que sa grand-mère prenait un ton bien cassant. Pour sa
part, elle était disposée à traiter plus doucement la chance, et à
se montrer moins pointilleuse sur le droit canon…
Très loin dans
la baie, un navire de haut bord mettait à la voile vers les côtes
de Barbarie.
— Sur mon chemin de retour, Madame, disait Bouville,
je m’arrête en Avignon, chargé des instructions de Monseigneur de
Valois. Et nous aurons avant peu ce pape qui nous fait défaut.
—
J’aime à vous croire, répondit Marie de Hongrie. Mais nous
désirons que tout soit réglé pour l’été. Nous ne sommes pas en
peine de prétendants à la main de Madame Clémence ; d’autres
princes la souhaitent pour épouse. Nous ne pouvons accorder de longs
délais.
Les tendons de son cou saillirent à nouveau.
— Sachez
qu’en Avignon, continua-t-elle, le cardinal Duèze est notre
candidat. Je souhaite fort qu’il soit aussi celui du roi de France.
Vous obtiendrez l’annulation d’autant plus vite, s’il devient
pape, qu’il nous doit beaucoup et nous est tout acquis. De plus
Avignon est terre angevine, dont nous sommes suzerains, sous le roi
de France, bien sûr. Ne l’oubliez pas. Allez présenter vos adieux
au roi mon fils et que tout se passe selon vos vœux… Avant l’été,
messire, je vous le rappelle, avant l’été !
Bouville, s’étant
incliné, se retira.
— Madame ma grand-mère, dit Clémence d’une
voix inquiète, croyez-vous que…
La vieille reine lui frappa à
petits coups sur le bras.
— Tout cela est dans la main de Dieu, mon
enfant, et il ne nous arrive rien que ce qu’il veut.
Et elle sortit
à son tour. « Le roi Louis a peut-être bien, lui, d’autres
princesses en tête, pensa Clémence une fois seule. Est-ce habile de
le presser ainsi, et ne va-t-il pas porter ailleurs son choix ? »
Elle se tenait devant le chevalet, les mains croisées sur la taille,
ayant repris machinalement l’attitude de son portrait. « Un roi
aura-t-il plaisir, se demanda-t-elle encore, à poser ses lèvres sur
ces mains-là ? »
Demain chapitre 6 La chasse aux cardinaux
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