VI
LA
CHASSE AUX CARDINAUX
Bouville
et Guccio s’embarquèrent le surlendemain matin. Il avait été
décidé, en effet, qu’ils rentreraient par mer, pour gagner du
temps. Dans leur bagage, ils emportaient un petit coffre serti de
métal qui contenait l’or délivré par les Bardi de Naples, et
dont Guccio gardait la clef sur sa poitrine. Accoudés à la rambarde
du château d’arrière, Bouville et Guccio regardèrent, avec
mélancolie, s’éloigner Naples, le Vésuve et les îles. On
apercevait des groupes de voiles blanches quittant les rivages pour
la pêche de jour. Puis ce fut la haute mer. La Méditerranée était
calme, avec juste ce qu’il fallait de brise pour pousser le navire.
Guccio, qui se souvenait de sa détestable traversée de la Manche
l’année précédente, et avait conçu quelque alarme à remettre
le pied sur un vaisseau, se réjouissait de n’être point malade.
Il lui suffit de deux heures pour prendre en estime la belle
stabilité du bâtiment, ainsi que sa propre vaillance ; et pour un
peu il se fût comparé à messer Marco Polo, le grand navigateur
vénitien, dont le Divisement du Monde, composé récemment d’après
ses voyages, était fort lu et fort célèbre ces années-là. Guccio
allait et venait de gaillard en gaillard, s’instruisait des termes
de marine et se jouait à lui-même l’homme d’aventures,
cependant que l’ancien grand chambellan continuait de regretter la
ville merveilleuse à laquelle il avait dû s’arracher.
Après cinq
jours, ils abordèrent à Aigues-Mortes. De ce lieu, Saint Louis
jadis était parti pour la croisade ; mais la construction du port
n’avait été véritablement achevée que sous Philippe le Bel.
—
Allons, dit le gros Bouville, s’efforçant de secouer sa nostalgie,
il faut maintenant nous mettre aux tâches urgentes.
Les écuyers
eurent à trouver chevaux et mules, les valets à arrimer les
portemanteaux, le portrait d’Oderisi emballé dans une caisse, et
le coffre des Bardi que Guccio ne quittait point de l’œil. Le
temps était aigre, nuageux, et Naples déjà ne semblait plus que le
souvenir d’un rêve. Une journée et demie de chevauchée, avec un
arrêt en Arles, fut nécessaire pour gagner Avignon.
Durant ce
trajet, messire de Bouville prit froid. Trop habitué au soleil
d’Italie, il avait négligé d’assez se couvrir. Or les hivers de
Provence sont brefs, mais parfois rudes. Toussant, crachant et
mouchant, Bouville pestait sans relâche contre les rigueurs d’un
pays qui lui paraissait n’être plus le sien. L’arrivée en
Avignon, sous des rafales de mistral, fut décevante, car il n’y
avait pas un seul cardinal dans la ville. Voilà qui était au moins
étrange pour une cité où résidait la papauté ! Personne ne put
renseigner l’envoyé du roi de France ; personne ne savait, ou ne
voulait savoir.
Le palais pontifical était clos, portes et fenêtres,
et gardé seulement par un portier muet ou demeuré. Bouville
et Guccio décidèrent alors, la nuit venant, d’aller prendre gîte
dans la forteresse de Villeneuve, de l’autre côté du pont. Là,
un capitaine fort maussade et fort avare de commentaires leur apprit
que les cardinaux se trouvaient sans doute à Carpentras, et qu’il
fallait les chercher plutôt de ce côté-là. Et il fournit aux
voyageurs, mais sans empressement, le repas et le coucher.
— Ce
capitaine d’archers, dit Bouville à Guccio, ne se montre guère
avenant à qui se présente de la part du roi. J’en ferai remarque
en rentrant à Paris.
À l’aube tout le monde était en selle pour
franchir les six lieues qui séparent Avignon de Carpentras. Bouville
avait repris un peu d’espoir. Car le pape Clément V ayant prescrit
par ses volontés dernières que le conclave se réunirait à
Carpentras, on pouvait penser, si les cardinaux y étaient retournés,
que le conclave siégeait enfin ou se disposait à siéger. À
Carpentras, il fallut déchanter. Pas l’ombre d’un chapeau rouge.
En revanche, il gelait, et le vent qui continuait de souffler
s’engouffrait dans les ruelles et coupait les hommes au visage.
À
cela s’ajoutait, pour les voyageurs, un vague sentiment
d’insécurité ou de machination ; car, à peine Bouville et les
siens étaient-ils sortis d’Avignon, le matin, que deux cavaliers
les avaient dépassés, sans leur rendre leur salut, galopant à
toute force vers Carpentras.
— C’est étrange, avait remarqué
Guccio ; on dirait que ces gens n’ont d’autre souci que d’arriver
avant nous où nous allons.
La petite cité était déserte ; les
habitants semblaient s’être terrés ou avoir fui.
— Serait-ce
notre approche, dit Bouville, qui produit ainsi le vide devant nous ?
Notre escorte n’est point si nombreuse qu’elle puisse effrayer.
À
la cathédrale ils ne découvrirent qu’un vieux chanoine qui
feignit d’abord de comprendre qu’ils voulaient se confesser, et
les entraîna vers la sacristie. Il s’exprimait par chuchotements
ou par gestes. Guccio, qui craignait un guet-apens et s’inquiétait
pour les coffres laissés avec les mules devant le portail de
l’église, avançait la main sur sa dague. Le vieux chanoine, après
s’être fait répéter six fois les questions, avoir réfléchi,
balancé la tête et épousseté son camail pelé, consentit enfin à
leur confier que les cardinaux s’étaient retirés à Orange. On
l’avait laissé là, tout seul…
— À Orange ? s’écria
messire de Bouville.
Là-dessus il fut pris d’éternuements, dont
le bruit se répercuta dans la cathédrale entière.
— Mais par le
corps-dieu, dit-il quand il eut retrouvé souffle, ce ne sont point
des prélats, mais des hirondelles que vos cardinaux ! Êtes-vous sûr
au moins qu’ils y soient, à Orange ?
— Sûr… répondit le
vieux chanoine, choqué du juron qu’il venait d’entendre. De quoi
peut-on être sûr en ce monde, si ce n’est de l’existence de
Dieu ? Je pense qu’à Orange, pour tout le moins, vous pourrez
joindre les Italiens.
Puis il se tut, comme s’il craignait d’en
avoir déjà trop dit. Il avait certainement des rancœurs à
assouvir, mais n’osait pas se livrer.
— Eh bien, soit !
Dirigeons-nous sur Orange, décida Bouville avec une lassitude
irritée. De combien en sommes-nous distants ? Six lieues également
? Va pour six lieues. Aux montures les valets !
Or, aussitôt
Bouville et Guccio engagés sur la route d’Orange, deux cavaliers à
nouveau les dépassèrent, allant bride abattue ; et cette fois les
voyageurs n’eurent plus à douter que c’était bien pour eux
qu’on faisait ces chevauchées. Bouville, soudain saisi d’une
humeur guerrière, voulut qu’on courût sus aux deux cavaliers ;
mais Guccio s’y opposa fermement.
— Notre train est trop lourd,
messire Hugues, pour que nous puissions jamais rattraper ces hommes ;
leurs montures sont fraîches, les nôtres sont lasses ; et surtout,
je ne veux point laisser le coffre en arrière.
— Il est vrai,
reconnut Bouville, que mon bidet est mauvais ; je le sens s’arrondir
sous moi et j’aimerais bien en changer.
Ils ne furent pas autrement
étonnés, parvenus à Orange, de constater que les Monsignori en
étaient absents. Toutefois, Bouville s’emporta quand il s’entendit
répondre qu’il fallait plutôt les chercher en Avignon.
— Mais
nous sommes passés hier en Avignon, cria-t-il au clerc qui voulait
bien les renseigner, et tout y était vide comme ma main ! Et
Monseigneur Duèze ? Où est Monseigneur Duèze ?
Le clerc répliqua
que Monseigneur Duèze étant évêque d’Avignon, il convenait de
le demander à son évêché. La discussion semblait vaine. Le prévôt
d’Orange, par une malheureuse coïncidence, était justement en
déplacement ce jour-là, et le commis qui le remplaçait n’avait
point d’instructions pour s’occuper du confort des arrivants.
Ceux-ci durent passer la nuit dans une auberge fort sale et fort
froide, auprès d’un champ de ruines envahi par les herbes et où
le vent hurlait.
Assis en face d’un Bouville effondré de fatigue,
Guccio pensait qu’il allait devoir prendre l’expédition en main
si l’on voulait jamais rentrer à Paris, avec ou sans résultat. Un
homme d’escorte, en débâtant, avait eu la jambe cassée d’un
coup de pied de mule et il faudrait le laisser là. Deux des montures
blessaient au garrot ; d’autres avaient besoin d’être référées.
Messire de Bouville enfin coulait du nez que c’en était pitié. Il
montra si peu d’énergie, pendant la journée du lendemain, et fut
si désespéré en revoyant les murs d’Avignon, qu’il ne fit
guère de difficulté pour permettre à Guccio de se substituer à
lui.
— Jamais je n’oserai me présenter devant le roi,
gémissait-il. Mais le moyen de faire un pape, je vous le demande,
quand tout ce qui porte soutane s’enfuit à notre arrivée ! Jamais
plus je ne siégerai au Conseil, jamais plus. En cette seule mission,
je démérite de toute ma vie.
Il s’embarrassait de soucis
tatillons. Le portrait de Madame Clémence était-il bien arrimé et
n’avait-il pas été gâté par le voyage ?
— Laissez-moi faire,
messire Hugues, lui répondit Guccio avec autorité. Et d’abord il
me faut vous loger au chaud ; vous me semblez en avoir grand besoin.
Guccio s’en fut trouver le capitaine de ville, et il eut si bien le
ton qu’aurait dû prendre Bouville depuis le début, fit sonner si
haut, dans son fort accent italien, les titres de son chef et ceux
qu’il s’octroyait à lui-même, mit tant de naturel dans
l’expression de ses exigences qu’en moins d’une heure on vida
une maison pour qu’il la pût occuper. Guccio installa son monde et
coucha Bouville dans un lit bien bassiné. Puis, quand le gros homme,
qui prenait hypocritement excuse de son refroidissement pour ne plus
rien décider, fut enfoui sous les couvertures, Guccio lui dit :
—
Cette odeur de traquenard qui flotte tout autour de nous ne me plaît
guère, et maintenant j’aimerais assez abriter notre or. Il y a ici
un agent des Bardi ; c’est à lui que je vais confier mon dépôt.
Après quoi je me sentirai plus à l’aise pour vous rechercher vos
damnés cardinaux.
— Mes cardinaux, mes cardinaux ! grommela
Bouville. Ce ne sont point mes cardinaux, et je suis plus marri que
vous l’êtes des tours qu’ils me jouent. Nous conférerons de
cela quand j’aurai dormi un peu, si vous le voulez, car je me sens
tout frileux. Êtes-vous bien assuré au moins de votre Lombard ?
Pouvons-nous avoir confiance en lui ? Cet argent, après tout, est
celui du roi de France…
Guccio le prit d’assez haut.
— Ayez en
l’esprit, messire Hugues, que je suis en alarme pour cet argent
tout juste, voyez-vous, comme s’il appartenait à quelqu’un de ma
famille !
Il se rendit alors à la banque dans le quartier de
Saint-Agricol. L’agent des Bardi, qui était un cousin du chef de
cette puissante compagnie, reçut Guccio avec la cordialité qu’on
doit au neveu d’un grand confrère, et il alla serrer l’or
lui-même dans sa chambre-forte. On échangea des signatures ; puis
le Lombard conduisit dans la grand-salle son visiteur, afin que
celui-ci lui fit le récit de ses difficultés. Un homme mince,
légèrement voûté, qui se tenait devant la cheminée, se retourna
à leur entrée, et s’écria :
— Guccio Baglioni ! Per Bacco, sei
tu ? Che placere di vederti !
— Carissimo Boccacio, che
fortuna ! Che faï qua ?
Ce sont toujours les mêmes gens qui se
rencontrent en chemin, parce que ce sont toujours les mêmes, en
fait, qui voyagent. Il n’y avait rien de tellement extraordinaire à
ce que le signer Boccace fût là, puisqu’il était voyageur
principal pour la compagnie des Bardi. Mais les amitiés nées au
hasard des chemins, entre gens qui se déplacent beaucoup, sont plus
rapides, plus enthousiastes et souvent plus solides que celles qui
s’établissent entre les sédentaires.
Boccace et Guccio s’étaient
connus, un an plus tôt, sur la route de Londres ; Paris les avait à
quelques reprises réunis, et ils se regardaient comme s’ils
eussent été amis de toujours. Leur joie s’exprima en bonnes
invectives toscanes, fort ornées dans la grossièreté. Un auditeur
non averti des habitudes florentines n’eût pas compris pourquoi si
joyeux compagnons se traitaient mutuellement de bâtards, de
chancreux et de sodomites. Tandis que le Bardi d’Avignon leur
versait du vin aux épices, Guccio raconta son expédition, les
mésaventures qu’il avait essuyées ces derniers jours en
poursuivant les cardinaux, et dépeignit le piteux état du gros
messire de Bouville. Boccace bientôt ne se tint plus de rire.
— La
caccia ai cardinali, la caccia ai cardinali ! Vi hanno preso per il
culo, i Monsignori !
Puis, reprenant son sérieux, il fournit à
Guccio quelques explications.
— Ne sois point surpris si les
cardinaux se cachent, dit-il. On leur a enseigné la prudence, et
tout ce qui vient de la cour de France, ou s’annonce comme tel,
leur fait prendre la fuite. L’été dernier, Bertrand de Got et
Guillaume de Budos, les neveux du pape défunt, sont arrivés par
ici, envoyés par ton bon ami Marigny, soi-disant pour ramener en
Bordelais le corps de leur oncle. Ils n’avaient avec eux que cinq
cents hommes d’armes, ce qui fait beaucoup de porteurs pour un seul
cadavre ! Leur mission était de préparer l’élection d’un
cardinal français, et ce ne fut pas la douceur qui leur servit
d’argument. Un beau matin les maisons de Leurs Éminences furent
toutes saccagées, tandis qu’on assiégeait le couvent de
Carpentras où se tenait le conclave ; et les cardinaux, sautant par
une brèche du mur, se sauvèrent dans la campagne pour mettre leur
peau à couvert. Sans cette brèche que leur avait ménagée la
Providence, leur affaire était mauvaise. Certains ont couru une
bonne lieue, la soutane aux genoux. D’autres sont allés se mucher
dans des granges. Le souvenir ne leur en est pas encore passé.
—
Ajoutez à cela, dit le cousin Bardi, qu’on vient de renforcer la
garnison de Villeneuve, et que les cardinaux à tout instant
s’attendent à voir les archers passer le pont. On vous a vus aller
à Villeneuve, en revenir, cela suffit… Et savez-vous qui sont ces
cavaliers qui vous ont à plusieurs reprises dépassés ? Des gens de
Marigny l’archevêque, j’en jurerais. Ils grouillent dans les
parages, en ce moment. Je n’arrive pas à comprendre au juste le
travail qu’ils font, mais certainement pas le vôtre.
— Vous
n’obtiendrez rien, Bouville et toi, reprit Boccace, en vous
présentant de la part du roi de France, et vous risquez tout au plus
quelque soir d’avaler un potage assaisonné de telle façon que
vous ne vous réveillerez pas. Il n’est de recommandation pour
l’heure auprès des cardinaux… auprès de quelques cardinaux !…
que venant du roi de Naples. Vous arrivez de là-bas, m’as-tu dit ?
— Tout droit, répondit Guccio, et nous avons même les
bénédictions de la reine Marie de Hongrie pour voir le cardinal
Duèze.
— Eh ! Que ne le disais-tu ? Nous ne connaissons que lui !
Il est notre client depuis vingt ans. Étrange personne, d’ailleurs,
que ce Monseigneur Duèze. Il semblait fort bien placé, à
Carpentras, pour être fait pape.
— Alors que ne l’a-t-on laissé
élire ? Il est français. — Il est né français ; mais il a été
chancelier de Naples, et c’est pourquoi Marigny n’en veut pas. Je
puis te le faire rencontrer quand tu veux, demain si cela te plaît.
— Tu sais donc où le trouver ?
— Il n’a jamais bougé d’ici,
dit Boccace en riant. Rentre à ton logis, et je te donnerai
nouvelles avant la nuit. Et si vous disposez d’un peu de monnaie,
comme tu me le dis, l’entrevue n’en sera que facilitée. Car le
bon cardinal est souvent à court et nous doit assez gros.
Trois
heures plus tard, le signor Boccace frappait à la porte de la maison
où était installé Bouville. Il apportait de bonnes informations.
Le cardinal Duèze irait le lendemain, vers la neuvième heure, faire
une promenade de santé, à une lieue au nord d’Avignon, en un
endroit nommé le Pontet, à cause d’un petit pont qui se trouvait
là. Le cardinal accepterait de rencontrer tout à fait par hasard le
seigneur de Bouville si celui-ci venait à passer dans les parages, à
condition qu’il ne fût pas accompagné de plus de six hommes. Les
escortes devraient rester de part et d’autre d’un grand champ,
tandis que Duèze et Bouville s’entretiendraient au milieu, loin de
tout regard et de toute oreille. Le cardinal de curie s’entendait à
organiser le mystère.
— Guccio, mon enfant, vous me sauvez, et je
me souviendrai toujours de vous en savoir gré, dit Bouville dont la
santé, avec l’espérance revenue, s’améliorait un peu.
Le
lendemain matin donc, Bouville, flanqué de Guccio, du signor Boccace
et de quatre écuyers, se rendit au Pontet. L’air était fort
brumeux, effaçant les contours et les sons, et l’endroit désert à
souhait. Messire de Bouville avait revêtu trois manteaux. On
attendit un long moment. Enfin, un petit groupe de cavaliers surgit
du brouillard, entourant un jeune homme qui chevauchait une mule
blanche et qui descendit lestement de sa monture. Il portait une
chape sombre sous laquelle se devinaient des vêtements rouges, et
avait la tête couverte d’un bonnet fourré à oreillettes. Il
avança d’un pas vif, presque sautillant, dans l’herbe gelée, et
l’on vit alors que ce jeune homme était bien le cardinal Duèze,
et que Son Adolescence avait soixante-dix ans. Seul son visage, creux
de joues, creux de tempes, avec des sourcils blancs sur une peau
sèche, avouait son âge ; mais ses yeux avaient gardé la vivacité
attentive de la jeunesse. Bouville se mit en marche lui aussi et
rejoignit le cardinal auprès d’une murette.
Les deux hommes
demeurèrent un instant à s’observer, mutuellement déroutés par
leur apparence. Bouville, avec son respect inné de l’Église,
s’attendait à voir un prélat plein de majesté, un peu onctueux,
et non ce farfadet sautant dans le brouillard. Le cardinal de curie,
qui croyait qu’on lui avait dépêché un capitaine de guerre de
l’espèce Nogaret ou Bertrand de Got, considérait ce gros homme
couvert comme un oignon et qui se mouchait avec fracas.
Ce fut le
cardinal qui attaqua. Sa voix ne pouvait que surprendre qui ne
l’avait pas encore entendue. Voilée comme un tambour funèbre,
tout à la fois vive, rapide et étouffée, elle ne semblait pas
sortir de lui, mais de quelqu’un d’autre qui se fût trouvé dans
les parages et qu’on cherchait instinctivement.
— Vous venez
donc, messire de Bouville, de la part du roi Robert de Naples, qui me
fait l’honneur de sa chrétienne confiance. Le roi de Naples… le
roi de Naples, répéta-t-il. C’est fort bien. Mais vous êtes
aussi envoyé du roi de France. Vous étiez grand chambellan du roi
Philippe, qui ne m’aimait guère… je ne sais trop pourquoi
d’ailleurs, car j’avais agi à sa convenance lors du concile de
Vienne, pour faire supprimer les Templiers.
Bouville comprit que
l’entretien allait prendre un vrai tour politique, et se sentit,
les pieds dans un champ de Provence, comme si on l’interpellait au
Conseil étroit. Il bénit sa mémoire de lui fournir un argument de
réponse.
— Il me paraît, Monseigneur, que vous vous étiez opposé
à ce qu’on décrétât d’hérésie le pape Boniface ; et le roi
Philippe ne l’avait pas oublié.
— Messire, en vérité, c’était
trop me demander. Les rois ne se rendent point compte de ce qu’ils
exigent. Quand on appartient au collège dans lequel se recrutent les
papes, on répugne à créer de tels précédents. Un roi, lorsqu’il
monte au trône, ne fait point proclamer que son père était
traître, adultère et pillard, bien que ce soit souvent le cas. Le
pape Boniface est mort fou, nous le savons, en refusant les
sacrements et en proférant d’horribles blasphèmes. Mais il avait
perdu l’esprit parce qu’on l’avait souffleté sur son trône.
Qu’aurait gagné l’Église à étaler cette honte ? Quant aux
bulles publiées par Boniface avant qu’il fût fou, elles
présentaient, pour toute hérésie, de déplaire au roi de France.
Or en telle matière, le jugement appartient au pape plutôt qu’au
roi. Et Clément V, mon vénéré bienfaiteur… Vous savez que je
lui dois d’être le peu que je suis… le pape Clément était de
cet avis. Monseigneur de Marigny non plus ne m’aime guère ; il a
tout fait pour s’opposer à moi, depuis que le trône de saint
Pierre est vacant. Alors je ne comprends point ! Pourquoi
souhaitez-vous me voir ? Marigny est-il encore aussi puissant en
France, ou bien feint-il de l’être encore ? On affirme qu’il ne
commande plus, et tout continue pourtant à lui obéir.
Étrange
homme que ce cardinal qui accumulait les ruses pour éviter un
ambassadeur, puis pour le rencontrer, et, dès le premier instant,
entrait dans le vif des choses comme s’il connaissait de toujours
son interlocuteur.
— La vérité, Monseigneur, répondit Bouville
qui ne voulait pas engager le débat sur Marigny, la vérité est que
je viens vous exprimer le souhait du roi Louis, et celui de
Monseigneur de Valois, d’avoir un pape au plus tôt.
Les blancs
sourcils du cardinal se levèrent.
— Le beau désir quand on
m’empêche, par cautèle, par argent ou par force, d’être élu
depuis neuf mois ! Non que je m’estime digne d’une si haute
mission… mais qui l’est, je vous le demande ?… ni que je sois
plus avide qu’un autre d’une tiare dont je sais bien le poids.
L’évêché d’Avignon m’occupe suffisamment, et aussi les
traités auxquels je consacre toutes mes ressources de temps. J’ai
entrepris un Thésaurus pauperum, un Art transmutatoire sur les
recettes d’alchimie, et aussi un Élixir des Philosophes qui sont
fort avancés et que je voudrais bien voir achevés avant que de
mourir… A-t-on changé de décision à Paris en ce qui me regarde ?
Est-ce moi maintenant que l’on souhaite pour pape ?
Bouville
constata en cet instant que les instructions de Monseigneur de Valois
étaient, comme toujours, aussi impératives que vagues. On lui avait
dit : « Un pape. »
— Mais certes, Monseigneur, répondit-il
mollement. Pourquoi pas vous ?
— Alors, c’est qu’on a quelque
grave chose à me demander… je veux dire : à obtenir de qui sera
élu. Quel service attend-on ?
— Il se trouve, Monseigneur, que le
roi est en besoin de faire annuler son mariage…
— … pour
pouvoir se remarier avec Madame Clémence de Hongrie ? dit le
cardinal.
— Vous savez donc le projet ? — N’avez-vous pas
séjourné trois grandes semaines à Naples, et n’apportez-vous pas
un portrait de Madame Clémence ?
— Je vous vois bien renseigné,
Monseigneur.
Le cardinal ne répondit pas et se mit à observer le
ciel comme s’il y regardait passer des anges.
— Annuler… dit-il
de sa voix feutrée qui se dissolvait dans le brouillard. Certes on
peut toujours annuler. Les portes de l’église étaient-elles bien
ouvertes le jour du mariage ? Vous y assistiez… et vous ne vous
souvenez pas. Il se peut que d’autres se rappellent qu’elles
aient été par mégarde fermées. Votre roi est cousin bien proche
de son épouse ! On a peut-être omis de demander la dispense. On
pourrait démarier à peu près tous les princes d’Europe pour ce
motif ; ils sont cousins de tous les côtés, et il n’est que de
voir les produits de leurs unions pour s’en rendre compte. Celui-ci
boite, cet autre est sourd, tel encore s’évertue sans succès à
l’œuvre de chair. S’il ne se glissait de temps à autre parmi
eux quelque péché ou quelque mésalliance, on les verrait bientôt
s’éteindre de scrofule et de langueur.
— La famille de France,
répondit Bouville blessé, se porte fort bien, et nos princes du
sang sont robustes comme des charrons.
— Oui, oui… mais quand la
maladie ne les prend pas au corps, elle les prend à la tête. Et
puis les enfants y meurent beaucoup en bas âge… Non, vraiment, je
ne suis point pressé d’être pape.
— Mais si vous le deveniez,
Monseigneur, dit Bouville tâchant à reprendre le fil, l’annulation
vous semblerait-elle chose possible… avant l’été ?
— Annuler
est moins difficile, dit amèrement Jacques Duèze, que de retrouver
les voix qu’on m’a fait perdre.
L’entretien tournait en rond.
Bouville, apercevant ses hommes qui battaient la semelle au bout du
champ, regrettait de ne pouvoir appeler Guccio, ou bien ce signor
Boccace qui semblait si habile. La brume était moins dense et
laissait deviner, très pâle, la présence du soleil. Un jour sans
vent. Bouville appréciait ce répit ; mais il était las de se tenir
debout et ses trois manteaux commençaient à lui peser. Il s’assit
machinalement sur la murette, faite de pierres plates superposées,
et demanda :
— Enfin, Monseigneur, à quel point en est le conclave
?
— Le conclave ? Mais il n’y en a point. Le cardinal d’Albano…
— Vous voulez parler de messire Arnaud d’Auch, qui vint à Paris
l’an dernier…
— … en tant que légat, pour condamner le
grand-maître du Temple. C’est cela même. Étant cardinal
camerlingue, c’est à lui de nous réunir ; or il s’arrange pour
n’en rien faire depuis que messire de Marigny, dont il passe pour
être la créature, le lui a interdit.
— Mais si, à la parfin…
À
ce moment, Bouville se rendit compte qu’il était assis, alors que
le prélat demeurait debout, et il se releva brusquement en
s’excusant.
— Non, non, messire, je vous prie…, dit Duèze en
le forçant à se rasseoir.
Et il vint lui-même, d’un geste léger,
se poser sur la murette.
— Si le conclave était enfin réuni,
reprit Bouville, à quoi arriverait-on ?
— À rien. Ceci est fort
simple à comprendre.
Fort simple, assurément, pour le cardinal qui,
comme tout candidat à une élection, reprenait chaque jour le compte
des suffrages éventuels ; moins simple pour Bouville qui eut quelque
mal à entendre la suite, toujours débitée de la même voix de
confessionnal.
— Le pape doit être élu aux deux tiers des
votants. Nous sommes vingt-trois : quinze Français et huit Italiens.
De ces huit, cinq sont pour le cardinal Caëtani, neveu de Boniface…
irréductibles. Nous ne les aurons jamais pour nous. Ils veulent
venger Boniface, haïssent la couronne de France et tous ceux qui,
directement ou à travers le pape Clément, mon vénéré
bienfaiteur, l’ont pu servir.
— Et les trois autres ?
— …
haïssent Caëtani ; il s’agit des deux Colonna et de l’Orsini.
Rivalités ancestrales. Aucun de ces trois n’ayant lieu d’espérer
pour soi, ils me sont favorables dans la mesure où je fais obstacle
à Francesco Caëtani ; à moins que… à moins qu’on ne leur
promette de ramener le Saint-Siège à Rome, ce qui pourrait remettre
un instant tous les Italiens d’accord, quitte ensuite à les faire
s’assassiner entre eux.
— Et les quinze Français ?
— Ah ! Si
les Français votaient ensemble, vous auriez un pape depuis beau
temps ! Au début, six m’étaient acquis, envers lesquels le roi de
Naples, par mon entremise, s’était montré généreux.
— Six
Français, compta Bouville, et trois Italiens cela nous fait neuf.
—
Eh oui, messire… Cela fait neuf, et il nous faut seize voix pour
avoir le compte. Notez que les neuf autres Français ne sont pas
assez nombreux non plus pour avoir tel pape que voudrait Marigny.
—
Il s’agit donc de vous gagner sept voix. Pensez-vous que certaines
puissent être obtenues par argent ? J’ai moyen de vous laisser
quelques fonds. Combien comptez-vous par cardinal ?
Bouville crut
avoir amené la chose fort habilement. À sa surprise, Duèze ne
parut pas bondir sur la proposition.
— Je ne crois pas,
répondit-il, que les cardinaux français qui nous manquent soient
sensibles à l’argument. Ce n’est point que l’honnêteté soit
chez tous la majeure vertu, ni qu’ils vivent dans l’austérité ;
mais la peur que leur inspire messire de Marigny l’emporte pour le
moment sur l’attrait des biens de ce monde. Les Italiens sont plus
âpres, mais la haine leur tient lieu de conscience.
— Ainsi, dit
Bouville, tout repose donc sur Marigny et sur le pouvoir qu’il a
auprès de neuf cardinaux français ?
— Tout dépend de cela,
messire, aujourd’hui… Demain cela peut dépendre d’autre chose.
Combien d’or pouvez-vous me remettre ?
Bouville écarquilla les
yeux.
— Mais vous venez de me dire, Monseigneur, que cet or ne
pouvait vous servir de rien !
— C’est mal m’avoir compris,
messire. Cet or ne peut point m’aider à conquérir de nouveaux
partisans, mais il me serait fort nécessaire pour garder ceux que
j’ai et auxquels, tant que je ne suis point élu, je ne puis donner
de bénéfices. La belle affaire si, quand vous m’aurez trouvé les
voix qui me manquent, j’avais perdu entre temps celles qui me
soutiennent !
— De quelle somme souhaitez-vous disposer ?
— Si le
roi de France est assez riche que de me fournir six mille livres, je
me charge de les bien employer.
À ce moment, Bouville eut à nouveau
besoin de se moucher. L’autre prit cela pour une finesse et
craignit d’avoir avancé un chiffre trop élevé. Ce fut le seul
point que marqua Bouville dans tout l’entretien.
— Même avec
cinq mille, chuchota Duèze, je serai en mesure de faire face… pour
un temps.
Il savait déjà que cet or pour la plus grande part ne
quitterait point sa bourse, ou plutôt servirait à étouffer ses
dettes.
— La somme, dit Bouville, vous sera remise par les Bardi.
—
Qu’ils la gardent en dépôt, répondit le cardinal ; j’ai un
compte chez eux. J’y puiserai selon les besoins.
Après quoi il se
montra soudain pressé de remonter sur sa mule, assura Bouville qu’il
ne manquerait point de prier pour lui et qu’il aurait plaisir à le
revoir. Il tendit au gros homme son anneau à baiser, et puis s’en
repartit, sautillant dans l’herbe, comme il était venu. « Le
curieux pape que nous aurons là, qui s’occupe d’alchimie autant
que d’Église, pensait Bouville en le regardant s’éloigner ;
était-il bien fait pour l’état qu’il a choisi ? » Bouville, au
demeurant, n’était pas trop mécontent de soi. On l’avait chargé
de voir les cardinaux ? Il était arrivé à en approcher un… De
trouver un pape ? Ce Duèze paraissait ne pas demander mieux que de
l’être… De distribuer de l’or ? C’était chose faite.
Quand
Bouville eut rejoint Guccio et lui eut rapporté d’un air satisfait
les résultats de son entrevue, le neveu de Tolomei s’écria :
—
Ainsi, messire Hugues, vous êtes donc parvenu à acheter fort cher
le seul cardinal qui fût déjà pour nous !
Et l’or que les Bardi
de Naples avaient, par Tolomei, prêté au roi de France, retourna
aux Bardi d’Avignon pour les rembourser de ce qu’ils avaient
prêté au candidat du roi de Naples.
Demain chapitre 7 - Un quitus en échange d'un pontife.
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