mercredi 12 septembre 2018

La reine étranglée - 2àme partie - ch - 6 - La chasse aux cardinaux



VI
LA CHASSE AUX CARDINAUX
    
Bouville et Guccio s’embarquèrent le surlendemain matin. Il avait été décidé, en effet, qu’ils rentreraient par mer, pour gagner du temps. Dans leur bagage, ils emportaient un petit coffre serti de métal qui contenait l’or délivré par les Bardi de Naples, et dont Guccio gardait la clef sur sa poitrine. Accoudés à la rambarde du château d’arrière, Bouville et Guccio regardèrent, avec mélancolie, s’éloigner Naples, le Vésuve et les îles. On apercevait des groupes de voiles blanches quittant les rivages pour la pêche de jour. Puis ce fut la haute mer. La Méditerranée était calme, avec juste ce qu’il fallait de brise pour pousser le navire. Guccio, qui se souvenait de sa détestable traversée de la Manche l’année précédente, et avait conçu quelque alarme à remettre le pied sur un vaisseau, se réjouissait de n’être point malade. Il lui suffit de deux heures pour prendre en estime la belle stabilité du bâtiment, ainsi que sa propre vaillance ; et pour un peu il se fût comparé à messer Marco Polo, le grand navigateur vénitien, dont le Divisement du Monde, composé récemment d’après ses voyages, était fort lu et fort célèbre ces années-là. Guccio allait et venait de gaillard en gaillard, s’instruisait des termes de marine et se jouait à lui-même l’homme d’aventures, cependant que l’ancien grand chambellan continuait de regretter la ville merveilleuse à laquelle il avait dû s’arracher. 
  Après cinq jours, ils abordèrent à Aigues-Mortes. De ce lieu, Saint Louis jadis était parti pour la croisade ; mais la construction du port n’avait été véritablement achevée que sous Philippe le Bel. 
  — Allons, dit le gros Bouville, s’efforçant de secouer sa nostalgie, il faut maintenant nous mettre aux tâches urgentes. 
  Les écuyers eurent à trouver chevaux et mules, les valets à arrimer les portemanteaux, le portrait d’Oderisi emballé dans une caisse, et le coffre des Bardi que Guccio ne quittait point de l’œil. Le temps était aigre, nuageux, et Naples déjà ne semblait plus que le souvenir d’un rêve. Une journée et demie de chevauchée, avec un arrêt en Arles, fut nécessaire pour gagner Avignon. 
  Durant ce trajet, messire de Bouville prit froid. Trop habitué au soleil d’Italie, il avait négligé d’assez se couvrir. Or les hivers de Provence sont brefs, mais parfois rudes. Toussant, crachant et mouchant, Bouville pestait sans relâche contre les rigueurs d’un pays qui lui paraissait n’être plus le sien. L’arrivée en Avignon, sous des rafales de mistral, fut décevante, car il n’y avait pas un seul cardinal dans la ville. Voilà qui était au moins étrange pour une cité où résidait la papauté ! Personne ne put renseigner l’envoyé du roi de France ; personne ne savait, ou ne voulait savoir. 
  Le palais pontifical était clos, portes et fenêtres, et gardé seulement par un portier muet ou demeuré. Bouville et Guccio décidèrent alors, la nuit venant, d’aller prendre gîte dans la forteresse de Villeneuve, de l’autre côté du pont. Là, un capitaine fort maussade et fort avare de commentaires leur apprit que les cardinaux se trouvaient sans doute à Carpentras, et qu’il fallait les chercher plutôt de ce côté-là. Et il fournit aux voyageurs, mais sans empressement, le repas et le coucher. 
  — Ce capitaine d’archers, dit Bouville à Guccio, ne se montre guère avenant à qui se présente de la part du roi. J’en ferai remarque en rentrant à Paris. 
  À l’aube tout le monde était en selle pour franchir les six lieues qui séparent Avignon de Carpentras. Bouville avait repris un peu d’espoir. Car le pape Clément V ayant prescrit par ses volontés dernières que le conclave se réunirait à Carpentras, on pouvait penser, si les cardinaux y étaient retournés, que le conclave siégeait enfin ou se disposait à siéger. À Carpentras, il fallut déchanter. Pas l’ombre d’un chapeau rouge. En revanche, il gelait, et le vent qui continuait de souffler s’engouffrait dans les ruelles et coupait les hommes au visage. 
  À cela s’ajoutait, pour les voyageurs, un vague sentiment d’insécurité ou de machination ; car, à peine Bouville et les siens étaient-ils sortis d’Avignon, le matin, que deux cavaliers les avaient dépassés, sans leur rendre leur salut, galopant à toute force vers Carpentras. 
  — C’est étrange, avait remarqué Guccio ; on dirait que ces gens n’ont d’autre souci que d’arriver avant nous où nous allons. 
  La petite cité était déserte ; les habitants semblaient s’être terrés ou avoir fui. 
  — Serait-ce notre approche, dit Bouville, qui produit ainsi le vide devant nous ? Notre escorte n’est point si nombreuse qu’elle puisse effrayer. 
  À la cathédrale ils ne découvrirent qu’un vieux chanoine qui feignit d’abord de comprendre qu’ils voulaient se confesser, et les entraîna vers la sacristie. Il s’exprimait par chuchotements ou par gestes. Guccio, qui craignait un guet-apens et s’inquiétait pour les coffres laissés avec les mules devant le portail de l’église, avançait la main sur sa dague. Le vieux chanoine, après s’être fait répéter six fois les questions, avoir réfléchi, balancé la tête et épousseté son camail pelé, consentit enfin à leur confier que les cardinaux s’étaient retirés à Orange. On l’avait laissé là, tout seul… 
  — À Orange ? s’écria messire de Bouville. 
  Là-dessus il fut pris d’éternuements, dont le bruit se répercuta dans la cathédrale entière. 
  — Mais par le corps-dieu, dit-il quand il eut retrouvé souffle, ce ne sont point des prélats, mais des hirondelles que vos cardinaux ! Êtes-vous sûr au moins qu’ils y soient, à Orange ? 
  — Sûr… répondit le vieux chanoine, choqué du juron qu’il venait d’entendre. De quoi peut-on être sûr en ce monde, si ce n’est de l’existence de Dieu ? Je pense qu’à Orange, pour tout le moins, vous pourrez joindre les Italiens. 
  Puis il se tut, comme s’il craignait d’en avoir déjà trop dit. Il avait certainement des rancœurs à assouvir, mais n’osait pas se livrer. 
  — Eh bien, soit ! Dirigeons-nous sur Orange, décida Bouville avec une lassitude irritée. De combien en sommes-nous distants ? Six lieues également ? Va pour six lieues. Aux montures les valets ! 
  Or, aussitôt Bouville et Guccio engagés sur la route d’Orange, deux cavaliers à nouveau les dépassèrent, allant bride abattue ; et cette fois les voyageurs n’eurent plus à douter que c’était bien pour eux qu’on faisait ces chevauchées. Bouville, soudain saisi d’une humeur guerrière, voulut qu’on courût sus aux deux cavaliers ; mais Guccio s’y opposa fermement. 
  — Notre train est trop lourd, messire Hugues, pour que nous puissions jamais rattraper ces hommes ; leurs montures sont fraîches, les nôtres sont lasses ; et surtout, je ne veux point laisser le coffre en arrière. 
  — Il est vrai, reconnut Bouville, que mon bidet est mauvais ; je le sens s’arrondir sous moi et j’aimerais bien en changer. 
  Ils ne furent pas autrement étonnés, parvenus à Orange, de constater que les Monsignori en étaient absents. Toutefois, Bouville s’emporta quand il s’entendit répondre qu’il fallait plutôt les chercher en Avignon. 
  — Mais nous sommes passés hier en Avignon, cria-t-il au clerc qui voulait bien les renseigner, et tout y était vide comme ma main ! Et Monseigneur Duèze ? Où est Monseigneur Duèze ? 
  Le clerc répliqua que Monseigneur Duèze étant évêque d’Avignon, il convenait de le demander à son évêché. La discussion semblait vaine. Le prévôt d’Orange, par une malheureuse coïncidence, était justement en déplacement ce jour-là, et le commis qui le remplaçait n’avait point d’instructions pour s’occuper du confort des arrivants. Ceux-ci durent passer la nuit dans une auberge fort sale et fort froide, auprès d’un champ de ruines envahi par les herbes et où le vent hurlait. 
  Assis en face d’un Bouville effondré de fatigue, Guccio pensait qu’il allait devoir prendre l’expédition en main si l’on voulait jamais rentrer à Paris, avec ou sans résultat. Un homme d’escorte, en débâtant, avait eu la jambe cassée d’un coup de pied de mule et il faudrait le laisser là. Deux des montures blessaient au garrot ; d’autres avaient besoin d’être référées. Messire de Bouville enfin coulait du nez que c’en était pitié. Il montra si peu d’énergie, pendant la journée du lendemain, et fut si désespéré en revoyant les murs d’Avignon, qu’il ne fit guère de difficulté pour permettre à Guccio de se substituer à lui. 
  — Jamais je n’oserai me présenter devant le roi, gémissait-il. Mais le moyen de faire un pape, je vous le demande, quand tout ce qui porte soutane s’enfuit à notre arrivée ! Jamais plus je ne siégerai au Conseil, jamais plus. En cette seule mission, je démérite de toute ma vie. 
  Il s’embarrassait de soucis tatillons. Le portrait de Madame Clémence était-il bien arrimé et n’avait-il pas été gâté par le voyage ? 
  — Laissez-moi faire, messire Hugues, lui répondit Guccio avec autorité. Et d’abord il me faut vous loger au chaud ; vous me semblez en avoir grand besoin. 
  Guccio s’en fut trouver le capitaine de ville, et il eut si bien le ton qu’aurait dû prendre Bouville depuis le début, fit sonner si haut, dans son fort accent italien, les titres de son chef et ceux qu’il s’octroyait à lui-même, mit tant de naturel dans l’expression de ses exigences qu’en moins d’une heure on vida une maison pour qu’il la pût occuper. Guccio installa son monde et coucha Bouville dans un lit bien bassiné. Puis, quand le gros homme, qui prenait hypocritement excuse de son refroidissement pour ne plus rien décider, fut enfoui sous les couvertures, Guccio lui dit : 
  — Cette odeur de traquenard qui flotte tout autour de nous ne me plaît guère, et maintenant j’aimerais assez abriter notre or. Il y a ici un agent des Bardi ; c’est à lui que je vais confier mon dépôt. Après quoi je me sentirai plus à l’aise pour vous rechercher vos damnés cardinaux. 
  — Mes cardinaux, mes cardinaux ! grommela Bouville. Ce ne sont point mes cardinaux, et je suis plus marri que vous l’êtes des tours qu’ils me jouent. Nous conférerons de cela quand j’aurai dormi un peu, si vous le voulez, car je me sens tout frileux. Êtes-vous bien assuré au moins de votre Lombard ? Pouvons-nous avoir confiance en lui ? Cet argent, après tout, est celui du roi de France… 
  Guccio le prit d’assez haut. 
  — Ayez en l’esprit, messire Hugues, que je suis en alarme pour cet argent tout juste, voyez-vous, comme s’il appartenait à quelqu’un de ma famille ! 
  Il se rendit alors à la banque dans le quartier de Saint-Agricol. L’agent des Bardi, qui était un cousin du chef de cette puissante compagnie, reçut Guccio avec la cordialité qu’on doit au neveu d’un grand confrère, et il alla serrer l’or lui-même dans sa chambre-forte. On échangea des signatures ; puis le Lombard conduisit dans la grand-salle son visiteur, afin que celui-ci lui fit le récit de ses difficultés. Un homme mince, légèrement voûté, qui se tenait devant la cheminée, se retourna à leur entrée, et s’écria : 
  — Guccio Baglioni ! Per Bacco, sei tu ? Che placere di vederti ! 
  — Carissimo Boccacio, che fortuna ! Che faï qua ?    
  Ce sont toujours les mêmes gens qui se rencontrent en chemin, parce que ce sont toujours les mêmes, en fait, qui voyagent. Il n’y avait rien de tellement extraordinaire à ce que le signer Boccace fût là, puisqu’il était voyageur principal pour la compagnie des Bardi. Mais les amitiés nées au hasard des chemins, entre gens qui se déplacent beaucoup, sont plus rapides, plus enthousiastes et souvent plus solides que celles qui s’établissent entre les sédentaires. 
  Boccace et Guccio s’étaient connus, un an plus tôt, sur la route de Londres ; Paris les avait à quelques reprises réunis, et ils se regardaient comme s’ils eussent été amis de toujours. Leur joie s’exprima en bonnes invectives toscanes, fort ornées dans la grossièreté. Un auditeur non averti des habitudes florentines n’eût pas compris pourquoi si joyeux compagnons se traitaient mutuellement de bâtards, de chancreux et de sodomites. Tandis que le Bardi d’Avignon leur versait du vin aux épices, Guccio raconta son expédition, les mésaventures qu’il avait essuyées ces derniers jours en poursuivant les cardinaux, et dépeignit le piteux état du gros messire de Bouville. Boccace bientôt ne se tint plus de rire. 
  — La caccia ai cardinali, la caccia ai cardinali ! Vi hanno preso per il culo, i Monsignori ! 
  Puis, reprenant son sérieux, il fournit à Guccio quelques explications. 
  — Ne sois point surpris si les cardinaux se cachent, dit-il. On leur a enseigné la prudence, et tout ce qui vient de la cour de France, ou s’annonce comme tel, leur fait prendre la fuite. L’été dernier, Bertrand de Got et Guillaume de Budos, les neveux du pape défunt, sont arrivés par ici, envoyés par ton bon ami Marigny, soi-disant pour ramener en Bordelais le corps de leur oncle. Ils n’avaient avec eux que cinq cents hommes d’armes, ce qui fait beaucoup de porteurs pour un seul cadavre ! Leur mission était de préparer l’élection d’un cardinal français, et ce ne fut pas la douceur qui leur servit d’argument. Un beau matin les maisons de Leurs Éminences furent toutes saccagées, tandis qu’on assiégeait le couvent de Carpentras où se tenait le conclave ; et les cardinaux, sautant par une brèche du mur, se sauvèrent dans la campagne pour mettre leur peau à couvert. Sans cette brèche que leur avait ménagée la Providence, leur affaire était mauvaise. Certains ont couru une bonne lieue, la soutane aux genoux. D’autres sont allés se mucher dans des granges. Le souvenir ne leur en est pas encore passé. 
  — Ajoutez à cela, dit le cousin Bardi, qu’on vient de renforcer la garnison de Villeneuve, et que les cardinaux à tout instant s’attendent à voir les archers passer le pont. On vous a vus aller à Villeneuve, en revenir, cela suffit… Et savez-vous qui sont ces cavaliers qui vous ont à plusieurs reprises dépassés ? Des gens de Marigny l’archevêque, j’en jurerais. Ils grouillent dans les parages, en ce moment. Je n’arrive pas à comprendre au juste le travail qu’ils font, mais certainement pas le vôtre. 
  — Vous n’obtiendrez rien, Bouville et toi, reprit Boccace, en vous présentant de la part du roi de France, et vous risquez tout au plus quelque soir d’avaler un potage assaisonné de telle façon que vous ne vous réveillerez pas. Il n’est de recommandation pour l’heure auprès des cardinaux… auprès de quelques cardinaux !… que venant du roi de Naples. Vous arrivez de là-bas, m’as-tu dit ? 
  — Tout droit, répondit Guccio, et nous avons même les bénédictions de la reine Marie de Hongrie pour voir le cardinal Duèze. 
  — Eh ! Que ne le disais-tu ? Nous ne connaissons que lui ! Il est notre client depuis vingt ans. Étrange personne, d’ailleurs, que ce Monseigneur Duèze. Il semblait fort bien placé, à Carpentras, pour être fait pape. 
  — Alors que ne l’a-t-on laissé élire ? Il est français. — Il est né français ; mais il a été chancelier de Naples, et c’est pourquoi Marigny n’en veut pas. Je puis te le faire rencontrer quand tu veux, demain si cela te plaît. 
  — Tu sais donc où le trouver ? 
  — Il n’a jamais bougé d’ici, dit Boccace en riant. Rentre à ton logis, et je te donnerai nouvelles avant la nuit. Et si vous disposez d’un peu de monnaie, comme tu me le dis, l’entrevue n’en sera que facilitée. Car le bon cardinal est souvent à court et nous doit assez gros. 
  Trois heures plus tard, le signor Boccace frappait à la porte de la maison où était installé Bouville. Il apportait de bonnes informations. Le cardinal Duèze irait le lendemain, vers la neuvième heure, faire une promenade de santé, à une lieue au nord d’Avignon, en un endroit nommé le Pontet, à cause d’un petit pont qui se trouvait là. Le cardinal accepterait de rencontrer tout à fait par hasard le seigneur de Bouville si celui-ci venait à passer dans les parages, à condition qu’il ne fût pas accompagné de plus de six hommes. Les escortes devraient rester de part et d’autre d’un grand champ, tandis que Duèze et Bouville s’entretiendraient au milieu, loin de tout regard et de toute oreille. Le cardinal de curie s’entendait à organiser le mystère. 
  — Guccio, mon enfant, vous me sauvez, et je me souviendrai toujours de vous en savoir gré, dit Bouville dont la santé, avec l’espérance revenue, s’améliorait un peu. 
  Le lendemain matin donc, Bouville, flanqué de Guccio, du signor Boccace et de quatre écuyers, se rendit au Pontet. L’air était fort brumeux, effaçant les contours et les sons, et l’endroit désert à souhait. Messire de Bouville avait revêtu trois manteaux. On attendit un long moment. Enfin, un petit groupe de cavaliers surgit du brouillard, entourant un jeune homme qui chevauchait une mule blanche et qui descendit lestement de sa monture. Il portait une chape sombre sous laquelle se devinaient des vêtements rouges, et avait la tête couverte d’un bonnet fourré à oreillettes. Il avança d’un pas vif, presque sautillant, dans l’herbe gelée, et l’on vit alors que ce jeune homme était bien le cardinal Duèze, et que Son Adolescence avait soixante-dix ans. Seul son visage, creux de joues, creux de tempes, avec des sourcils blancs sur une peau sèche, avouait son âge ; mais ses yeux avaient gardé la vivacité attentive de la jeunesse. Bouville se mit en marche lui aussi et rejoignit le cardinal auprès d’une murette. 
  Les deux hommes demeurèrent un instant à s’observer, mutuellement déroutés par leur apparence. Bouville, avec son respect inné de l’Église, s’attendait à voir un prélat plein de majesté, un peu onctueux, et non ce farfadet sautant dans le brouillard. Le cardinal de curie, qui croyait qu’on lui avait dépêché un capitaine de guerre de l’espèce Nogaret ou Bertrand de Got, considérait ce gros homme couvert comme un oignon et qui se mouchait avec fracas. 
  Ce fut le cardinal qui attaqua. Sa voix ne pouvait que surprendre qui ne l’avait pas encore entendue. Voilée comme un tambour funèbre, tout à la fois vive, rapide et étouffée, elle ne semblait pas sortir de lui, mais de quelqu’un d’autre qui se fût trouvé dans les parages et qu’on cherchait instinctivement. 
   — Vous venez donc, messire de Bouville, de la part du roi Robert de Naples, qui me fait l’honneur de sa chrétienne confiance. Le roi de Naples… le roi de Naples, répéta-t-il. C’est fort bien. Mais vous êtes aussi envoyé du roi de France. Vous étiez grand chambellan du roi Philippe, qui ne m’aimait guère… je ne sais trop pourquoi d’ailleurs, car j’avais agi à sa convenance lors du concile de Vienne, pour faire supprimer les Templiers. 
  Bouville comprit que l’entretien allait prendre un vrai tour politique, et se sentit, les pieds dans un champ de Provence, comme si on l’interpellait au Conseil étroit. Il bénit sa mémoire de lui fournir un argument de réponse. 
  — Il me paraît, Monseigneur, que vous vous étiez opposé à ce qu’on décrétât d’hérésie le pape Boniface ; et le roi Philippe ne l’avait pas oublié. 
  — Messire, en vérité, c’était trop me demander. Les rois ne se rendent point compte de ce qu’ils exigent. Quand on appartient au collège dans lequel se recrutent les papes, on répugne à créer de tels précédents. Un roi, lorsqu’il monte au trône, ne fait point proclamer que son père était traître, adultère et pillard, bien que ce soit souvent le cas. Le pape Boniface est mort fou, nous le savons, en refusant les sacrements et en proférant d’horribles blasphèmes. Mais il avait perdu l’esprit parce qu’on l’avait souffleté sur son trône. Qu’aurait gagné l’Église à étaler cette honte ? Quant aux bulles publiées par Boniface avant qu’il fût fou, elles présentaient, pour toute hérésie, de déplaire au roi de France. Or en telle matière, le jugement appartient au pape plutôt qu’au roi. Et Clément V, mon vénéré bienfaiteur… Vous savez que je lui dois d’être le peu que je suis… le pape Clément était de cet avis. Monseigneur de Marigny non plus ne m’aime guère ; il a tout fait pour s’opposer à moi, depuis que le trône de saint Pierre est vacant. Alors je ne comprends point ! Pourquoi souhaitez-vous me voir ? Marigny est-il encore aussi puissant en France, ou bien feint-il de l’être encore ? On affirme qu’il ne commande plus, et tout continue pourtant à lui obéir.   
  Étrange homme que ce cardinal qui accumulait les ruses pour éviter un ambassadeur, puis pour le rencontrer, et, dès le premier instant, entrait dans le vif des choses comme s’il connaissait de toujours son interlocuteur. 
  — La vérité, Monseigneur, répondit Bouville qui ne voulait pas engager le débat sur Marigny, la vérité est que je viens vous exprimer le souhait du roi Louis, et celui de Monseigneur de Valois, d’avoir un pape au plus tôt. 
  Les blancs sourcils du cardinal se levèrent. 
  — Le beau désir quand on m’empêche, par cautèle, par argent ou par force, d’être élu depuis neuf mois ! Non que je m’estime digne d’une si haute mission… mais qui l’est, je vous le demande ?… ni que je sois plus avide qu’un autre d’une tiare dont je sais bien le poids. L’évêché d’Avignon m’occupe suffisamment, et aussi les traités auxquels je consacre toutes mes ressources de temps. J’ai entrepris un Thésaurus pauperum, un Art transmutatoire sur les recettes d’alchimie, et aussi un Élixir des Philosophes qui sont fort avancés et que je voudrais bien voir achevés avant que de mourir… A-t-on changé de décision à Paris en ce qui me regarde ? Est-ce moi maintenant que l’on souhaite pour pape ? 
  Bouville constata en cet instant que les instructions de Monseigneur de Valois étaient, comme toujours, aussi impératives que vagues. On lui avait dit : « Un pape. » 
  — Mais certes, Monseigneur, répondit-il mollement. Pourquoi pas vous ? 
  — Alors, c’est qu’on a quelque grave chose à me demander… je veux dire : à obtenir de qui sera élu. Quel service attend-on ? 
  — Il se trouve, Monseigneur, que le roi est en besoin de faire annuler son mariage… 
  — … pour pouvoir se remarier avec Madame Clémence de Hongrie ? dit le cardinal. 
  — Vous savez donc le projet ? — N’avez-vous pas séjourné trois grandes semaines à Naples, et n’apportez-vous pas un portrait de Madame Clémence ? 
  — Je vous vois bien renseigné, Monseigneur. 
  Le cardinal ne répondit pas et se mit à observer le ciel comme s’il y regardait passer des anges. 
  — Annuler… dit-il de sa voix feutrée qui se dissolvait dans le brouillard. Certes on peut toujours annuler. Les portes de l’église étaient-elles bien ouvertes le jour du mariage ? Vous y assistiez… et vous ne vous souvenez pas. Il se peut que d’autres se rappellent qu’elles aient été par mégarde fermées. Votre roi est cousin bien proche de son épouse ! On a peut-être omis de demander la dispense. On pourrait démarier à peu près tous les princes d’Europe pour ce motif ; ils sont cousins de tous les côtés, et il n’est que de voir les produits de leurs unions pour s’en rendre compte. Celui-ci boite, cet autre est sourd, tel encore s’évertue sans succès à l’œuvre de chair. S’il ne se glissait de temps à autre parmi eux quelque péché ou quelque mésalliance, on les verrait bientôt s’éteindre de scrofule et de langueur. 
  — La famille de France, répondit Bouville blessé, se porte fort bien, et nos princes du sang sont robustes comme des charrons. 
  — Oui, oui… mais quand la maladie ne les prend pas au corps, elle les prend à la tête. Et puis les enfants y meurent beaucoup en bas âge… Non, vraiment, je ne suis point pressé d’être pape. 
   — Mais si vous le deveniez, Monseigneur, dit Bouville tâchant à reprendre le fil, l’annulation vous semblerait-elle chose possible… avant l’été ? 
   — Annuler est moins difficile, dit amèrement Jacques Duèze, que de retrouver les voix qu’on m’a fait perdre. 
   L’entretien tournait en rond. Bouville, apercevant ses hommes qui battaient la semelle au bout du champ, regrettait de ne pouvoir appeler Guccio, ou bien ce signor Boccace qui semblait si habile. La brume était moins dense et laissait deviner, très pâle, la présence du soleil. Un jour sans vent. Bouville appréciait ce répit ; mais il était las de se tenir debout et ses trois manteaux commençaient à lui peser. Il s’assit machinalement sur la murette, faite de pierres plates superposées, et demanda : 
  — Enfin, Monseigneur, à quel point en est le conclave ? 
  — Le conclave ? Mais il n’y en a point. Le cardinal d’Albano… 
  — Vous voulez parler de messire Arnaud d’Auch, qui vint à Paris l’an dernier… 
  — … en tant que légat, pour condamner le grand-maître du Temple. C’est cela même. Étant cardinal camerlingue, c’est à lui de nous réunir ; or il s’arrange pour n’en rien faire depuis que messire de Marigny, dont il passe pour être la créature, le lui a interdit. 
   — Mais si, à la parfin… 
  À ce moment, Bouville se rendit compte qu’il était assis, alors que le prélat demeurait debout, et il se releva brusquement en s’excusant. 
  — Non, non, messire, je vous prie…, dit Duèze en le forçant à se rasseoir. 
  Et il vint lui-même, d’un geste léger, se poser sur la murette. 
  — Si le conclave était enfin réuni, reprit Bouville, à quoi arriverait-on ? 
  — À rien. Ceci est fort simple à comprendre. 
  Fort simple, assurément, pour le cardinal qui, comme tout candidat à une élection, reprenait chaque jour le compte des suffrages éventuels ; moins simple pour Bouville qui eut quelque mal à entendre la suite, toujours débitée de la même voix de confessionnal. 
  — Le pape doit être élu aux deux tiers des votants. Nous sommes vingt-trois : quinze Français et huit Italiens. De ces huit, cinq sont pour le cardinal Caëtani, neveu de Boniface… irréductibles. Nous ne les aurons jamais pour nous. Ils veulent venger Boniface, haïssent la couronne de France et tous ceux qui, directement ou à travers le pape Clément, mon vénéré bienfaiteur, l’ont pu servir. 
  — Et les trois autres ? 
  — … haïssent Caëtani ; il s’agit des deux Colonna et de l’Orsini. Rivalités ancestrales. Aucun de ces trois n’ayant lieu d’espérer pour soi, ils me sont favorables dans la mesure où je fais obstacle à Francesco Caëtani ; à moins que… à moins qu’on ne leur promette de ramener le Saint-Siège à Rome, ce qui pourrait remettre un instant tous les Italiens d’accord, quitte ensuite à les faire s’assassiner entre eux. 
  — Et les quinze Français ? 
  — Ah ! Si les Français votaient ensemble, vous auriez un pape depuis beau temps ! Au début, six m’étaient acquis, envers lesquels le roi de Naples, par mon entremise, s’était montré généreux. 
  — Six Français, compta Bouville, et trois Italiens cela nous fait neuf. 
  — Eh oui, messire… Cela fait neuf, et il nous faut seize voix pour avoir le compte. Notez que les neuf autres Français ne sont pas assez nombreux non plus pour avoir tel pape que voudrait Marigny. 
  — Il s’agit donc de vous gagner sept voix. Pensez-vous que certaines puissent être obtenues par argent ? J’ai moyen de vous laisser quelques fonds. Combien comptez-vous par cardinal ? 
   Bouville crut avoir amené la chose fort habilement. À sa surprise, Duèze ne parut pas bondir sur la proposition. 
  — Je ne crois pas, répondit-il, que les cardinaux français qui nous manquent soient sensibles à l’argument. Ce n’est point que l’honnêteté soit chez tous la majeure vertu, ni qu’ils vivent dans l’austérité ; mais la peur que leur inspire messire de Marigny l’emporte pour le moment sur l’attrait des biens de ce monde. Les Italiens sont plus âpres, mais la haine leur tient lieu de conscience. 
  — Ainsi, dit Bouville, tout repose donc sur Marigny et sur le pouvoir qu’il a auprès de neuf cardinaux français ? 
  — Tout dépend de cela, messire, aujourd’hui… Demain cela peut dépendre d’autre chose. Combien d’or pouvez-vous me remettre ? 
  Bouville écarquilla les yeux. 
  — Mais vous venez de me dire, Monseigneur, que cet or ne pouvait vous servir de rien ! 
  — C’est mal m’avoir compris, messire. Cet or ne peut point m’aider à conquérir de nouveaux partisans, mais il me serait fort nécessaire pour garder ceux que j’ai et auxquels, tant que je ne suis point élu, je ne puis donner de bénéfices. La belle affaire si, quand vous m’aurez trouvé les voix qui me manquent, j’avais perdu entre temps celles qui me soutiennent ! 
  — De quelle somme souhaitez-vous disposer ? 
  — Si le roi de France est assez riche que de me fournir six mille livres, je me charge de les bien employer. 
  À ce moment, Bouville eut à nouveau besoin de se moucher. L’autre prit cela pour une finesse et craignit d’avoir avancé un chiffre trop élevé. Ce fut le seul point que marqua Bouville dans tout l’entretien. 
  — Même avec cinq mille, chuchota Duèze, je serai en mesure de faire face… pour un temps. 
  Il savait déjà que cet or pour la plus grande part ne quitterait point sa bourse, ou plutôt servirait à étouffer ses dettes. 
  — La somme, dit Bouville, vous sera remise par les Bardi. 
  — Qu’ils la gardent en dépôt, répondit le cardinal ; j’ai un compte chez eux. J’y puiserai selon les besoins. 
  Après quoi il se montra soudain pressé de remonter sur sa mule, assura Bouville qu’il ne manquerait point de prier pour lui et qu’il aurait plaisir à le revoir. Il tendit au gros homme son anneau à baiser, et puis s’en repartit, sautillant dans l’herbe, comme il était venu. « Le curieux pape que nous aurons là, qui s’occupe d’alchimie autant que d’Église, pensait Bouville en le regardant s’éloigner ; était-il bien fait pour l’état qu’il a choisi ? » Bouville, au demeurant, n’était pas trop mécontent de soi. On l’avait chargé de voir les cardinaux ? Il était arrivé à en approcher un… De trouver un pape ? Ce Duèze paraissait ne pas demander mieux que de l’être… De distribuer de l’or ? C’était chose faite. 
  Quand Bouville eut rejoint Guccio et lui eut rapporté d’un air satisfait les résultats de son entrevue, le neveu de Tolomei s’écria : 
  — Ainsi, messire Hugues, vous êtes donc parvenu à acheter fort cher le seul cardinal qui fût déjà pour nous ! 
  Et l’or que les Bardi de Naples avaient, par Tolomei, prêté au roi de France, retourna aux Bardi d’Avignon pour les rembourser de ce qu’ils avaient prêté au candidat du roi de Naples.

Demain chapitre 7 - Un quitus en échange d'un pontife. 

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