mardi 11 septembre 2018

La reine étranglée - 2àme partie - ch - 5 - Mesdames de Hongrie



MESDAMES DE HONGRIE, DANS UN CHÂTEAU DE NAPLES 

  Il est des villes plus fortes que les siècles ; le temps ne les change pas. Les dominations s’y succèdent ; les civilisations s’y déposent comme des alluvions ; mais elles conservent à travers les âges leur caractère, leur parfum propre, leur rythme et leur rumeur qui les distinguent de toutes les autres cités de la terre. Naples, de toujours, fut de ces villes-là. Telle elle avait été, telle elle restait et resterait au long des âges, à demi africaine et à demi latine, avec ses ruelles serrées, son grouillement criard, son odeur d’huile, de safran et de poisson frit, sa poussière couleur de soleil, son bruit de grelots au cou des mules. Les Grecs l’avaient organisée, les Romains l’avaient conquise, les Barbares l’avaient ravagée, les Byzantins et les Normands tour à tour s’y étaient installés. Naples avait absorbé, utilisé, fondu leurs arts, leurs lois et leur vocabulaire ; l’imagination de la rue se nourrissait de leurs souvenirs, de leurs rites et de leurs mythes. Le peuple n’était ni grec, ni romain, ni byzantin ; il était le peuple napolitain de toujours, peuple pareil à nul autre au monde, qui use de la gaîté comme d’un masque de mime pour dissimuler la tragédie de la misère, qui emploie l’emphase pour donner du piment à la monotonie des jours, et dont l’apparente paresse n’est dictée que par la sagesse de ne point feindre l’activité lorsqu’on n’a rien à faire ; un peuple qui toujours aima la vie et la parole, toujours dut ruser avec le destin, et toujours montra grand mépris de l’agitation militaire parce que la paix, qui ne lui fut que rarement dispensée, jamais ne l’ennuya. 
  En ce temps-là, et depuis un demi-siècle environ, Naples était passée de la domination des Hohenstaufen à celle des princes d’Anjou. L’établissement de ces derniers, appelés par le Saint-Siège, s’était accompli au milieu des meurtres, des répressions et des massacres qui ensanglantaient alors la péninsule. Les apports les plus certains de la nouvelle monarchie se voyaient d’une part aux industries de laine qu’elle avait fondées dans les faubourgs pour en tirer revenus, d’autre part à l’énorme résidence, mi-forteresse et mi-palais, qu’elle s’était fait construire près de la mer par l’architecte français Pierre de Chaulnes, le Château- Neuf, gigantesque donjon rosé érigé vers le ciel et que les Napolitains, cédant à leur humour autant qu’à leur attachement aux vieux cultes phalliques, avaient immédiatement surnommé le Maschio Angioino, le Mâle Angevin. 
  Un matin de janvier 1315, dans une pièce haute de ce château, Roberto Oderisi, jeune peintre napolitain élève de Giotto, contemplait le portrait qu’il venait d’achever et qui constituait le centre d’un tableau à trois volets. Immobile devant son chevalet, un pinceau entre les dents, il ne parvenait pas à s’arracher à l’examen du tableau où l’huile encore fraîche avait des reflets mouillés. Il se demandait si une touche de jaune plus pâle, ou au contraire de jaune légèrement orangé, n’aurait pas mieux rendu l’éclat doré des cheveux, si le front était assez clair, si l’œil, ce bel œil bleu un peu rond, avait bien l’expression de la vie. Les traits étaient exactement reproduits, ô certes oui, les traits… mais le regard ? À quoi tient le regard ? À un point de blanc sur la prunelle ? À une ombre un peu plus profonde au coin de la paupière ? Comment arriver jamais, avec des couleurs broyées et disposées les unes auprès des autres, à restituer la réalité d’un visage et les étranges variations de la lumière sur le contour des formes ! Peut-être n’était-ce pas l’œil, après tout, qui se trouvait en cause, mais la transparence de la narine, ou bien le clair éclat des lèvres… « Je peins trop de Vierges, avec toujours la même inclinaison de visage, et toujours la même expression d’extase et d’absence… » pensa le peintre. 
  — Alors, signor Oderisi, est-ce fini ? demanda la belle princesse qui lui servait de modèle. 
  Depuis une semaine, elle passait trois heures chaque jour assise dans cette pièce, posant pour un portrait demandé par la cour de France. À travers la grande ogive au vitrage ouvert, on apercevait les mâtures des bateaux d’Orient amarrés dans le port et, au-delà, le développement de la baie de Naples, la mer immensément bleue sous le poudroiement du soleil, le profil triangulaire du Vésuve. L’air était doux, et le jour heureux à vivre. Oderisi ôta son pinceau de sa bouche. 
  — Hélas ! oui, répondit-il, c’est fini. 
  — Pourquoi hélas ? 
  — Parce que je vais être privé de la félicité de voir chaque matin Donna Clemenza, et qu’il me semblera désormais que le soleil ne se lève plus. 
  C’était là petit compliment, car déclarer à une femme, qu’elle soit princesse ou servante d’auberge, qu’on va tomber gravement malade de ne pas la revoir ne constitue pour un Napolitain que le minimum obligé de la courtoisie. Et la dame de parage qui brodait, silencieuse, dans un coin de la pièce, avec charge de veiller sur la décence de l’entretien, n’y trouva pas motif à seulement lever la tête. 
  — Et puis, Madame, et puis… je dis hélas, parce que ce portrait n’est point bon, ajouta Oderisi. Il ne donne pas de vous une image de beauté aussi parfaite que la vérité. 
  On l’eût approuvé qu’il se fût vexé ; mais, se critiquant, il était sincère. Il éprouvait le chagrin de l’artiste devant l’œuvre achevée, à n’avoir pu mieux faire. Ce jeune homme de dix-sept ans présentait déjà les caractères du grand peintre. 
  — Puis-je voir ? demanda Clémence de Hongrie. 
  — Ah ! Madame, ne m’accablez point. Je sais trop que c’est à mon maître qu’aurait dû revenir l’honneur d’accomplir ce portrait. 
  On avait fait appel, effectivement, à Giotto, lui dépêchant un chevaucheur à travers l’Italie. Mais l’illustre toscan, occupé cette année-là à peindre la vie de saint François d’Assise sur les murs de la Santa-Croce, à Florence, avait répondu, du haut de ses échafaudages, qu’on s’adressât à son jeune disciple de Naples. 
  Clémence de Hongrie se leva et s’approcha du chevalet. Haute et blonde, elle avait moins de grâce que de grandeur, et moins de féminité peut-être que de noblesse. Mais l’impression un peu sévère que produisait son maintien était balancée par la pureté du visage, l’expression émerveillée du regard. 
  — Mais, signor Oderisi, s’écria-t-elle, vous m’avez pourtraite plus belle que je ne suis ! 
  — J’ai fidèlement suivi vos traits, Donna Clemenza ; et aussi je me suis appliqué à peindre votre âme. 
  — Alors, j’aimerais que mon miroir eût autant de talent que vous. 
  Ils se sourirent, se remerciant mutuellement de leurs compliments. 
  — Espérons que cette image plaira en France… je veux dire à mon oncle de Valois, ajouta-t-elle en montrant un peu de confusion. 
  Car une fiction, dont personne n’était dupe, voulait que le portrait fût destiné à Charles de Valois, pour la grande affection que celui-ci portait à sa nièce. Clémence, ce disant, se sentit rougir. 
  À vingt-deux ans, elle rougissait encore facilement et s’en faisait reproche comme d’une faiblesse. Combien de fois sa grand-mère, la reine Marie de Hongrie, ne lui avait-elle pas répété : « Clémence, on ne rougit point lorsqu’on est princesse, et promise à devenir reine ! » Se pouvait-il vraiment qu’elle devînt reine ? Les yeux tournés vers la mer, elle rêvait à ce cousin lointain, ce roi inconnu dont on lui avait tant parlé depuis vingt jours qu’était arrivé de Paris un ambassadeur officieux… 
  Messire de Bouville lui avait représenté le roi Louis X tel qu’un prince malheureux, parce que durement atteint dans ses affections, mais doué de tous les agréments de visage, d’esprit et de cœur qui pouvaient plaire à une dame de haut lignage. Quant à la cour de France, on devait y voir le modèle des cours, offrant un parfait mélange des joies de famille et des grandeurs de la royauté… 
  Or rien n’était mieux fait pour séduire Clémence de Hongrie que la perspective d’avoir à guérir les blessures d’âme d’un homme éprouvé coup sur coup par la trahison d’une épouse indigne et la mort hâtive d’un père adoré. Pour Clémence, l’amour ne se pouvait séparer du dévouement. À cela s’ajoutait l’orgueil d’avoir été choisie par la France… « Certes, j’aurais longuement attendu un établissement, au point que je n’en espérais plus. Et voilà peut-être que Dieu va me donner le meilleur époux et le plus heureux royaume. » Aussi, depuis trois semaines elle vivait dans le sentiment du miracle et débordait de reconnaissance envers le Créateur et l’univers entier. 
  Une tenture, brodée de lions et d’aigles, se souleva, et un jeune homme de petite taille, au nez maigre, aux yeux ardents et gais, aux cheveux très noirs, entra en s’inclinant. 
  — Oh ! signor Baglioni, vous voilà… dit Clémence de Hongrie d’un ton joyeux. 
  Elle aimait bien le jeune Siennois qui servait d’interprète à l’ambassadeur et donc, pour elle, faisait partie des messagers du bonheur. 
  — Madame, dit-il, messire de Bouville m’envoie vous demander s’il peut venir vous rendre sa visite ? 
  — J’ai toujours grand plaisir à voir messire de Bouville. Mais approchez, et dites-moi ce que vous pensez de cette image qui est maintenant achevée.   
  — Je dis, Madame, répondit Guccio après être resté un instant silencieux devant le tableau, je dis que ce portrait vous est fidèle à merveille, et qu’il montre la plus belle dame que mes yeux aient admirée. 
  Oderisi, les avant-bras tachés d’ocré et de vermillon, buvait la louange. 
  — Vous n’aimez donc point quelque demoiselle en France, comme je l’avais cru comprendre ? dit Clémence en souriant. 
  — Certes, j’aime, Madame… 
  — Alors vous n’êtes point sincère ou devers elle ou devers moi, messire Guccio, car j’ai toujours oui dire que pour qui aime, il n’est de plus beau visage au monde que celui dont on est épris. 
  — La dame qui a ma foi et qui me garde la sienne, répliqua Guccio avec élan, est à coup sûr la plus belle qui soit… après vous, Donna Clemenza, et ce n’est point mal aimer que de dire le vrai. 
  Depuis qu’il était à Naples, et se trouvait mêlé aux projets d’un mariage de roi, le neveu du banquier Tolomei se plaisait à prendre des airs de héros de chevalerie, blessé d’amour pour une belle lointaine. En vérité, sa passion s’accommodait assez bien de l’éloignement, et il n’avait laissé perdre aucune occasion des plaisirs qui s’offrent au voyageur. 
  La princesse Clémence, pour sa part, se sentait pleine de curiosité et de dispositions affectueuses à l’égard des amours d’autrui ; elle aurait voulu que tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles de la terre fussent heureux. 
  — Si Dieu veut que j’aille un jour en France… 
  Elle rougit à nouveau. 
  — … j’aurai plaisir à connaître celle à qui vous pensez tant, et que vous allez épouser, je le souhaite. 
  — Ah ! Madame, fasse le ciel que vous veniez ! Vous n’aurez pas de plus fidèle serviteur que moi, et, j’en suis certain, de plus dévouée servante qu’elle. 
  Et il ploya le genou, avec le meilleur air, comme s’il se fût trouvé en tournoi devant la loge des dames. Elle le remercia d’un geste de la main ; elle avait de beaux doigts fuselés, un peu longs du bout, pareils aux doigts qu’on voyait aux saintes sur les fresques. « Ah ! Le bon peuple, les gentilles gens », pensait Clémence en regardant le petit Italien qui, en ce moment, lui représentait toute la France. 
  — Pouvez-vous me la nommer, demanda-t-elle encore, ou bien est-ce un secret ? 
  — Ce n’est point un secret pour vous, s’il vous plaît de le savoir, Donna Clemenza. Elle se nomme Marie… Marie de Cressay. Elle est de noble lignage ; son père était chevalier ; elle m’attend dans son château qui est à dix lieues de Paris… Elle a seize ans. 
  — Eh bien ! Soyez heureux, je vous le souhaite, signor Guccio ; soyez heureux avec votre belle Marie de Cressay. 
  Guccio sortit et s’élança dans les galeries en dansant. Il voyait déjà la reine de France assister à ses noces. Encore fallait-il, pour qu’un si beau projet vît le jour, que le roi Louis, d’une part, fût en mesure d’épouser Donna Clemenza, et que la famille de Cressay, d’autre part, voulût bien accorder à un Lombard la main de Marie… 
  Le jeune homme trouva Hugues de Bouville en l’appartement où on l’avait logé. L’ancien grand chambellan, un miroir à la main, cherchait la bonne lumière et tournait sur lui-même pour s’assurer de son apparence et mettre en place les mèches noires et blanches qui le faisaient ressembler à un gros cheval pie. Il en était à se demander s’il n’aurait pas eu avantage à se teindre. Les voyages enrichissent la jeunesse ; mais il arrive aussi qu’ils troublent l’âge mûr. L’air italien avait grisé Bouville. Ce brave seigneur, fort attentif à ses devoirs, n’avait pu résister, dès Florence, à tromper sa femme, et il s’était aussitôt jeté dans une église pour s’en confesser. À Sienne, où Guccio connaissait quelques dames installées dans la galanterie, il avait récidivé, mais avec déjà moins de remords. À Rome, il s’était conduit comme s’il eût rajeuni de vingt ans. Naples, prodigue en voluptés faciles, à condition qu’on fût muni d’un peu d’or, faisait vivre Bouville dans une sorte d’enchantement. Ce qui partout ailleurs eût passé pour vice prenait ici un aspect désarmant de naturel et presque de naïveté. De petits maquereaux de douze ans, guenilleux et dorés, vantaient la croupe de leur sœur aînée avec une éloquence antique, puis restaient sagement assis dans l’antichambre à se gratter les pieds. Et l’on avait en plus le sentiment d’accomplir une bonne action, en permettant à une famille entière de se nourrir pendant une semaine. Et puis le plaisir de se promener au mois de janvier sans manteau ! Bouville s’était mis à la dernière mode et portait maintenant des surcots à manches de deux couleurs, rayées en travers. Bien sûr, on l’avait un peu volé au coin de chaque rue. Faible prix, vraiment, pour tant d’agrément ! 
  — Mon ami, dit-il à l’entrée de Guccio, savez-vous que j’ai maigri au point qu’il n’est pas impossible que je reprenne taille fine ? 
  La supposition témoignait de beaucoup d’optimisme.  
  — Messire, dit le jeune homme, Donna Clemenza est prête à vous recevoir. 
  — J’espère que le portrait n’est point achevé ? — Il l’est, messire. 
  Bouville poussa un fort soupir. 
  — Alors, c’est le signe qu’il nous faut retourner en France. J’en ai regret, je l’avoue, car j’ai pris cette nation en amitié, et j’aurais bien donné quelques florins à ce peintre pour qu’il allongeât un peu son travail. Allons, les meilleures choses ont une fin. 
  Ils échangèrent un sourire de connivence, et, pour se rendre aux appartements de la princesse, le gros ambassadeur prit affectueusement Guccio par le bras. Entre ces deux hommes, si différents par l’âge, l’origine et la situation, une véritable amitié avait pris naissance, et s’était, d’étape en étape, affermie. 
  Aux yeux de Bouville, le jeune Toscan semblait l’incarnation même de ce voyage, avec ses libertés, ses découvertes et le sentiment de la jeunesse retrouvée. En outre, le garçon se montrait actif, subtil, discutait avec les fournisseurs, administrait la dépense, aplanissait les difficultés, organisait les plaisirs. Quant à Guccio, il partageait, grâce à Bouville, un train de grand seigneur et vivait dans la familiarité des princes. Ses fonctions mal définies d’interprète, de secrétaire et d’argentier lui valaient des égards. Et puis Bouville n’était pas ménager de ses souvenirs ; et pendant les longues chevauchées, ou bien le soir, au souper dans les auberges ou les hôtelleries des monastères, il avait instruit Guccio de bien des choses touchant le roi Philippe le Bel, la cour de France, les familles royales. De la sorte, ils s’ouvraient mutuellement des mondes inconnus et se complétaient à merveille, formant un curieux attelage où l’adolescent, souvent, guidait le barbon. 
  Ils pénétrèrent ainsi chez Donna Clemenza ; mais leur air d’insouciance s’effaça aussitôt qu’ils virent, plantée devant le tableau, la vieille reine mère Marie de Hongrie. Ployés en révérences, ils avancèrent d’un pied prudent. Madame de Hongrie était âgée de soixante-dix ans. Veuve du roi de Naples Charles II le Boiteux, mère de treize enfants dont elle avait déjà vu mourir près de la moitié, elle gardait de ses maternités un bassin large, et de ses deuils de longues rides qui joignaient ses paupières à sa bouche édentée. 
  Elle était haute de taille, grise de teint, neigeuse de cheveu, avec sur toute la physionomie une expression de force, de décision, d’autorité que la vieillesse n’avait pas atténuée. Elle portait couronne en tête dès son réveil. Apparentée à toute l’Europe et revendiquant pour sa descendance le royaume de Hongrie, elle avait fini, après vingt ans de lutte, par l’obtenir. Maintenant que son petit-fils Charles-Robert ou Charobert, héritier de son fils aîné Charles-Martel, mort prématurément, occupait le trône de Buda, que la canonisation de son second fils, le défunt évêque de Toulouse, semblait chose assurée, que son troisième fils, Robert, régnait sur Naples et les Pouilles, que le quatrième était prince de Tarente et empereur titulaire de Constantinople, que le cinquième était duc de Durazzo, et que ses filles survivantes se trouvaient mariées l’une au roi de Majorque, l’autre à Frédéric d’Aragon, la reine Marie ne considérait pas encore sa tâche terminée ; elle s’occupait de sa petite-fille, Clémence l’orpheline, la sœur de Charobert, qu’elle avait élevée. Se tournant brusquement vers Bouville, comme un faucon de montagne repère un chapon, elle lui fit signe d’approcher. 
  — Alors, messire, demanda-t-elle, que vous semble de cette image ? 
  Bouville entra en méditation devant le chevalet. Ce qu’il contemplait, c’était moins le visage de la princesse que les deux volets latéraux destinés à se rabattre pour protéger le tableau, et sur lesquels Oderisi avait peint d’une part le Maschio Angioino et de l’autre, dans une perspective en superposition, le port et la baie de Naples. Regardant la figuration de ce paysage qu’il allait devoir incessamment quitter, Bouville éprouvait déjà de la nostalgie. 
  — L’art m’en paraît sans reproche, dit-il enfin. Sinon que la bordure est peut-être un peu simple pour encadrer un visage si beau. Ne croyez-vous pas qu’un feston doré… 
  Il cherchait à gagner un jour ou deux. 
  — Il n’importe, messire, coupa la vieille reine. Trouvez-vous qu’il ressemble ? Oui. Alors voilà l’important. L’art est objet frivole et il m’étonnerait que le roi Louis se souciât beaucoup de guirlandes. C’est le visage qui l’intéresse, n’est-ce pas vrai ? 
  Elle ne mâchait pas ses mots, et, à la différence de toute la cour, ne se souciait pas de dissimuler le motif de l’ambassade. Toutefois, elle congédia Oderisi en lui disant : 
  — Votre travail est bien fait, jeune homme ; vous vous ferez compter votre dû par notre trésorier. Et maintenant retournez peindre notre église, et veillez à ce que le diable y soit bien noir et les anges bien resplendissants. 
  Et pour se débarrasser aussi de Guccio, elle lui commanda d’aider le peintre à emporter ses pinceaux. Du même ton, elle envoya la dame de parage broder ailleurs. Puis, les témoins écartés, elle revint à Bouville. 
  — Ainsi, donc, messire, vous allez repartir pour la France. 
  — Avec un infini regret, Madame, car toutes les bontés qui m’ont été faites ici… 
  — Mais enfin, dit-elle en l’interrompant, votre mission est accomplie. Du moins, presque. 
  Ses yeux noirs étaient plantés dans ceux de Bouville. 
  — Presque, Madame ? 
  — Je veux dire que cette affaire est réglée dans le principe, puisque le roi mon fils et moi-même donnons accord au projet. Mais cet accord, messire… 
  Elle eut un mouvement de la mâchoire qui fit saillir les tendons de son cou. 
  — … cet accord, ne l’oubliez pas, reste à condition. Car si nous nous tenons pour très hautement honorés par les intentions du roi de France notre cousin, si nous sommes prêts à l’aimer avec une fidélité toute chrétienne et à lui donner nombreuse descendance, car les femmes en notre famille sont fécondes, il n’en est pas moins vrai que notre réponse définitive demeure soumise à ce que votre maître soit libre de Madame de Bourgogne, très promptement et très réellement. Nous ne saurions nous contenter d’une répudiation acceptée par des évêques de complaisance, et que l’Église en haut lieu pourrait contester. 
  — Nous obtiendrons l’annulation avant peu, Madame, comme j’ai eu l’honneur de vous en assurer.   
  — Messire, nous sommes entre nous. Ne m’assurez donc point de ce qui n’est pas fait. 
  Bouville toussota pour cacher son embarras. 
  — Cette annulation, répondit-il, est le premier souci de Monseigneur de Valois, qui fera tout pour la diligenter, et considère d’ores à présent la chose pour acquise… 
  — Oui, oui, grommela la vieille reine, je connais mon gendre ! En paroles, rien ne lui résiste, et ses chevaux ne se cassent point les jambes tant qu’il ne les a pas jetés dans un ravin. 
  Bien que sa fille Marguerite fût morte quinze ans auparavant et que Charles de Valois, depuis, se fût remarié deux fois, elle continuait de l’appeler « mon gendre ». 
  — Il est bien entendu, aussi, que nous ne donnons point de terre. La France m’en paraît avoir à suffisance. Naguère, quand notre fille épousa Charles, elle lui apporta l’Anjou en dot, ce qui était gros. Mais l’autre année, quand une fille du second lit de Charles vint à s’unir à notre fils de Tarente, elle nous apporta Constantinople. 
  Et la vieille reine, de sa main goutteuse, eut un geste pour signifier que ce beau titre n’était que du vent. En retrait près de la fenêtre ouverte, et regardant la mer, Clémence se sentait gênée d’assister à ce débat. L’amour devait-il s’accompagner de ces préliminaires qui ressemblaient fort à une discussion de traité ? C’était de son bonheur après tout qu’il s’agissait, et de sa vie. On avait refusé pour elle, sans lui demander son avis, tant de partis jugés insuffisants ! Et voilà que s’offrait le trône de France, alors qu’un mois plus tôt elle se demandait s’il ne lui faudrait pas entrer en religion ! Elle trouvait que sa grand-mère prenait un ton bien cassant. Pour sa part, elle était disposée à traiter plus doucement la chance, et à se montrer moins pointilleuse sur le droit canon… 
  Très loin dans la baie, un navire de haut bord mettait à la voile vers les côtes de Barbarie. 
   — Sur mon chemin de retour, Madame, disait Bouville, je m’arrête en Avignon, chargé des instructions de Monseigneur de Valois. Et nous aurons avant peu ce pape qui nous fait défaut.      
  — J’aime à vous croire, répondit Marie de Hongrie. Mais nous désirons que tout soit réglé pour l’été. Nous ne sommes pas en peine de prétendants à la main de Madame Clémence ; d’autres princes la souhaitent pour épouse. Nous ne pouvons accorder de longs délais. 
  Les tendons de son cou saillirent à nouveau. 
  — Sachez qu’en Avignon, continua-t-elle, le cardinal Duèze est notre candidat. Je souhaite fort qu’il soit aussi celui du roi de France. Vous obtiendrez l’annulation d’autant plus vite, s’il devient pape, qu’il nous doit beaucoup et nous est tout acquis. De plus Avignon est terre angevine, dont nous sommes suzerains, sous le roi de France, bien sûr. Ne l’oubliez pas. Allez présenter vos adieux au roi mon fils et que tout se passe selon vos vœux… Avant l’été, messire, je vous le rappelle, avant l’été !   
  Bouville, s’étant incliné, se retira. 
  — Madame ma grand-mère, dit Clémence d’une voix inquiète, croyez-vous que… 
  La vieille reine lui frappa à petits coups sur le bras.   
  — Tout cela est dans la main de Dieu, mon enfant, et il ne nous arrive rien que ce qu’il veut. 
  Et elle sortit à son tour. « Le roi Louis a peut-être bien, lui, d’autres princesses en tête, pensa Clémence une fois seule. Est-ce habile de le presser ainsi, et ne va-t-il pas porter ailleurs son choix ? » Elle se tenait devant le chevalet, les mains croisées sur la taille, ayant repris machinalement l’attitude de son portrait. « Un roi aura-t-il plaisir, se demanda-t-elle encore, à poser ses lèvres sur ces mains-là ? » 

Demain chapitre 6 La chasse aux cardinaux

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire