La
femme, belle, encore, remontait le quai de la gare de Lyon le long du
PLM de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits à destination de
la Riviéra française. Un compartiment était réservé à son nom
dans la voiture n°3. Sa démarche était souple comme celle d'une
danseuse et elle avait un port de reine. Danseuse elle l'avait été
sur toutes les scènes importantes du monde. Et reine? C'était ses
amants, empereurs, rois, princes, sultans, pachas, présidents,
capitaines d'industrie ou simples hommes transis d'amour qui
l'avaient faite telle.
Ce
6 octobre 1915, il était 18h et elle quittait Paris. Oh, elle
n'avait pas peur de la guerre. Après l'alerte de la Marne l'année
dernière, le front s'était déplacé sur la Somme. Et elle avait eu
trop de militaires à sa botte pour les craindre. D'ailleurs ni le
Kaiser ni son royal cousin anglais Teddy n'aurait supporté que le
moindre mal lui soit fait. Qu'ils se fussent rencontrés dans sa
ruelle aurait provoqué un incident diplomatique aussi grave que
celui de Fachoda. Cela faillit se produire une fois. L'un sortit côté
cour tandis que l'autre entrait côté jardin. Ils le savaient et
l'un et l'autre mais n'en parlèrent jamais. Empereur ou roi, ils
acceptaient facilement de perdre une bataille, mais rentrer le
deuxième dans un lit encore chaud!!! Ca jamais!!! Les hommes ont de
ces vanités! S'ils savaient!!! Mais l'intelligence des femmes a été
de ne jamais le leur dire! Et puis il y avait ce bon Aristide.
Peut-être le seul qu'elle eût un peu aimé. Lui aussi l'aurait
protégée. N'était-il pas président du Conseil? Et en plus de la
désirer, il l'aimait. Mais elle plus que les hommes elle aimait le
plaisir, plus que le plaisir les plaisirs, les calèches, les robes,
les hôtels particuliers, les bijoux, l'argent et surtout dominer ces
hommes comme pour les punir de ce qu'ils lui avaient fait, de ce que
lui avait fait un homme quand elle avait onze ans.
Dès
le début de la guerre elle avait fait une tournée dans le cadre du
''Théâtre aux armées'' pour soutenir le moral de troupes. Ce
qu'elle avait vu l'avait horrifié. Les tranchées, la boue, les
morts, les blessés, les hommes hagards à qui on donnait pour un
soir du vin et l'illusion du plaisir pour les renvoyer le lendemain à
la boucherie. Elle ne voulait plus voir ça, entendre parler de ça!
Egoïste? Oui! Et alors! Ce n'était pas son monde cela. Son monde
d'ailleurs mourrait en même temps que ces pauvres gens. Rien ne
serait plus jamais comme avant. C'était cela qu'elle fuyait, pas la
guerre. Elle était riche. Elle avait 47 ans (elle ignorait qu'elle
allait vivre encore un demi-siècle), et le temps de sa splendeur
était passé même si elle était encore au sommet de sa gloire.
Elle n'avait jamais eu besoin de s'affubler de noms ronflants comme
ces Liane de P., Emilienne d'A., Cléo de M. Elle, elle avait gardé
son nom, francisant juste son prénom, Caroline. Mais pour tous elle
était, simplement, superbement, orgueilleusement la Belle O.
Elle
approchait de son wagon. Sa tenue de voyage était simple. Un
ensemble de Paul Poiret dans un tissu dessiné par Dufy, un manteau
3/4 avec un col de fourrure et un de ces nouveaux chapeaux mis à la
mode par Gabrielle Chanel. Un porteur poussait derrière elle un
chariot avec trois valises et deux sacs Hermès, son nécessaire pour
son voyage. Deux malles Vuitton étaient déjà dans le wagon des
bagages. Le reste suivrait par la route dès qu'elle aurait une
adresse. Arrivée elle tendit son billet de voyage au conducteur
attaché à sa voiture. ''Bonsoir madame, bienvenue à bord du
Paris-Lyon- Méditerranée''. Et bien qu'il soit tenu à la même
impassibilité que les horse guards de sa Majesté, le sourire
qu'elle lui rendît le fit chanceler. Elle prit appui sur son bras
pour monter le petit escabeau et les trois marches du wagon.
Celui-ci
contenait 10 compartiments dont 6 étaient jumelables en suite. Elle
en avait réservé une. Au milieu de la voiture bien sûr, à cause
des essieux. Cette suite se composait d'un salon-fumoir avec un large
canapé, deux fauteuils, une table, un petit bar et d'un placard
encastré. Deux grandes baies ouvraient sur l'extérieur. Le second
compartiment de la suite était à l'identique mais transformé en
chambre à coucher. Le tout était complété par un cabinet de
toilette. Les tons chauds de la moquette, du tissu des fauteuils,
étaient assortis à la marqueterie, à l'acajou du bois et au cuivre
de la paumellerie et des boutons de porte. Le porteur déposa les
valises. Le conducteur le paya discrètement.
''
Nous partons à 19h40 et serons à Monte-Carlo demain à 15h30. A
quelle heure souhaitez-vous être réveillée demain matin?
Prendrez-vous votre petit déjeuner dans votre compartiment ou au
wagon-restaurant? Je vous envoie une femme de chambre pour vous aider
à défaire votre valise. N'hésitez pas à faire appel à moi si
vous avez besoin de quoique ce soit.''
''Je
vous remercie. Pouvez-vous me réserver une table au restaurant pour
21h je vous prie,''
''Ce
sera fait madame.''
En
attendant l'arrivée de la femme de chambre, elle jeta un coup d'œil
par la vitre. La nuit était presque tombée. Le quai s'était rempli
de voyageurs. Le train serait plein. Elle n'avait pas souhaité que
quiconque l'accompagnât et probablement que peu se seraient
proposés. Elle avait tenu son départ aussi secret que possible dans
la crainte des journalistes.
La
femme de chambre l'aida à défaire une valise. Elle en sortit une
robe. Elle en avait choisi une pour ce soir qui ne nécessitait pas
trop l'assistance d'une habilleuse. A la guerre comme à la guerre.
''Pouvez-vous
lui donner un petit coup de fer?''. '' Vous l'aurez dans une heure
madame''
Il
était 18h. Elle passa l'heure suivante à ranger ses affaires et à
se préparer un visage convenable dans le miroir du cabinet de
toilette. Trois légers coups à la porte: ''Femme de chambre,
madame''. ''Entrez et déposez la robe dans le placard.''
A
19h40 précises, sifflement de la vapeur, cadence des pistons, le
train se mit en mouvement. Sa résolution prise quelques mois plus
tôt se réalisait. Elle eût un léger pincement au cœur. Passager,
très passager. Les regrets n'étaient pas son genre.
A
20h30 elle entrait dans le wagon bar déjà bien rempli. Le brouhaha
des conversations baissa d'un ton. La nouvelle de sa présence à
bord du train s'était répandue comme une trainée de poudre. Elle
portait un cafetan gris perle de Poiret, aux manches longues légèrement
bouffantes et resserrées aux poignets. Un seul bijou. Un
rubis serti sur une broche de diamants au-dessus de son sein gauche.
Un turban de velours noir surmonté d'une petite aigrette enserrait
ses cheveux. Ses ongles étaient du même rouge que le rubis. Elle
s'assit et demanda une coupe de Roederer Cristal. Elle sentait sur
elle le regard des autres. Dans celui des femmes elle ne voyait ni
jalousie, ni haine. Simplement ''Ainsi c'est elle!'' Chez les hommes
aussi ''Ainsi c'est elle'', mais avec cette lueur de désir et
surtout de lubricité qu'elle ne supportait plus.Demain Caroline O. - II - Le wagon - restaurant
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