lundi 24 septembre 2018

Caroline O.- I - Le Train Bleu


La femme, belle, encore, remontait le quai de la gare de Lyon le long du PLM de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits à destination de la Riviéra française. Un compartiment était réservé à son nom dans la voiture n°3. Sa démarche était souple comme celle d'une danseuse et elle avait un port de reine. Danseuse elle l'avait été sur toutes les scènes importantes du monde. Et reine? C'était ses amants, empereurs, rois, princes, sultans, pachas, présidents, capitaines d'industrie ou simples hommes transis d'amour qui l'avaient faite telle.
Ce 6 octobre 1915, il était 18h et elle quittait Paris. Oh, elle n'avait pas peur de la guerre. Après l'alerte de la Marne l'année dernière, le front s'était déplacé sur la Somme. Et elle avait eu trop de militaires à sa botte pour les craindre. D'ailleurs ni le Kaiser ni son royal cousin anglais Teddy n'aurait supporté que le moindre mal lui soit fait. Qu'ils se fussent rencontrés dans sa ruelle aurait provoqué un incident diplomatique aussi grave que celui de Fachoda. Cela faillit se produire une fois. L'un sortit côté cour tandis que l'autre entrait côté jardin. Ils le savaient et l'un et l'autre mais n'en parlèrent jamais. Empereur ou roi, ils acceptaient facilement de perdre une bataille, mais rentrer le deuxième dans un lit encore chaud!!! Ca jamais!!! Les hommes ont de ces vanités! S'ils savaient!!! Mais l'intelligence des femmes a été de ne jamais le leur dire! Et puis il y avait ce bon Aristide. Peut-être le seul qu'elle eût un peu aimé. Lui aussi l'aurait protégée. N'était-il pas président du Conseil? Et en plus de la désirer, il l'aimait. Mais elle plus que les hommes elle aimait le plaisir, plus que le plaisir les plaisirs, les calèches, les robes, les hôtels particuliers, les bijoux, l'argent et surtout dominer ces hommes comme pour les punir de ce qu'ils lui avaient fait, de ce que lui avait fait un homme quand elle avait onze ans.
Dès le début de la guerre elle avait fait une tournée dans le cadre du ''Théâtre aux armées'' pour soutenir le moral de troupes. Ce qu'elle avait vu l'avait horrifié. Les tranchées, la boue, les morts, les blessés, les hommes hagards à qui on donnait pour un soir du vin et l'illusion du plaisir pour les renvoyer le lendemain à la boucherie. Elle ne voulait plus voir ça, entendre parler de ça! Egoïste? Oui! Et alors! Ce n'était pas son monde cela. Son monde d'ailleurs mourrait en même temps que ces pauvres gens. Rien ne serait plus jamais comme avant. C'était cela qu'elle fuyait, pas la guerre. Elle était riche. Elle avait 47 ans (elle ignorait qu'elle allait vivre encore un demi-siècle), et le temps de sa splendeur était passé même si elle était encore au sommet de sa gloire. Elle n'avait jamais eu besoin de s'affubler de noms ronflants comme ces Liane de P., Emilienne d'A., Cléo de M. Elle, elle avait gardé son nom, francisant juste son prénom, Caroline. Mais pour tous elle était, simplement, superbement, orgueilleusement la Belle O.
Elle approchait de son wagon. Sa tenue de voyage était simple. Un ensemble de Paul Poiret dans un tissu dessiné par Dufy, un manteau 3/4 avec un col de fourrure et un de ces nouveaux chapeaux mis à la mode par Gabrielle Chanel. Un porteur poussait derrière elle un chariot avec trois valises et deux sacs Hermès, son nécessaire pour son voyage. Deux malles Vuitton étaient déjà dans le wagon des bagages. Le reste suivrait par la route dès qu'elle aurait une adresse. Arrivée elle tendit son billet de voyage au conducteur attaché à sa voiture. ''Bonsoir madame, bienvenue à bord du Paris-Lyon- Méditerranée''. Et bien qu'il soit tenu à la même impassibilité que les horse guards de sa Majesté, le sourire qu'elle lui rendît le fit chanceler. Elle prit appui sur son bras pour monter le petit escabeau et les trois marches du wagon.
Celui-ci contenait 10 compartiments dont 6 étaient jumelables en suite. Elle en avait réservé une. Au milieu de la voiture bien sûr, à cause des essieux. Cette suite se composait d'un salon-fumoir avec un large canapé, deux fauteuils, une table, un petit bar et d'un placard encastré. Deux grandes baies ouvraient sur l'extérieur. Le second compartiment de la suite était à l'identique mais transformé en chambre à coucher. Le tout était complété par un cabinet de toilette. Les tons chauds de la moquette, du tissu des fauteuils, étaient assortis à la marqueterie, à l'acajou du bois et au cuivre de la paumellerie et des boutons de porte. Le porteur déposa les valises. Le conducteur le paya discrètement.
'' Nous partons à 19h40 et serons à Monte-Carlo demain à 15h30. A quelle heure souhaitez-vous être réveillée demain matin? Prendrez-vous votre petit déjeuner dans votre compartiment ou au wagon-restaurant? Je vous envoie une femme de chambre pour vous aider à défaire votre valise. N'hésitez pas à faire appel à moi si vous avez besoin de quoique ce soit.''
''Je vous remercie. Pouvez-vous me réserver une table au restaurant pour 21h je vous prie,''
''Ce sera fait madame.''
En attendant l'arrivée de la femme de chambre, elle jeta un coup d'œil par la vitre. La nuit était presque tombée. Le quai s'était rempli de voyageurs. Le train serait plein. Elle n'avait pas souhaité que quiconque l'accompagnât et probablement que peu se seraient proposés. Elle avait tenu son départ aussi secret que possible dans la crainte des journalistes.
La femme de chambre l'aida à défaire une valise. Elle en sortit une robe. Elle en avait choisi une pour ce soir qui ne nécessitait pas trop l'assistance d'une habilleuse. A la guerre comme à la guerre.
''Pouvez-vous lui donner un petit coup de fer?''. '' Vous l'aurez dans une heure madame''
Il était 18h. Elle passa l'heure suivante à ranger ses affaires et à se préparer un visage convenable dans le miroir du cabinet de toilette. Trois légers coups à la porte: ''Femme de chambre, madame''. ''Entrez et déposez la robe dans le placard.''
A 19h40 précises, sifflement de la vapeur, cadence des pistons, le train se mit en mouvement. Sa résolution prise quelques mois plus tôt se réalisait. Elle eût un léger pincement au cœur. Passager, très passager. Les regrets n'étaient pas son genre.
A 20h30 elle entrait dans le wagon bar déjà bien rempli. Le brouhaha des conversations baissa d'un ton. La nouvelle de sa présence à bord du train s'était répandue comme une trainée de poudre. Elle portait un cafetan gris perle de Poiret, aux manches longues légèrement bouffantes et resserrées aux poignets. Un seul bijou. Un rubis serti sur une broche de diamants au-dessus de son sein gauche. Un turban de velours noir surmonté d'une petite aigrette enserrait ses cheveux. Ses ongles étaient du même rouge que le rubis. Elle s'assit et demanda une coupe de Roederer Cristal. Elle sentait sur elle le regard des autres. Dans celui des femmes elle ne voyait ni jalousie, ni haine. Simplement ''Ainsi c'est elle!'' Chez les hommes aussi ''Ainsi c'est elle'', mais avec cette lueur de désir et surtout de lubricité qu'elle ne supportait plus.
Demain Caroline O. - II - Le wagon - restaurant

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